Préface des Éditions de Londres

« La saga de Njàll » est une saga islandaise écrite par un auteur anonyme à la fin du Treizième siècle. Il s’agit d’une des sagas islandaises les plus abouties, et probablement la plus célèbre. C’est un des récits épiques les plus célèbres dans le monde nordique, et un trésor national en Islande, au même titre que L’Iliade ou L’Odyssée dans le monde ouest-européen.

Résumé

La saga est centrée autour de l’histoire de deux amis, Njàll, le personnage central, un sage et un avocat, et Gunnar Hamundarson, un grand guerrier. Suite à une dispute, Gunnar doit partir en exil, mais tandis qu’il chevauche à travers le paysage surréaliste d’Islande, il est touché par la beauté des paysages et décide de rester. Il finira par en mourir. Quelques années plus tard, Njàll périt avec une partie de sa famille, brûlé vif dans sa maison, victime d’une litanie sans fin de conflits violents. La saga est une suite ininterrompue de disputes, conflits la plupart du temps liés à l’honneur et à la défense de son honneur, que les multiples arbitrages à l’Althing, ne parviennent pas à contenir. La saga, centrée en Islande, nous fait parcourir de nombreux paysages d’Islande, de l’intérieur et côtiers, mais nous emmène aussi dans le monde proche de l’époque, Norvège, Écosse, Irlande, Pays de Galles…

Histoire et composition

On compte soixante manuscrits de « La saga de Njàll » dont vingt-et-un datent du Moyen-Âge. D’abord datée du Douxième siècle, on considère maintenant que « La saga de Njàll » a été écrite entre 1270 et 1290. L’action est censée se dérouler entre 960 et 1020, l’âge d’or de l’Islande. L’auteur est anonyme parce que c’est la tradition pour presque toutes les sagas. Mais les spécialistes des sagas mentionnent plusieurs noms : Saemund Frodi, à l’époque où l’on croyait la saga plus vieille d’un siècle, ou ses fils maintenant que l’on considère qu’elle date de la fin du Treizième siècle. L’auteur se serait inspiré de faits réels, appartenant à la tradition orale, et de sagas (dont certaines ont disparu) où nombre de ces faits, à la fois légendaires et historiques, apparaissent aussi : Laxdaela saga, Eyrbiggia saga, et Brjans saga, Gauks saga.

Honneur et tradition

« La saga de Njàll » traite de l’honneur et de la tradition. Il n’est pas possible de comprendre les notions de tradition et d’honneur, et de son corollaire, la vengeance, sans appréhender le destin et le rôle du destin dans la vie de ces hommes d’il y a dix siècles. On s’interroge parfois sur la véritable intention de l’auteur : décrire des actes de bravoure de temps anciens où l’héroïsme était une valeur suprême, et la lâcheté ou l’humiliation pires que la mort. Ou alors apporter un regard critique sur des actions qui semblaient déjà, trois siècles plus tard, d’un autre âge.

L’homme est marqué dès la naissance par un destin. Le destin de l’homme appartient au sacré, et défendre son honneur, ou se venger quand ce bonheur est bafoué revient à respecter et à protéger la sacralité de ce destin contre le profane. La violence qui en découle et qui peut nous sembler disproportionnée, démesurée, est parfaitement justifiée pour le dépositaire de ce sacré, puisqu’il défendre son destin contre les actions des autres, c’est protéger l’ordre du monde, celui où le divin observe et guide les actions de l’humain, à condition que l’humain concerné soit digne de cette attention. Dans ces sociétés traditionnelles, influencées par des religions traditionnelles, pré-chrétiennes, le code d’honneur est avant tout une défense du sacré et donc de l’ordre du monde. Il n’est pas étonnant que la narration ces évènements, ces déchaînements de violence soit contemporaine de la narration de la christianisation de l’île. Il est possible que l’auteur apporte un regard déjà chrétien à ces temps immémoriaux, un regard à la fois admiratif pour les valeurs héroïques en action et critique sur ces valeurs.

