Scène deuxième- La boutique du drapier

PATHELIN

devant la boutique

N’est-ce pas là ? Je me le demande. Mais si, par sainte Marie !  Il se mêle de draperie.

(Il entre)

Dieu soit avec vous !

GUILLAUME JOCEAULME, drapier

Et Dieu vous donne joie !

PATHELIN

Pardieu, j’avais grand désir de vous voir ! Comment se porte la santé ? Allez-vous bien, Guillaume ?

LE DRAPIER

Oui, par Dieu !

PATHELIN

Ça ! La main ! Comment va ?

LE DRAPIER

Bien, vraiment, a votre service. Et vous ?

PATHELIN

Par Saint Pierre l’Apôtre, comme quelqu’un qui est tout votre. Ainsi vous êtes bien aise ?

LE DRAPIER

Mais oui. Pourtant les marchands, vous le savez, ne font pas toujours ce qu’ils veulent.

PATHELIN

Comment va le commerce ? Gagne- t- on assez pour se vêtir et pour manger ?

LE DRAPIER

M’aide Dieu, mon doux maitre ! Je ne sais. C’est toujours : hue dia ! En avant !

PATHELIN

Ah ! Que votre père, Dieu ait son âme ! Etait donc un homme savant ! Douce Dame ! C’est absolument comme vous, a mon avis. Quel marchand bon et sage c’était ! Vous lui ressemblez de visage, par Dieu, comme son vrai portrait. Si Dieu fit jamais merci à une créature, qu’il accorde le pardon éternel à son âme !

LE DRAPIER

Amen, par sa grâce, et qu’il fasse autant de nous quand il lui plaira.

PATHELIN

Par ma foi, il me prédit souvent et longuement le temps qu’on voit aujourd’hui. Je m’en suis souvenu bien des fois. Il était alors tenu pour un brave homme.

LE DRAPIER

Asseyez-vous, beau sire ; il est bien temps de vous le dire, voila comme je suis aimable !

PATHELIN

Je suis bien, par le précieux Corps ! Il avait…

LE DRAPIER

Vraiment, vous vous assiérez…

PATHELIN

Volontiers. Ah ! Vous verrez comme il me dit des choses étonnantes. Mais pardieu ! Des oreilles, du nez, de la bouche, des yeux, jamais enfant ne ressembla mieux a son père. Et le menton fourchu ! Vraiment c‘est vous au naturel : et qui dirait à votre mère que vous n’êtes pas le fils de votre père, il aurait l’amour de la contradiction. Sans faute, je ne puis comprendre comment la Nature en ses ouvrages forma deux visages si pareils, avec les mêmes marques. Mais quoi ? Si l’on vous avait tous les deux crachés contre le mur, de la même manière et d’un seul coup, la différence ne serait pas plus grande. Et la bonne Laurence, sire, votre chère tante, est-elle morte ?

LE DRAPIER

Non pas.

PATHELIN

Que je l’ai connue belle, et grande, et droite, et gracieuse ! Par la sainte Mère de Dieu, vous vous ressemblez de corps comme deux statues de neige. En ce pays, il n’y a pas, ce me semble, de famille ou l’on se ressemble davantage. Tant plus je vous vois, par Dieu le père… tenez, voila, c’est tout votre père : vous lui ressemblez mieux que goutte d’eau : je ne la mets pas en doute. Quel vaillant bachelier c’était, le bon prudhomme ! Il donnait à crédit ses marchandises a qui les voulait. Dieu lui pardonne ! Il riait toujours de si bon cœur avec moi ! Plut a Jésus-Christ que le pire de ce monde lui ressemblât ! On ne se volerait pas, on ne se pillerait pas l’un l’autre comme l’on fait…

(Maniant une pièce de drap)

Que ce drap-ci est bien fait ! Qu’il est moelleux, doux et souple !

LE DRAPIER

Je l’ai fait faire tout exprès ainsi des laines de mes bêtes.

