Préface des Éditions de Londres

« La fortune des Rougon » est un roman d’Emile Zola publié en 1871. C’est le premier volume de la série des Rougon Macquart, précédant La Curée et Le Ventre de Paris. « La fortune des Rougon » plante le décor, les personnages, les thèmes principaux des Rougon Macquart : société corrompue, injuste, profiteurs qui gagnent , bonnes âmes qui perdent, pollution des âmes et des corps, naturalisme, corruption du Second Empire, de ses mœurs, ses valeurs, mais vision et peinture unique de la société moderne qui naît devant ses yeux : grands magasins, mines, chemins de fer, spéculation boursière, grandes transformations urbaines…

Le roman des origines

Rappelons que le but de Zola, c’est de faire sa Comédie Humaine à lui. Et en 1871, à la suite de la défaite française, chute de l’Empire, suivie de la Commune et de sa répression, le cadre est tout indiqué. Ce sera l’histoire sociale du Second Empire, dont Zola traitera tous les aspects en entremêlant, en maillant habilement les personnages, les familles, les destins, et les souffrances, les lieux, les hommes et les évènements. Il traitera des transformations haussmanniennes dans La Curée, des Halles dans Le Ventre de Paris, de politique dans Son excellence Eugène Rougon, de misère ouvrière dans L’assommoir, de perversité sexuelle, métaphore du régime et de la société dans Nana, des grands magasins dans Au bonheur des dames, des mineurs dans Germinal…

Mais avant cela, il lui faut camper ses personnages, en commençant par les odieux Rougon, qui combinent cette mesquinerie petite bourgeoise provinciale, cette étroitesse d’esprit, et cet instinct criminel que seul tempère la peur du châtiment, parce que contrairement à Saccard, du courage, ils n’en ont pas, et quand ils en montrent, c’est décidément poussés par leur méchanceté, laquelle combinée à l’appât irrésistible du gain, des titres et de la gloriole, leur feraient déplacer des montagnes, quitte à les poser sur des populations entières. Bien davantage que les grands criminels, ils représentent ce qu’il y a de pire dans l’esprit humain, parce qu’ils n’ont même pas l’excuse d’être de patentés psychopathes. Ce ne sont pas des tigres, mais des hyènes.

Bon, l’histoire, tout le monde la connaît. L’action se passe à Plassans, ville imaginaire qui est en fait Aix-en-Provence. Une fois les présentations des familles faites, les Rougon, les Macquart, les Mouret, et puis Miette et Sylvère, l’histoire, c’est celle de la prise de pouvoir des Rougon à Plassans, au prix de multiples lâchetés et manipulations, dans le contexte du coup d’Etat de Napoléon III.

Un roman de province

Et tout cela n’est pas bien joli. Madame Rougon désespère de terminer son existence comme petite commerçante, mariée à un mari qu’elle n’aime pas, et avec qui elle a fait des enfants qu’elle n’aime pas. De fait, personne ne s’aime, et c’est bien l’absence d’amour qui frappe chez tous ces individus, et quand l’amour existe, comme entre Sylvère et Miette, tout est fait pour y mettre fin, pour le consacrer dans le sang de la répression. Zola avait clairement quelques comptes à régler avec cette province du sud, puisque c’est bien à Plassans que tout démarre. Pourtant, dans l’histoire, la province ne fait que réagir au coup d’Etat de Napoléon III, et Plassans n’est que la représentation de toute la corruption morale qui agite la France pendant ces vingt années de gabegie absurdes dont les conséquences laissent rêveur : effroyable défaite militaire, perte de l’Alsace et de la Lorraine, dictature des profiteurs, industrialisation forcée, constitution des fortunes jamais remises en cause, colonisation, massacre de la Commune, Troisième République, prémices de la défaite de 39 et précipitation de la France dans un abîme moral sans précédent. Comme vous le voyez, Les Editions de Londres gardent une vue assez nuancée des bienfaits du Second Empire.

Le coup d’Etat, et les patriotes improvisés

Quand le surréalisme se sur sature de couleurs, au point où, de couleurs vives elles en deviennent sombres, jusqu’à révéler le caractère hideux des visages, c’est de l’Expressionisme ; et c’est donc sans surprise que nous avons opté pour ce tableau de Munch en guise d’illustration de couverture. Peu d’images symbolisent aussi bien l’ascension conduisant à la fortune des Rougon. Bien sûr, il aura fallu ce coup d’Etat des lâches, cette prise du pouvoir par les gangsters de Napoléon III, pour que les ambitions les plus sordides, les plus viles se réalisent, mais la lecture du roman de Zola permet de comprendre à quel point ce coup d’Etat et le régime qui s’en suivit, ce fut la transformation de la France en une république bananière, en un petit pays d’Amérique du Sud. Une situation qui gangrena tellement le pays que nous n’en sommes pas totalement sortis. Si l’acte politique déclencheur, ce fut évidemment le coup d’Etat, et la répression brutale pour les provinces qui osèrent se rebeller (évènements du Var décrits dans le roman), l’acte symbolique de cette société méprisable, ce sont ces splendides pages du chapitre VI, parmi les meilleures de Zola, et qui décrivent l’insurrection ou la peur de la contre insurrection à l’échelle lilliputienne de Plassans. Ces pages décrivent mieux qu’un film le ridicule de ces apprentis patriotes qui saisissent l’opportunité d’aligner leurs destinées avec celles des forts, comme en d’autres temps les bons bourgeois ou les concierges qui dénonçaient les ménages juifs aux autorités allemandes, ou les mêmes, maintenant improvisés résistants, qui huaient les femmes tondues parce qu’elles avaient couché avec des allemands. Tous ces microscopiques opportunistes qui depuis des générations hurlent avec les loups, nous leur offrons notre mépris le plus profond.

« Le guet-apens avait éclaté comme un coup de foudre dans la ville endormie. Les habitants des rues voisines, réveillés par le bruit de cette fusillade infernale, s’étaient assis sur leur séant, les dents claquant de peur. Pour rien au monde ils n’auraient mis le nez à la fenêtre… »

L’autre message que nous lègue « La fortune des Rougon », c’est que les coups d’Etat arrivent quand on ne les attend pas. Alors, il ne faut jamais relâcher sa vigilance.

© 2012- Les Editions de Londres