La violence

Ce qui frappe le lecteur européen moderne, et non Islandais, dans la saga, c’est l’extrême violence. Même pour des habitués de L’Iliade où l’on ne compte plus les morts, ou de romans de chevalerie, où les batailles et les morts qui en résultent sont monnaie courante, c’est la régularité et le nombre de morts. De plus, la plupart de ces gens ne meurent pas au nom de l’Islande ou de la religion, ou d’un parti, ou pour des idées, non, ils meurent parce qu’on les a insultés, qu’ils ont voulu venger l’affront et qu’ils en sont morts, ou alors parce qu’ils ont insulté, et ont payé le prix de leur insulte. Mais ce qui frappe le lecteur moderne, ce n’est pas seulement l’absurdité de ces situations (nous ne les trouvons non absurdes que lorsque nous regardons la saga comme un objet littéraire, irréel, qui ne saurait susciter l’empathie), mais aussi le caractère insignifiant des soi-disant insultes ; exemple : un menton imberbe n’est pas vu comme assez masculin, d’où raillerie, d’où tête ou bras coupée. Ces gens passaient leur vie à se battre et à s’entretuer. Et ils y mettaient une passion perturbante : « Thraien était en train de remettre son casque. Skarphjedin arrive, il lève sur Thrain sa hache Rimmugygi, il le frappe à la tête, et la fend en deux jusqu’aux dents du menton, qui tombent sur la glace. Cela fut fait si vite, que personne n’eut le temps de frapper. Et là-dessus il s’éloigne, comme l’éclair. »

Un autre regard sur la civilisation viking

Les Islandais sont d’anciens vikings, des Norvégiens pour la plupart, qui s’établirent en Islande au dixième siècle après Jésus Christ. De là, ils iront jusqu’au Groenland, où la colonisation, contrairement à celle de l’Islande, ne tiendra que quelques siècles, puis au Vinland, vers Terre Neuve, ce que raconte d’ailleurs la saga d’Erik le rouge. Pour les Européens, surtout les Britanniques, les Irlandais, les Français, élevés avec des histoires de vikings qui attaquent des villages côtiers par surprise, pillent et détruisent, les sagas offrent une image plus civilisée de la société viking, plus raisonnable, plus régie par la loi, mais certainement pas moins violente.

Le Christianisme

La saga est contemporaine de l’introduction du Christianisme en Islande vers l’an mille et de l’abandon progressive des dieux scandinaves. Rien que pour cela, c’est un document intéressant, car on a peu de documents littéraires qui relatent ce genre d’évènements, l’arrivée d’une nouvelle religion dans une société ; et la conclusion : une religion s’impose quand plus personne ne s’intéresse à l’ancienne, et aussi quand la nouvelle religion apporte quelque chose de fondamentalement différent. Voici quelques extraits : « En même temps que ces nouvelles, on apprit que la Norvège avait changé de croyances. Les gens avaient rejeté la vieille foi, et le roi Olaf avait fait chrétiens les pays de l’ouest, le Hjaltland, les îles Orkneys et les Féroë. Beaucoup de gens dirent en présence de Njàll que c’était mal fait de quitter les vieilles croyances. Mais Njàll dit : « Il me semble que la nouvelle foi est bien meilleure, et que celui qui la suivra, au lieu de l’autre fera bien… ». Puis plus tard : « Voici, dit alors Thorgeir, le commencement de notre loi. Tous seront chrétiens dans le pays, et croiront en un seul Dieu, père, fils et saint esprit ; ils renonceront au culte des idoles, ils n’exposeront plus leurs enfants, et ils ne mangeront plus de viande de cheval. On mettra hors la loi ceux qui auront fait ces choses, si cela est certain ; s’ils l’ont fait en secret on ne les inquiètera pas ». Mais ces coutumes païennes disparurent entièrement à peu d’années de là ; et il ne fut plus permis de faire ces choses, ni en secret, ni à découvert. Il dit encore qu’on garderait les dimanches et les jours de jeûne, le jour de Noël et le jour de Pâques, ainsi que toutes les grandes fêtes. les païens furent d’avis qu’on les avait grandement trompés. Mais la foi n’en était pas moins introduite dans la loi, et tous les hommes du pays faits chrétiens. »