PATHELIN

He ! He ! Vous savez mener votre maison ! Vous ne démentez pas votre naissance : vous ne cessez de travailler !

LE DRAPIER

Que voulez-vous ? Il faut se donner du mal pour vivre, et prendre de la peine.

PATHELIN

Celui-ci est-il de laine teinte ? Il est résistant comme du cuit de Cordoue.

LE DRAPIER

C’est un très bon drap de Rouen, je vous assure, et bien tisse.

PATHELIN

En bien ! Vraiment, j’en ai envie ; je n’avais pas l’intention d’acheter du drap, par la passion de Notre-Seigneur, en arrivant. J’avais mis de cote quatre vingt écus pour prendre un titre de rente, je le vois bien, car la couleur m’en plait tant que je n’y puis résister.

LE DRAPIER

Comment ? Des écus ? Se peut-il qui doivent vous céder cette rente acceptent de la monnaie d’argent ?

PATHELIN

Oui-da, si je le voulais ; je paye a mon gré. Quel drap ! Vraiment plus je le vois, plus j’en suis fou ! Il faut que j’en aie une cotte, bien vite et ma femme de même.

LE DRAPIER

Certes le drap est cher comme crème ! Vous en aurez, si vous voulez ; dix ou vingt francs y sont bientôt dépenses.

PATHELIN

Tant pis, coûte que coûte ! J’ai encore un magot que je n’ai laisse voir a père ni mère.

LE DRAPIER

Dieu soit loué ! Par saint Pierre, je ne demande pas mieux.

PATHELIN

Bref, je suis amoureux de cette pièce ; il m’en faut un morceau.

LE DRAPIER

Or bien, il convient d’aviser combien vous en voulez. Et d’abord tout est a votre disposition, autant qu’il y en a dans la pile, n’eussiez-vous pas un sou en poche !

PATHELIN

Je le sais bien, je vous en remercie.

LE DRAPIER

Voulez-vous de ce bleu clair ?

PATHELIN

Avant tout, combien me coutera la première aune ? Dieu sera premier payé ; c’est justice. Voici un denier ; ne faisons rien sans invoquer le nom de Dieu.

LE DRAPIER

Par Dieu, vous parlez en brave homme, et vous m’avez fait plaisir. Voulez-vous savoir mon dernier mot ?

PATHELIN

Oui.

LE DRAPIER

Chaque aune vous coutera vingt quatre sols.

PATHELIN

Jamais ! Vingt quatre sols ! Sainte Dame !

LE DRAPIER

C’est ce qu’il m’a coute, par mon âme ! Il m’en faut racheter, si vous le prenez.

PATHELIN

Non, c’est trop.

LE DRAPIER

He ! Vous ne savez comme le drap est enchéri. Tout le bétail est mort, cet hiver, par la grande froidure.

PATHELIN

Vingt sols, vingt sols.

LE DRAPIER

Et je vous jure que j’en aurais ce que je vous dis. Attendez donc à samedi : vous verrez ce qu’il vaut. La toison, dont il y avait habituellement abondance, m’a coute, à la Madeleine, huit blancs, par mon serment, de laine que j’avais avant pour quatre.

PATHELIN

Palsembleu ! Sans plus discuter, puisqu’il en est ainsi, j’achète. Allons donc, mesurez.

LE DRAPIER

Mais je vous demande combien il vous en faut.

PATHELIN

C’est bien facile à savoir. Quelle largeur a-t-il ?

LE DRAPIER

De Bruxelles.

PATHELIN

Trois aunes pour moi, et pour elle…elle est plus grande…deux et demie : cela fait six aunes. Et non ! Cela ne fait que…Quel serin je suis !

LE DRAPIER

Il n’en faut que d’une demi-aune pour faire juste les six.

PATHELIN

J’en prendrai six tout rond : il me faut aussi le chaperon.

LE DRAPIER

Tenez l’étoffe, nous allons mesurer : elles y sont sans faute, une…et deux…et trois…et quatre…et cinq…et six.

