Chapitre 1.

Quand nous disons que la révolution sociale doit se faire par l’affranchissement des Communes, et que ce sont les Communes, absolument indépendantes, affranchies de la tutelle de l’État, qui pourront seules nous donner le milieu nécessaire à la révolution et le moyen de l’accomplir, on nous reproche de vouloir rappeler à la vie une forme de la société qui s’est déjà survécue, qui a fait son temps.

« Mais, la Commune - nous dit-on - est un fait d’autrefois ! En cherchant à détruire l’État et à mettre à sa place les Communes libres, vous tournez vos regards vers le passé : vous voulez nous ramener en plein moyen-âge, rallumer les guerres antiques entre elles, et détruire les unités nationales, si péniblement conquises dans le cours de l’histoire ! »

Eh bien, examinons cette critique.

Constatons d’abord que cette comparaison avec le passé n’a qu’une valeur relative.

Si, en effet, la Commune voulue par nous n’était réellement qu’un retour vers la Commune du moyen-âge, ne faudrait-il pas reconnaître que la Commune, aujourd’hui, ne peut revêtir les formes qu’elle prenait il y a sept siècles ? Or, n’est-il pas évident que, s’établissant de nos jours, dans notre siècle de chemins de fer et de télégraphes, de science cosmopolite et de recherche de la vérité pure, la Commune aurait eu une organisation si différente de celle qu’elle a eue au douzième siècle, que nous serions en présence d’un fait absolument nouveau, placé dans des conditions nouvelles et qui nécessairement amènerait des conséquences absolument différentes ?

En outre, nos adversaires, les défenseurs de l’État, sous des formes diverses, devraient bien se souvenir que nous pouvons leur faire une objection absolument semblable à la leur.

Nous aussi, nous pouvons leur dire, et à plus forte raison, que ce sont eux qui ont leur regard tourné vers le passé, puisque l’État est une forme tout aussi ancienne que la Commune.

Seulement  il y a cette différence : tandis que l’État nous représente dans l’histoire la négation de toute liberté, l’absolutisme et l’arbitraire, la ruine de ses sujets, l’échafaud et la torture, c’est précisément dans l’affranchissement des Communes contre les États que nous retrouvons les plus belles pages de l’histoire. Certes, en nous transportant vers le passé, ce ne sera pas vers un Louis XI, vers un Louis XV, ou vers Catherine II que nous porterons nos regards : ce sera plutôt sur les communes ou républiques d’Amalfi et de Florence, vers celles de Toulouse et de Laon, vers Liège et Courtrai, Augsbourg et Nuremberg, vers Pskov et Novgorod.

Il ne s’agit donc pas de se payer de mots et de sophisme : il importe d’étudier, d’analyser de près et de ne pas imiter M. de Laveleye et ses élèves zélés qui se bornent à nous dire : « Mais la commune, c’est le moyen âge ! En conséquence elle est condamnée. » - « L’État, c’est tout un passé de méfaits, répondrions-nous ; donc, il est condamné à plus forte raison ! »

Entre la commune du moyen âge et celle qui peut s’établir aujourd’hui, et probablement s’établira bientôt, il y aura des différences essentielles : tout un abîme creusé par cinq ou six siècles de développement de l’humanité et de rudes expériences.

Examinons les principales.

Quel est le but capital de cette « conjuration » ou « communion » que font au douzième siècle les bourgeois de telle cité ?

Certes, il est bien restreint. Le but est de s’affranchir du seigneur.

Les habitants, marchands et artisans, se réunissent et jurent de ne pas permettre à « qui que ce soit de faire tort à l’un d’entre eux et de le traiter désormais en serf. » ; c’est contre ses anciens maîtres que la Commune se lève en armes. « Commune, - dit un auteur du douzième siècle, cité par Augustin Thierry, - est un mot nouveau et détestable, et voici ce qu’on entend par ce mot : les gens taillables ne payent plus qu’une fois par an à leur seigneur la rente qu’ils lui doivent. S’ils commettent quelque délit, ils en sont quittes pour une amende légalement fixée ; et quant aux levées d’argent qu’on a coutume d’infliger aux serfs, ils en sont entièrement exempts. »

C’est donc bien réellement contre le seigneur que se soulève la Commune du moyen-âge.

C’est de l’État que la Commune d’aujourd’hui cherchera à s’affranchir. Différence essentielle, puisque souvenons-nous en - ce fut bien l’État, représenté par le roi, qui, plus tard, s’apercevant que les Communes voulaient faire acte d’indépendance vis-à-vis du seigneur, envoya ses armées pour « châtier », comme dit la chronique, « la forsennerie de ces musards qui, pour la raison de la Commune, faisaient mine de rebeller et dresser contre la couronne. »

La Commune de demain saura qu’elle ne peut admettre de supérieur ; qu’au-dessus d’elle il ne peut y avoir que les intérêts de la Fédération, librement consentie par elle-même avec d’autres Communes.

Elle sait qu’il ne peut y avoir de terme moyen : ou bien la Commune sera absolument libre de se donner toutes les institutions qu’elle voudra et de faire toutes les réformes et révolutions qu’elle trouvera nécessaires, ou bien elle restera ce qu’elle a été jusqu’aujourd’hui une simple succursale de l’État, enchaînée dans tous ses mouvements, toujours sur le point d’entrer en conflit avec l’État, et sûre de succomber dans la lutte qui s’en suivrait.

Elle sait qu’elle doit briser l’État et le remplacer par la Fédération, et elle agira en conséquence.

Plus que cela, elle en aura les moyens. Aujourd’hui ce ne sont plus de petites villes seulement qui lèvent le drapeau de l’insurrection communale. C’est Paris, c’est Lyon, c’est Marseille, c’est Carthagène, et bientôt ce seront toutes les grandes cités qui arboreront le même drapeau. Différence essentielle, s’il en fût.

En s’affranchissant du seigneur, la Commune du moyen âge ne s’affranchissait-elle aussi de ces riches bourgeois, qui, par la vente des marchandises et des capitaux, s’étaient conquis des richesses privées au sein de la cité ?

Point du tout ! Après avoir démoli les tours de son seigneur, l’habitant de la ville vit bientôt se dresser, dans la Commune même, des citadelles de riches marchands cherchant à le subjuguer, et l’histoire intérieure des Communes du moyen âge est celle d’une lutte acharnée entre les riches et les pauvres, lutte qui nécessairement finit par l’intervention du roi. L’aristocratie se développant de plus en plus au sein même de la Commune, le peuple, retombé vis-à-vis du riche seigneur de la ville haute dans la servitude qu’il subissait déjà de la part du seigneur du dehors, comprit qu’il n’avait plus rien à défendre dans la Commune ; il déserta les remparts qu’il avait dressés, et qui, par l’effet du régime individualiste, étaient devenus les boulevards d’un nouveau servage. N’ayant rien à perdre, il laissa les riches marchands se défendre eux-mêmes, et ceux-ci furent vaincus : efféminés par le luxe et les vices, sans soutien dans le peuple, ils durent bientôt céder aux sommations des hérauts du roi et leur remirent les clefs de leurs cités. En d’autres communes, ce furent les riches eux-mêmes qui ouvrirent les portes de leurs villes aux armées impériales, royales ou ducales, pour fuir la vengeance populaire, prête à tomber sur eux.

Mais la première préoccupation de la Commune du dix-neuvième siècle ne sera-t-elle pas de mettre fin à ces inégalités sociales, de s’emparer de tout le capital social accumulé dans son sein et de le mettre à la disposition de ceux qui veulent s’en servir pour produire et pour augmenter le bien-être général ?

FIN DE L’EXTRAIT

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