Préface des Editions de Londres

« Le neveu de Rameau » est un dialogue philosophique de Denis Diderot écrit entre 1762 et 1772, et paru fin du Dix Neuvième siècle, c’est-à-dire à titre posthume, comme la plupart des chefs d’œuvre du plus grand des Lumières. Pour Les Editions de Londres, « Le neveu de Rameau » est un des plus grands textes jamais écrits, et nous vous invitons à le (re)découvrir.

Qui est Rameau ?

Jean-François Rameau, l’un des deux protagonistes du dialogue, est le fils de Claude Rameau, et le neveu du compositeur Jean-Philippe Rameau. Jean-François est un organiste et compositeur français né en 1716 et mort en 1777. Son oncle, Jean-Philippe, est considéré comme l’un des plus grands musiciens français. Chantre de l’harmonie musicale, apôtre du Classicisme caractéristique du siècle de Louis XIV, il est l’auteur entre autres des Indes Galantes, un opéra ballet, et de multiples œuvres lyriques. Un des plus grands clavecinistes avec Couperin, c’est un homme que l’on décrit comme obsessionnel de sa musique. C’est l’auteur de nombreux traités théoriques, allant du « Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels » à la « Démonstration du principe de l’harmonie ».

Jean-Philippe Rameau a l’occasion de « croiser » le chemin de Diderot quand éclate la Querelle des Bouffons. Cette querelle est encore une variante de la querelle des Anciens et des Modernes, ou de la Bataille d’Hernani, si courante dans ce pays extrêmement conservateur et rétif au changement qu’est la France, c'est-à-dire qu’elle oppose les partisans de la musique « Classique » française, dont Rameau, et ceux de l’Opéra Italien, vu comme plus moderne, avec à leur tête Rousseau mais aussi les Encyclopédistes (c’est Diderot qui rédige l’article sur la musique). Il ne faut pas sous-estimer l’importance de cette querelle toute symbolique, opposant d’une part le Classicisme d’un siècle pesant sur les âmes comme une chape de plomb, et d’autre part l’esprit des Lumières, libérateur et aérien.

Pour Diderot, Jean-François Rameau, personnage fantasque, raté sans génie, mais sûrement plein d’amertume à force d’être comparé à son oncle monomaniaque, obsessionnel, conservateur, replié sur un temps figé, aux structures inamovibles comme les nombres qui font la fameuse harmonie, objet de sa quête, un peu comme s’il avait placé la théorie musicale au-dessus de la musique, Jean-François Rameau de par sa personnalité et sa fameuse parenté constitue un matériau fascinant pour le dialogue qui va suivre.

Un style magique, léger, lumineux : un dialogue à incarner

Dés les premières lignes, on est saisi, on en croit difficilement ses yeux et ses oreilles : les deux personnages de ce long dialogue, le neveu, « Lui », et Diderot, « Moi », semblent sortir des pages, et vivre ce moment de délice, dans ce café parisien, le café de la Régence du Palais-Royal, entouré par les buveurs et les joueurs d’échecs. C’est sans aucun doute un dialogue à jouer. C’est brillant, pétillant, si « Dix Huitième siècle », l’imagination du lecteur devient l’instrument de la réincarnation de deux acteurs, ramenés à la vie par la lecture incantation. Peu de textes ont conservé une telle modernité. Peu de textes peuvent ainsi toucher à travers les âges. Diderot se moque, joue avec son propre personnage qu’il met en scène, égratigne ses adversaires au passage, il dresse un portrait haut en couleurs d’un personnage qu’il veut symbolique d’une époque qui se cherche. Lui et Moi vont parler de musique, d’éducation, de morale, d’immoralité, de la société de leur époque en général. C’est une satire qui virevolte, tourne, rebondit, donne le vertige de par la virtuosité du langage, c’est l’un des plus grands moments des Lumières.

