Préface des Éditions de Londres

« La guerre » est un texte politique et antimilitariste de Kropotkine écrit en 1912, soit deux ans avant l’un des plus grands massacres de l’histoire, la Grande Guerre, c’est-à-dire la Première Guerre Mondiale.

Le projet de Kropotkine

Dés le départ, le projet est clair : Kropotkine va démontrer par ce court exposé le vrai motif des guerres modernes. Et ce motif, vous l’aurez tous deviné, c’est l’argent. D’ailleurs, au passage, on ne peut que noter et apprécier les nombreuses références faites à Zola.

Kropotkine nous explique que les rois ne comptent plus. Et déclare : Ce sont toujours des rivalités pour des marchés et pour le droit à l’exploitation des nations arriérées en industrie, qui sont la cause des guerres modernes.

Tout en analysant finement les relations extérieures entre les futurs belligérants, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, la Russie, il annonce aussi une guerre colossale européenne qui peut éclater du jour au lendemain. C’est donc bien la recherche de marchés pour les économies industrialisées qui suscite les guerres. Mais ceci n’est pas suffisant. Voici à peu près comment cela fonctionne : l’Etat ou le Gouvernement est évidemment aux bottes de tout le monde, c’est-à-dire des puissants, puisque, rappelez-vous, les mécanismes démocratiques sont une illusion, qui permet de justifier un régime inique à des masses bêlantes. Donc, derrière les industries, on a la Haute Finance, qui en réalité domine le monde, et tient tout Gouvernement démocratiquement élu sous sa coupe. Mais de façon à le tenir plus efficacement, la Haute Finance utilise principalement la propagande de la presse (Il n’y a pas… un seul grand journal en France qui ne soit pas payé par les Banques.), et l’endettement systématique des Etats grâce auxquels ils les mettent à genoux, les dépouillent, puis les font annexer afin de mieux servir leurs intérêts. Et comme toute cette organisation de la haute finance est un produit de l’Etat- un attribut essentiel de l’Etat, la meilleure façon de se débarrasser de ce système n’est donc pas d’élire des bateleurs de foire qui disent vouloir s’y attaquer et leur faire mordre la poussière. Des mots, que tout ça…Nous reviendrons dessus.

Il démonte ensuite les comportements capitalistes apatrides à propos de la guerre russo-japonaise, bel exemple à ses yeux de la violence et de la cruauté qui vont caractériser les guerres modernes. Et il revient sur l’indépendance de la presse avec des mots qui ne s’embarrassent guère de nuances : si les gouvernants se font quelquefois tirer l’oreille pour sonner la fanfare guerrière, n’y a t-il pas cette grande prostituée- la grande presse – pour préparer les esprits à de nouvelles guerres, précipiter celles qui sont probables, ou, du moins, forcer les gouvernements à doubler, à tripler leurs armements ?

Et de ré-insister ; en cela Kropotkine est vraiment un des premiers penseurs à comprendre notre civilisation moderne : En général, plus nous avançons dans notre civilisation bourgeoise étatiste, plus la presse, cessant d’être l’expression de ce qu’on appelle l’opinion publique, s’applique à fabriquer elle-même l’opinion par les procédés les plus infâmes.

Relisez bien cette phrase, elle est essentielle pour comprendre les liens entre démocratie et médias dans le monde moderne.

En conclusion, un mécanisme finalement assez simple, et qui donnera aux lecteurs assidus des Editions de Londres une impression de déjà-vu. Des industries avides de débouchés, qui poussent leurs gouvernements à coloniser pour s’assurer des débouchés fermés aux autres et écouler leurs produits manufacturés. Des Etats mollassons dont les représentants du peuple sont des corrompus, qui acceptent d’endetter l’Etat sans aucune perspective du prix à payer. Des industries d’armement de façon à détruire l’ennemi en face, mais principalement de manière à écouler les armes ainsi produites, et éviter ainsi la crise chronique de surproduction du capitalisme industriel, problème déjà analysé par Marx et Lénine. Des hommes prêts à aller à la boucherie, encouragés en cela par le formidable instrument d’élection et de propagande qu’est devenu la presse, aux mains de la Haute Finance, et avec laquelle se font et se défont les Gouvernements.

Encore une fois, Kropoktine a tout compris : Ainsi l’état des forces en jeu est donné par le degré de développement technique des diverses nations, à un certain moment de l’histoire. Mais l’usage qui sera fait de ces forces, dépend entièrement de l’état d’asservissement à son gouvernement et à la forme étatiste d’organisation, auquel les populations se sont laissé réduire.

