Le Rêve de d’Alembert

BORDEU.

Eh bien! Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? Est-ce qu’il est malade ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je le crains ; il a eu la nuit la plus agitée.

BORDEU.

Est-il éveillé ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Pas encore.

BORDEU.

(Après s’être approché du lit de D’Alembert et lui avoir tâté le pouls et la peau.)

Ce ne sera rien.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Vous croyez?

BORDEU.

J’en réponds. Le pouls est bon… un peu faible… la peau moite… la respiration facile.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

N’y a-t-il rien à lui faire ?

BORDEU.

Rien.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Tant mieux, car il déteste les remèdes.

BORDEU.

Et moi aussi. Qu’a-t-il mangé à souper ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Il n’a rien voulu prendre. Je ne sais où il avait passé la soirée, mais il est revenu soucieux.

BORDEU.

C’est un petit mouvement fébrile qui n’aura point de suite.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

En rentrant, il a pris sa robe de chambre, son bonnet de nuit, et s’est jeté dans son fauteuil, où il s’est assoupi.

BORDEU.

Le sommeil est bon partout ; mais il eût été mieux dans son lit.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Il s’est fâché contre Antoine, qui le lui disait ; il a fallu le tirailler une demi-heure pour le faire coucher.

BORDEU.

C’est ce qui m’arrive tous les jours, quoique je me porte bien.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Quand il a été couché, au lieu de reposer comme à son ordinaire, car il dort comme un enfant, il s’est mis à se tourner, à se retourner, à tirer ses bras, à écarter ses couvertures, et à parler haut.

BORDEU.

Et qu’est-ce qu’il disait ? De la géométrie ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Non ; cela avait tout l’air du délire. C’était, en commençant, un galimatias de cordes vibrantes et de fibres sensibles. Cela m’a paru si fou que, résolue de ne le pas quitter de la nuit et ne sachant que faire, j’ai approché une petite table du pied de son lit, et je me suis mise à écrire tout ce que j’ai pu attraper de sa rêvasserie.

BORDEU.

Bon tour de tête qui est bien de vous. Et peut-on voir cela ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Sans difficulté ; mais je veux mourir, si vous y comprenez quelque chose.

BORDEU.

Peut-être.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Docteur, êtes-vous prêt ?

BORDEU.

Oui.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Écoutez. « Un point vivant… Non, je me trompe. Rien d’abord, puis un point vivant… À ce point vivant il s’en applique un autre, encore un autre ; et par ces applications successives il résulte un être un, car je suis bien un, je n’en saurais douter… (En disant cela, il se tâtait partout.) Mais comment cette unité s’est-elle faite ? (Eh ! mon ami, lui ai-je dit, qu’est-ce que cela vous fait ? dormez… Il s’est tu. Après un moment de silence, il a repris comme s’il s’adressait à quelqu’un.) Tenez, philosophe, je vois bien un agrégat, un tissu de petits êtres sensibles, mais un animal !… un tout ! Un système un, lui, ayant la conscience de son unité ! Je ne le vois pas, non, je ne le vois pas… » Docteur, y entendez-vous quelque chose ?

BORDEU.

À merveille.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Vous êtes bien heureux… « Ma difficulté vient peut-être d’une fausse idée. »

BORDEU.

Est-ce vous qui parlez ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Non, c’est le rêveur.