Les interprétations de Foucault et de Hegel

Quand des dogmatiques, c'est-à-dire des êtres, qui soit par arrogance, par aveuglement, ou par ignorance, sont sûrs d’avoir raison, quand ces dogmatiques s’intéressent à Diderot, cela donne des contresens, pourtant pas tellement soulignés par les nobles universitaires qui gardent le temple de notre littérature comme Cerbère les Enfers. Ainsi, cela ne dérange personne que Foucault ait décidé de faire rentrer « Le neveu de Rameau » coûte que coûte dans sa théorie, pourtant fort intéressante, exposée dans l’Histoire de la folie à l’âge classique ? Si Rameau pervertit la raison et la bien-pensance, et les transforme en raison cynique, le neveu n’a rien d’un fou, il est juste excité, un peu illuminé, carrément provocateur et surtout conscient de ses propres contradictions…Ce chaos de la pensée, cet anarchisme des mots et des idées, n’existe que pour s’opposer aux certitudes toujours en quête d’une vérité révélée. Franchement, l’interprétation de Foucault nous semble être un contresens absolu.

Quant à Hegel, il analyse « Le neveu de Rameau » dans la Phénoménologie de l’esprit. L’éclairage historique qu’il donne au texte, y voyant la formation de l’esprit prérévolutionnaire, nous semble extrêmement limitant, et enferme ainsi « Le neveu… » dans un contexte étriqué, comme si un texte atemporel comme « Le neveu de Rameau » pouvait se laisser enfermer dans un phénomène historique qui n’a rien de linéaire. En systématisant la pensée du « Neveu… », comme si Diderot était suffisamment binaire pour opposer un système philosophique à un autre, Hegel fait probablement à son tour un contresens. C’est à croire qu’il lit un dialogue de Diderot, comme on lit…mal un dialogue de Platon.

Diderot, l’homme du dialogue

Foucault et Hegel se trompent. Diderot accumule les paradoxes, les oppositions, les contrastes, les dissonances, pour perturber son lecteur, le faire réfléchir et non pas lui asséner un système à la place d’un autre. S’il s’aventure parfois dans un déterminisme ou un matérialisme osés, Diderot s’oppose aux universitaires français des années soixante ou aux universitaires allemands du dix neuvième siècle en cela qu’il cherche à déconstruire des systèmes lourds comme de la pierre de taille, qu’il renoue avec une traduction réflective d’engagement et de participation du lecteur, par sa cocasserie, son rythme, son humour, ses contradictions. Sans jeu de mots, c’est un homme du dialogue, dialogue entre auteur et lecteur, entre auteur et ses personnages, auteur avec lui-même, ou avec ses contemporains (Rêve de d’Alembert), entre cultures (Supplément au voyage de Bougainville) ; Diderot nous rappelle à tout moment la vanité de fonder une pensée figée, une morale asséchée, et la présomption de prétendre la faire seule, alors que nous n’existons que par l’existence des autres.

L’apologie de la contre-morale

Immoralité, a-moralité, ou encore une antimorale que Les Editions de Londres s’échinent à chercher sans la trouver. Comme dans cet autre chef d’œuvre, Jacques le fataliste, Diderot met en scène deux facettes opposées et pourtant complémentaires de sa personnalité. Il prête au neveu les mots et les idées subversives qui devraient faire sortir la société de ses gonds ; est-ce pour cela que « Le neveu de Rameau » reste un texte mystérieux dans l’œuvre de Diderot, car il faudra attendre Goethe pour que les lecteurs français en prennent connaissance ?

C’est l’ébauche d’une morale cynique. Le neveu fait l’apologie d’un mode de vie parasitaire où il s’agit d’en faire le moins possible, et d’obtenir le plus possible en exploitant habilement les vices de ses contemporains. On oublie probablement que le Dix Huitième siècle, qui nous est livré sur un plateau comme la réponse au Dix Septième siècle, est probablement une époque beaucoup plus ambiguë. Loin d’être cantonné à ce formidable saut unidirectionnel vers la modernité, le progrès, la joie de vivre, le Dix Huitième siècle fut aussi un siècle où les passions s’échauffent, où les jalousies (entre bourgeois et nobles, entre provinces et Paris, entre intellectuels et profiteurs) s’aiguisent, où le ton monte : la contradiction entre la morale officielle et les aspirations contrariées devient telle que le chaudron surchauffé explose. La Révolution n’est pas le produit d’une satisfaction généralisée, d’un consensus graduel visant à transformer la société ; c’est un mouvement violent, radical, qui ne peut se comprendre qu’en dé-idéalisant la société des Lumières. Et c’est bien dans ce contexte que s’inscrit « Le neveu de Rameau ». Face à ce personnage pré-nietzchéen qu’est Rameau, Diderot oppose un Moi qui joue le rôle de balancier, comme celui de ces pirogues de l’époque du Supplément au voyage de Bougainville