Les préconisations de Kropotkine

Elles sont finalement assez simples : se débarrasser de l’Etat. L’illusion entretenue par la constante propagande médiatique dont nous sommes les victimes, relayée par les gigantesques chambres d’écho que sont les réseaux sociaux, qui consiste à dire que l’Etat doit au contraire se renforcer afin de lutter contre les soi-disant apatrides puissances d’argent, est une des plus grandes imbécillités que nous connaissions. D’abord, les soi-disant puissances d’argent apatrides ne sont pas apatrides, elles sont exo-patrides, c’est-à-dire que leur allégeance est envers les pays dont les convictions culturelles et politiques correspondent à leur vision des choses. Ensuite, les exemples récents de la Grèce et de l’Islande sont une belle source d’enseignement. L’Islande s’est ruinée toute seule. Au lieu d’écouter les institutions internationales et les marchés financiers, le peuple Islandais a refusé les solutions monétaristes, et a accepté le défaut, puis a augmenté le filet social afin de maintenir la consommation, et s’est relancée dans d’autres projets économiques et sociaux : transformer l’Islande en refuge de la liberté d’expression, par exemple. Les habitants de la petite île se sont prononcés par référendum ; pressés de faire le choix entre rembourser leur dette parce que c’est la seule bonne décision, et faire défaut, et trouver une autre voix (« The path not taken » décrit par Paul Krugman, les Islandais ont choisi le défaut. C’est resté une vraie démocratie. Et nous leur tirons notre chapeau. La Grèce, en revanche, n’en finit plus d’écouter les bons conseils de l’Union Européenne, de la France, de l’Allemagne, et est sacrifiée vivante sur l’autel de la stabilité monétaire européenne et donc mondiale. Tout le monde le sait. Il faudrait une bonne révolution en Grèce, et une sortie immédiate de l’Euro afin que les Grecs puissent eux aussi se pencher un peu sur leur destin. Cela arrivera. Dans le cas de la Grèce et de l’Islande, ce qui nous intéresse, c’est que le pays soi-disant protégé par la solidarité commune n’en finit plus de tomber dans une crise sans fond, sans perspective de rebond. En revanche, ceux qui avaient la chance de n’être protégés par rien du tout, puisqu’il s’agit d’une petite île où il ne faut pas beau, seulement peuplée par un peu plus de trois cent mille habitants, ces Islandais qui franchement n’avaient rien, rien si ce n’est le droit de prendre leur destin à pleines mains, eux, vont s’en tirer.

Notre perspective

Ce texte aura cent ans cette année. Il y a cent ans, le mécanisme dont nous sommes encore les consentantes victimes est démonté, simplement, sans fioritures, par l’un des plus grands penseurs du siècle. Les solutions à l’injustice quotidienne, nous le croyons, ne résident pas dans les coups de gueule des démagogues qui ont malheureusement envahi la place publique en ces périodes d’élection, et dont nous attendons avec impatience qu’ils enlèvent leurs tréteaux. La solution, c’est bien le reflux de la puissance d’Etat, qui, combinée à la force inouïe des médias propagandistes, nous dicte quotidiennement notre morale et nos actes. Ce reflux ne se fera pas grâce à une révolution mais bien grâce à l’éveil intellectuel que permet l’apparition de l’Internet, et le sursaut en démocratie directe dont nous sommes les spectateurs et pourrions devenir les acteurs. Ce n’est pas le libéralisme, ni le libre-échange qui sont en cause, bien au contraire, nous abhorrons les solutions autarciques qui aboutissent à la consolidation de la puissance d’Etat ; mais ce qui est en cause, c’est bien la manipulation des concepts libéraux hérités du Dix Huitième siècle au profit des monopolistes qui utilisent des institutions démocratiques perverties par le bon vouloir du peuple et la couardise des élites dont il s’est doté. C’est bien par la reprise en main de nos destins, au niveau des entreprises, des communautés locales, des régions, au niveau du Droit, radicalement dirigé contre nous par ceux qui se moquent de la séparation des pouvoirs, et opposent leur agenda tyrannique contre l’expression du sens commun social, c’est bien en reprenant en main nos destinées, grâce à la révolution technologique, sociale et économique enclenchée par l’émergence de l’Internet, que nous pourrons nous défaire de cet Etat orwellien qui ne connaîtra de limites que si nous lui montrons.

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