La farce du savetier et du financier

Scène première

Le savetier Drouet, Le financier

LE SAVETIER.

Installé à son travail et chantant joyeusement en frappant sur une semelle.

Jean de Nivelle a deux houseaux !
Le roi n'en a pas de si beaux !
Mais il n'y a point de semelle
Aux houseaux, de Jean de Nivelle !

LE FINANCIER.

Toujours quelque chanson nouvelle !
Qui peut le tenir en gaité,
Lui qui mène existence telle
Qu'il ne connaît que pauvreté ?
Il est toujours d'humeur gaillarde.

Il s'approche du savetier.

Bonjour, voisin, que Dieu vous garde !

LE SAVETIER.

Vous de même ! Avez-vous besoin
Qu'à vos souliers je fasse un point
Ou raccommode la semelle ?

LE FINANCIER.

Non pas ! Mais si je t'interpelle,
C'est que je veux savoir pourquoi
Tu chantes, plus heureux qu'un roi,
N'ayant pas un denier en poche.

LE SAVETIER.

Eh ! quoi ! Seigneur, est-ce un reproche ?
N'ai-je pas le droit de chanter,
Quand rien ne vient me tourmenter ?
Car je n'ai pas peur qu'on me vole.

LE FINANCIER.

Oui, mais ta gaité me désole.
Tu ne songes pas que plus tard
Tu n'auras pas le moindre liard
Pour vivre au temps de ta vieillesse.

LE SAVETIER.

Moi ! Je dédaigne la richesse,
Car je ne peux pas l'acquérir.
D'ailleurs je suis heureux sans elle
Et ne songe pas à vieillir !

LE FINANCIER.

Avec de l'or, la vie est belle.

LE SAVETIER.

Quand on le perd, elle est cruelle.

LE FINANCIER.

L'argent vous permet maints plaisirs !

LE SAVETIER.

Il vous donne de vains désirs.

LE FINANCIER.

On peut galler, gaudir et rire
Quand on a cent écus comptant !

LE SAVETIER.

Saint Jean ! Il ne m'en faut pas tant
Ni pour cuire ni pour frire !

LE FINANCIER.

Qui possède de bons écus
Peut sans souci vivre à sa guise.

LE SAVETIER.

Pour qui vit heureux, sans chemise,
Sire, l’argent ne compte plus !

LE FINANCIER.

Mais quand on a la bourse pleine
On peut toujours être joyeux.

LE SAVETIER.

Ici qu'est-ce qui vous amène,
Si vous n'êtes pas soucieux ?

LE FINANCIER.

Pour être riche en cette terre,
Dans la chapelle du Moustier
Demande à Dieu par ta prière
D'avoir pitié du savetier.

LE SAVETIER.

Si pour avoir de la pécune
La prière est un bon moyen,
Je saurai, n'ayez crainte aucune !
Prier Dieu comme un bon chrétien !

LE FINANCIER.

Enfin tu me parais plus sage !
Il faut être riche ici-bas,
Et tu voudrais l'être, je gage !
C'est fort bien ! Ne t'en défends pas.

LE SAVETIER.

Si le Seigneur avec largesse
Voulait me donner cent écus,
Eh bien ! Sire, je le confesse,
Ils seraient de moi bien reçus !

LE FINANCIER.

Cent écus ! Tu tiens à ce compte ?
Et s'il t'en donnait un peu moins,
Les accepterais-tu sans honte ?

LE SAVETIER.

Pour répondre à tous mes besoins,
Je veux cent écus, somme ronde !
Je serais un heureux du monde
Comme vous êtes maintenant.

LE FINANCIER.

Si l'on te donnait seulement
Quarante écus ou bien cinquante,
Ne les accepterais-tu pas ?

LE SAVETIER.

Non ! non ! La somme qui me tente,
C'est cent écus !

LE FINANCIER.

Et cent ducats,
Les refuserais-tu ?

LE SAVETIER.

Je compte
En écus, et non autrement.
D'ailleurs qu'importe à Dieu la somme ?
Il peut tout ! Je suis un pauvre homme,
Et ne suis pas trop exigeant.

LE FINANCIER.

Cent écus ! C'est beaucoup d'argent.

LE SAVETIER.

La somme est-elle donc si grande ?
Pourtant c'est ce que je demande
Et je n'accepterais pas moins.

FIN DE L’EXTRAIT

______________________________________

Published by Les Éditions de Londres

© 2014 — Les Éditions de Londres

www.editionsdelondres.com

ISBN : 978-1-909782-78-5