Préface des Éditions de Londres

« La Débâcle » est un roman d’Emile Zola publié en 1892. Il s’agit du dix-neuvième, donc de l’avant dernier volume des Rougon-Macquart. « La Débâcle », c’est la conclusion, à la fois terrible, et paradoxalement morale des Rougon-Macquart. Le Second Empire, c’est le Mal, la perversion, l’argent conjugué à l’envie sexuelle bestiale qui pervertit tout et dont le pendant, l’envers du décor, est la misère ouvrière. La défaite ahurissante face aux Prussiens, probablement la plus foudroyante de l’histoire de France (la seconde guerre mondiale, rappelons-le, ne s’arrêta pas avec Vichy, heureusement), c’est la juste rétribution de vingt ans de gabegie. C’est la réponse au coup d’Etat du 2 Décembre, c’est La curée dans l’autre sens.

Bref résumé de l’histoire

Tout commence le 6 Août 1870, à deux kilomètres de Mulhouse. Dès le début du très long roman, on sait que les choses vont mal. On apprend la défaite surprise de Wissembourg. Les deux personnages principaux se rencontrent : Jean Macquart, qui apparaissait dans La Terre, paysan plein de bon sens, et Maurice Levasseur, intellectuel idéaliste qui rêve de révolution. Ils se sauveront mutuellement la vie. A la fin, ils se retrouveront pendant la semaine sanglante qui met fin à La Commune, chacun dans un camp différent, Levasseur avec les Communards, et Jean, obéissant aux ordres avec les Versaillais. Jean tue Maurice (qu’il n’a pas reconnu) d’un coup de baïonnette puis découvre ce qu’il a fait. Jean envisageait d’épouser Henriette, la sœur de Levasseur, mais il y renonce, il quitte Paris, l’armée, se retire en Provence. A travers leur amitié et leur histoire, entrecoupée de considérations multiples, d’analyses sur les causes de la défaite par la voix d’autres protagonistes, d’implacables portraits de l’Empereur, soumis à l’Impératrice Eugénie, elle-même quasiment responsable d’un coup d’Etat « dans le coup d’Etat », et de l’abandon de la France, puis enfin avec la Commune, on a vraiment l’impression d’assister à la chronique d’un déclin terminal.

Un roman historique

« La Débâcle » est un tour de force. Zola commença à y travailler dès février-mars 1891. Son intention était claire : « Je veux surtout peindre cette terrible bataille de Sedan, une fresque immense, la pire des fatalités qui se soient abattues sur un peuple. » Il lut quantité de livres d’historiens, en rencontra, se rendit sur place, il rencontra même l’ancien premier ministre de Napoléon III, et très rapidement il décida de se concentrer sur l’odyssée de l’armée de Chalons, et plus précisément de son septième corps. Excessivement documenté, cet ouvrage reste une reconstitution historique étonnante, le plus grand des documents probablement pour qui s’intéresse à cette période, et à ses conséquences sur l’histoire de France.

Un roman moral ou moraliste ?

D’ailleurs, les raisons de la défaite, Zola les expose de façon assez claire : « l’Empire vieilli, acclamé encore au plébiscite, mais pourri à la base, ayant affaibli l’idée de patrie en détruisant la liberté, redevenu libéral trop tard et pour sa ruine, prêt à crouler dès qu’il ne satisferait plus les appétits de jouissances déchaînés par lui ; l’armée, certes, d’une admirable bravoure de race, toute chargée des lauriers de Crimée et d’Italie, seulement gâtée par le remplacement à prix d’argent, laissée dans sa routine de l’école d’Afrique, trop certaine de la victoire pour tenter le grand effort de la science nouvelle ; les généraux enfin, médiocres pour la plupart, dévorés de rivalités, quelques uns d’une ignorance stupéfiante, et l’empereur, souffrant et hésitant, trompé et se trompant, dans l’effroyable aventure qui commençait, où tous se jetaient en aveugles, sans préparation sérieuse, au milieu d’un effarement, d’une débandade de troupeau mené à l’abattoir. »

Pas grand-chose à ajouter. Si ce n’est l’étonnante préparation de l’armée prussienne, son utilisation de technologies nouvelles, et une vision de la guerre d’une grande modernité, quelques années après la première guerre de l’ère industrielle, la Guerre de Sécession. Malheureusement.