Ce n’est donc pas une apologie de l’immoralité que nous fait Diderot ; ce serait une apologie de l’antimorale ou de la contre-morale. Contre l’hypocrisie, contre les faux-semblants, l’exposé d’une morale différente, finalement, aussi acceptable, car le Neveu n’est pas si différent de ceux qu’il parasite, eux-mêmes des parasites d’autres parasites. Cette société en évolution, Diderot sait bien qu’elle peut se comprendre comme une immense chaîne de parasites qui doivent leur situation matérielle et sociale à la flatterie, à la goujaterie, au respect de règles dont la morale est finalement absente. Qu’est-ce qu’une morale simplement apprise et répétée ? Qu’est-ce qu’une morale qui s’apparente à une soumission sociale ? Diderot cherche la morale dans son exposé et dans sa face cachée, celle proposée avec courage et une certaine honnêteté par le neveu de Rameau, qui d’une certaine façon est plus moral que son oncle puisqu’il accepte la discussion, accepte l’existence d’une opinion autre. C’est finalement au principe même d’une morale sèche, monolithique que Diderot s’en prend.

Le dialogue est aussi une parodie de maïeutique socratique, il dit une chose et son contraire, prétend parfois le contraire de ce qu’il pense, pour ensuite se désavouer, directement, ou par le truchement de son personnage. Et pour nous plonger encore davantage dans la confusion, il lui arrive de révéler sa vraie pensée, comme ici par exemple : « Voilà, en vérité, la différence la plus marquée entre mon homme et la plupart de nos entours. Il avouait les vices qu’il avait, que les autres ont ; mais il n’était pas hypocrite. Il n’était ni plus ni moins abominable qu’eux, il était seulement plus franc et plus conséquent, et quelquefois profond dans sa dépravation. »

Finalement, qu’est-ce qu’une morale sans choix ? Qu’est-ce qu’une morale sans contre-morale ? A l’opposé des tenants d’un monde prédéfini, absolu, pré-existant, les Platon ou les Rousseau, il y a ceux qui comme Diderot ont déjà jeté les bases de la relativité de toute morale.

Un cri de liberté

Il n’y a pas de morale sans liberté, ni de liberté sans morale. Si la morale ne sait pas évoluer, on n’a franchement pas besoin de morale ; or, seule la liberté peut rendre la morale évolutive. « Le neveu de Rameau » est un cri de liberté, un manifeste du libre-penseur athée, fasciné par les avancées de la connaissance scientifique, qu’est Diderot, c’est un pamphlet contre les conventions et les conformismes sociaux. Diderot est un vrai rebelle. Au-delà des croyances de son époque, au-delà des convictions si faciles à ancrer dans un réel atemporel, il n’oublie pas la vie humaine, pleine de contradictions, de nuances, paradoxe dans son essence, il nous rappelle le risque de la formater ou de la façonner par la simple raison, et d’astreindre l’homme, organisme vivant, à l’abstraction d’une morale sûre d’elle, sans pour autant nier l’utilité de la recherche d’une morale. Comme nous le disions, c’est bien par l’identification d’une contre-morale ou d’une antimorale que les traits saillants d’une morale opératoire se dessinent. « Le neveu de Rameau » va au-delà des Lumières, car c’est aussi une révolte contre la raison. L’esprit des Lumières a bien deux facettes, que nul ne symbolise comme Diderot : l’Encyclopédie, la recherche de la raison objective pour échapper au dogmatisme social, philosophique, classique, religieux, politique du début du Dix Huitième siècle, mais aussi la conscience aiguë que vouloir reconstruire une autre morale, un autre système, c’est risquer de retourner dans une autre forme de dogmatisme intellectuel. Pour Diderot, toute certitude est contrebalancée par une autre certitude, celle du neveu vaut peut être celle de Moi, et « rira bien qui rira le dernier. »

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