PATHELIN

Ventre saint Pierre ! Cela tombe juste.

LE DRAPIER

Faut-il mesurer une seconde fois ?

PATHELIN

Non, sur la longueur il y a plus ou moins de perte ou de gain dans la marchandise. A combien monte le tout ?

LE DRAPIER

Nous allons voir. A vingt-quatre sols l’aune…les six, neuf francs.

PATHELIN

Heu !...Pour une, c’est…Vous dites six écus ?

LE DRAPIER

Oui, par Dieu !

PATHELIN

Eh bien ! Sire, voulez-vous me faire crédit jusqu'à ce que vous veniez chez moi ? Me faire crédit, non, mais vous les prendrez a la maison, en or ou en monnaie.

LE DRAPIER

Notre-Dame ! Cela me fait un grand détour d’aller par là.

PATHELIN

He ! Par Monseigneur saint Gilles, vous n’avez ouvert la bouche que pour dire parole d’Evangile ! C’est très bien dit : vous feriez un détour ! C’est cela ! Vous ne voudriez jamais trouver une occasion de venir boire chez moi. Eh bien ! Vous y boirez cette fois.

LE DRAPIER

Par saint Jacques, je ne fais que boire ! J’irai ; mais il est mauvais de vendre à crédit, vous le savez bien, quand on étrenne.

PATHELIN

Ne suffit-il pas que je vous étrenne avec des écus d’or, au lieu de monnaie ? Et, par Dieu, vous mangerez de l’oie que ma femme est en train de rôtir.

LE DRAPIER

Vraiment cet homme me rend fou ! Allez, devant, allez. J’irai donc et je vous porterai le drap.

PATHELIN

Pas du tout. Que me pèsera t-il sous le bras ? Rien.

LE DRAPIER

Ne vous inquiétez pas : il vaut mieux, par politesse, que je le porte.

PATHELIN

Que Sainte Madeleine me donne mauvaise fête, si vous en prenez la peine ! C’est très bien dit : sous le bras, cela me fera une belle bosse !...Ah ! Cela va très bien ! On aura bien bu et bien ri chez moi, avant que bous n’en sortiez.

LE DRAPIER

Je vous prie de me donner mon argent des que j’y serai.

PATHELIN

Oui, pardieu, mais pas avant que vous n’ayez très bien pris votre repas. Je ne voudrais pas avoir eu sur moi de quoi payer : au moins viendrez-vous gouter quel vin je bois. Votre feu père, en passant, savait bien appeler. « Compère ! » ou « Que dis-tu ? » ou « Que fais-tu ? ». Mais vous autres riches, vous ne prisez un fétu les pauvres gens !

LE DRAPIER

Eh, palsembleu ! Nous sommes plus pauvres…

PATHELIN

Ouais ! Adieu, adieu. Rendez-vous tantôt au dit lieu. Et nous boirons bien, je m’en vante.

LE DRAPIER

Entendu. Allez devant et préparez mon or !

PATHELIN

Son or ! Et quoi donc ? Son or ! Diable ! Je n’y ai jamais manqué ! Non ! Son or ! Puisse t-il être pendu ! He ! Il ne m’a pas vendu à mon idée, mais à la sienne ; il sera paye a la mienne. Il lui faut de l’or ? On le lui fabrique ! Plut à Dieu qu’il ne cessât de courir jusqu'à paiement complet ! Saint Jean ! Il ferait plus de chemin qu’il n’y en a jusqu'à Pampelune.

(Il rentre chez lui)

LE DRAPIER,

dans sa boutique

Ils ne verront soleil ni lune de toute l’année, à moins qu’on ne me les vole, les écus qu’il va me payer. Il n’est si bon expert qui ne trouve plus fort vendeur : ce trompeur-la est bien béjaune d’avoir pris a vingt-quatre sols l’aune un drap qui n’en vaut pas vingt.