Puis c’est la Commune, dont Zola décrit ainsi les débuts : « C’était, d’ailleurs, l’anarchie absolue, la lutte des maires et du Comité central, les inutiles efforts de conciliation tentés par les premiers, tandis que l’autre, peu sûr d’avoir pour lui toute la garde nationale fédérée, continuait à ne revendiquer modestement que les libertés municipales. »

Et à la fois, une lueur d’espoir : « Alors, Jean eut une sensation extraordinaire. Il lui sembla, dans cette lente tombée du jour, au dessus de cette cité en flammes, qu’une aurore déjà se levait. C’était bien pourtant la fin de tout, un acharnement du destin, un amas de désastres tels, que jamais nation n’en avait subi d’aussi grands : les continuelles défaites, les provinces perdues, les milliards à payer, la plus effroyable des guerres civiles noyées sous le sang, des décombres et des morts à pleins quartiers, plus d’argent, plus d’honneur, tout un monde à reconstruire ! »

Comme on le voit, « La Débâcle » est bien un roman moral. Une morale finalement très française, qu explique le ralliement de nombreux français à l’idéologie du retour aux valeurs de Vichy : retour à la terre, famille, relation maîtrisée à l’argent, le retour aux sources par la destruction de Sodome et Gomorrhe, par le feu, et le renouveau des valeurs éternelles françaises, paysannes et raisonablement catholiques. C’est ça, la morale de « La Débâcle ». En cela, contrairement aux voix de droite qui le traînent dans la boue, Zola est un patriote. Il veut faire le bilan de la défaite et en tirer les enseignements. 

Les Rougon-Macquart, une œuvre politique ?

En revanche, s’il est un patriote, Zola n’est pas un homme de gauche. La France est assez unique sur l’échiquier politique européen, puisqu’à l’exception de l’héritage bonapartiste-gaulliste, c’est la gauche qui a le monopole de la morale, de la générosité, du progrès, et qui est culturellement installée du bon côté de l’histoire. Pour comprendre cela, il faut comprendre le grand retournement de l’image historique de la droite tout au cours de la Troisième République : Affaire Dreyfus, Maurras et tous ses amis, Vichy, et j’en passe…Impossible de comprendre l’immobilisme français sans comprendre le manque d’équilibre moral entre les deux factions en présence. Mais Zola n’est pas un homme de gauche. C’est le contempteur d’un système impérial qu’il exècre, responsable selon lui de tous les maux, le contempteur d’un système qui encourage le reflux de toutes les bassesses de l’âme humaine. Mais pas de velléité révolutionnaire, pas vraiment de veine réformiste chez Zola, pas même de critique déguisée de la Troisième République, mais plutôt un écrivain avide de confort matériel, éprouvant un vif besoin de reconnaissance, et féru de justice (d’où son rôle dans l’affaire Dreyfus). Un écrivain exceptionnel, et un homme juste, mais finalement assez normal. Et pourtant, historiquement, il est vu par la gauche comme l’un des leurs. C’est sûr que, lorsque l’on lit le discours de Barrès à l’Assemblée Nationale à la mort de Zola, où tout ce qu’il lui reproche, c’est d’avoir fait du tort à la France à l’étranger en peignant un tableau faussé de notre société, on a pitié pour la droite de l’époque, et on comprend bien le manque d’équilibre moral que nous évoquions. Ceci n’empêche pas que Zola n’est pas un homme de gauche. En revanche, Hugo, dont la veine romantique et le profond sens de la justice le pousseront à s’engager sur tous les combats sociaux de son temps, peine de mort, colonisation, condition ouvrière, suffrage censitaire, engagement pour la République, quel qu’ait été son positionnement sur l’échiquier politique de l’époque, nous semble beaucoup plus proche de l’homme de gauche. Or, Hugo n’est pas vu comme un homme de gauche. Car c’était un homme de droite. Mais une droite d’avant la refonte perceptuelle issue de la Troisième République, une droite assez proche des Liberal Democrats par exemple, avant tout libérale et humaniste. Et puis, il y a un autre problème, pour des raisons bien antérieures à la Troisième République, l’exil, en France, c’est mal vu. Ce que d’autres peuples voient comme un acte de courage, en France, c’est pire qu’un abandon, c’est une apostasie. Logique, puisque l’idéologie française ne peut se comprendre que comme un système religieux. Seul De Gaulle, et soyons honnêtes, dans une moindre mesure, Hugo, parvinrent à vaincre l’opprobre associée avec l’exil. Un jour, cela changera. 

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