L’Althing

L’Althing est à la base de l’État de Droit Islandais, qui durera de sa fondation au Dixième siècle, jusqu’à la fin au Quinzième siècle. Certains le décrivent à l’époque comme un État anarcho-capitaliste. La réalité, c’est que l’État est plus une île où des clans, liés à des familles ancestrales, vivent dans un état de constante violence, mais pourtant un État de Droit, sans exécutif, où les lois et la justice sont réglées par l’Althing, dans une tradition de loi coutumale (sociétés germaniques, scandinaves), et de création de Droit par la justice. L’Althing est le plus ancien Parlement d’Europe. Il est fondé en 930. Tous les ans en Juin, pendant deux semaines, les représentants des divers clans se réunissaient pour discuter des lois, régler les conflits, administrer la justice etc.

L’Althing est omniprésent dans « La Saga de Njàll », et est à la fois une preuve qu’il était au centre de la vie publique islandaise, mais aussi fait de la Saga un étonnant document sur la genèse du système judiciaire islandais. « Il me semble que nos procès viennent à néant, s’il faut nous les porter devant les tribunaux de quartier, où ils s’embrouillent de telle sorte qu’ils ne peuvent plus ni avancer ni reculer. Je trouverais préférable d’avoir un cinquième tribunal, devant lequel seraient portées toutes les affaires qui n’auraient pu se terminer devant les tribunaux de quartier. », « Les affaires seront jugées comme aux tribunaux de quartier, avec cette différence qu’une fois le cinquième tribunal formé de quatre fois douze juges, le plaignant en récusera six, et le défendeur six autres… », « Nous prendrons aussi une décision au sujet du tribunal législatif, c’est ce que ceux-là seulement qui siègent au banc du milieu, auront le pouvoir de faire et de défaire la loi ; et on choisira pour cela ceux qui sont les plus sages et les meilleurs. »

La colonisation de l’Islande

Selon le peregrinatio ou voyage de Saint Brendan, des moines irlandais arrivent en Islande vers le sixième siècle après Jésus Christ. Lorsque les Vikings débarquent en Islande à partir de 870, ils trouveront des moines irlandais qu’ils chasseront. La colonisation de l’île volcanique continuera jusque vers 930, puis Erik le Rouge repartira d’Islande et découvrira le Groenland, avant que son fils ne reparte puis accoste vers l’actuel Labrador, voire plus au sud, qu’il nommera le Vinland. Au total, les Islandais sont des nordiques avec des traditions scandinaves, principalement des Norvégiens avec quelques mélanges celtes. Jusqu’à l’arrivée du Christianisme dans l’île, l’écriture runique (voir Voyage au centre de la terre) ne permettra pas la naissance d’une littérature de textes longs. Tout ceci changera avec le Christianisme et l’introduction de l’écriture latine.

Le Norrois

Norse en anglais, le norrois est le dialecte de l’ouest des langues scandinaves, parlé au bas moyen-âge sur les côtes atlantiques de la Norvège et de la Suède occidentale, mais aussi dans les zones de population « norvégiennes » : Islande, îles Féroë, île de Man, certaines parties insulaires de l’Écosse…

En raison de son isolement, l’Islande a conservé le plus longtemps la langue appelée vieux norrois, et de toutes les langues modernes, l’Islandais est aujourd’hui la langue qui en est le plus proche.

La conséquence, c’est que les Islandais peuvent encore de nos jours lire les sagas du Treizième et Quatorzième siècle.

Les sagas

Les sagas islandaises ont été écrites entre le Onzième et le Quatorzième siècle. Écrites en norrois, elles sont encore compréhensibles par les Islandais (lente évolution de la langue en raison de l’isolement insulaire). Les sagas constituent l’un des trésors de la littérature mondiale. Les plus célèbres sont « La saga de Njàll », « La saga d’Erik le rouge », « La saga du Groenland », « La saga d’Egil », « La saga de Laxdaela »… Écrites en prose, anonymes, le style dépouillé, voire extrêmement dépouillé des sagas, axé sur la narration, avare en adjectifs, est dit avoir influencé le style littéraire moderne des écrivains islandais, mais aussi le goût islandais pour les livres et la littérature, qui se manifeste à la fois par la lecture et la production littéraire, étonnantes pour un petit pays.

© 2015- Les Editions de Londres

LA SAGA DE NJÁLL