Je continue… Il a ajouté, en s’apostrophant lui-même : « Mon ami D’Alembert, prenez-y garde, vous ne supposez que de la contiguïté où il y a continuité… Oui, il est assez malin pour me dire cela… Et la formation de cette continuité ? Elle ne l’embarrassera guère… Comme une goutte de mercure se fond dans une autre goutte de mercure, une molécule sensible et vivante se fond dans une molécule sensible et vivante… D’abord il avait deux gouttes, après le contact il n’y en a plus qu’une… Avant l’assimilation il y avait deux molécules, après l’assimilation il n’y eu a plus qu’une… La sensibilité devient commune à la masse commune… En effet, pourquoi non ?… Je distinguerai par la pensée sur la longueur de la fibre animale tant de parties qu’il me plaira, mais la libre sera continue, une… oui, une… Le contact de deux molécules homogènes, parfaitement homogènes, forme la continuité… et c’est le cas de l’union, de la cohésion, de la combinaison, de l’identité la plus complète qu’on puisse imaginer… Oui, philosophe, si ces molécules sont élémentaires et simples ; mais si ce sont des agrégats, si ce sont des composés ?… La combinaison ne s’en fera pas moins, et en conséquence l’identité, la continuité… Et puis l’action et la réaction habituelles… Il est certain que le contact de deux molécules vivantes est tout autre chose que la contiguïté de deux masses inertes… Passons, passons ; on pourrait peut-être vous chicaner ; mais je ne m’en soucie pas ; je n’épilogue jamais… Cependant reprenons. Un fil d’or très pur, je m’en souviens, c’est une comparaison qu’il m’a faite ; un réseau homogène, entre les molécules duquel d’autres s’interposent et forment peut-être un autre réseau homogène, un tissu de matière sensible, un contact qui assimile, de la sensibilité active ici, inerte là, qui se communique comme le mouvement, sans compter, comme il l’a très bien dit, qu’il doit y avoir de la différence entre le contact de deux molécules sensibles et le contact de deux molécules qui ne le seraient pas ; et cette différence, quelle peut-elle être ?… une action, une réaction habituelles… et cette action et réaction avec un caractère particulier… Tout concourt donc à produire une sorte d’unité qui n’existe que dans l’animal… Ma foi, si ce n’est pas de la vérité, cela y ressemble fort… » Vous riez, docteur ; est-ce que vous trouvez du sens à cela ?

BORDEU.

Beaucoup.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Il n’est donc pas fou ?

BORDEU.

Nullement.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Après ce préambule, il s’est mis à crier : « Mademoiselle de l’Espinasse ! Mademoiselle de l’Espinasse ! — Que voulez-vous ? — Avez-vous vu quelquefois un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche ?… Le monde, ou la masse générale de la matière, est la ruche… Les avez-vous vues s’en aller former à l’extrémité de la branche d’un arbre une longue grappe de petits animaux ailés, tous accrochés les uns aux autres par les pattes ?… Cette grappe est un être, un individu, un animal quelconque… Mais ces grappes devraient se ressembler toutes… Oui, s’il n’admettait qu’une seule matière homogène… Les avez-vous vues ? — Oui, je les ai vues. — Vous les avez vues ? — Oui, mon ami, je vous dis que oui. — Si l’une de ces abeilles s’avise de pincer d’une façon quelconque l’abeille à laquelle elle s’est accrochée, que croyez-vous qu’il en arrive ? Dites donc. — Je n’en sais rien. — Dites toujours… Vous l’ignorez donc, mais le philosophe ne l’ignore pas, lui. Si vous le voyez jamais, et vous le verrez ou vous ne le verrez pas, car il me l’a promis, il vous dira que celle-ci pincera la suivante ; qu’il s’excitera dans toute la grappe autant de sensations qu’il y a de petits animaux ; que le tout s’agitera, se remuera, changera de situation et de forme ; qu’il s’élèvera du bruit, de petits cris, et que celui qui n’aurait jamais vu une pareille grappe s’arranger, serait tenté de la prendre pour un animal à cinq ou six cents têtes et à mille ou douze cents ailes… » Eh bien, docteur ?

BORDEU.

Eh bien, savez-vous que ce rêve est fort beau, et que vous avez bien fait de l’écrire.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Rêvez-vous aussi ?

BORDEU.

Si peu, que je m’engagerais presque à vous dire la suite.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je vous en défie.

BORDEU.

Vous m’en défiez ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Oui.

BORDEU.

Et si je rencontre ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Si vous rencontrez, je vous promets… je vous promets de vous tenir pour le plus grand fou qu’il y ait au monde.

BORDEU.

Regardez sur votre papier et écoutez-moi : L’homme qui prendrait cette grappe pour un animal se tromperait ; mais, mademoiselle, je présume qu’il a continué de vous adresser la parole. Voulez-vous qu’il juge plus sainement ? Voulez-vous transformer la grappe d’abeilles en un seul et unique animal ? Amollissez les pattes par lesquelles elles se tiennent ; de contiguës qu’elles étaient, rendez-les continues. Entre ce nouvel état de la grappe et le précédent, il y a certainement une différence marquée ; et quelle peut être cette différence, sinon qu’à présent c’est un tout, un animal un, et qu’auparavant ce n’était qu’un assemblage d’animaux ?… Tous nos organes…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Tous nos organes !

BORDEU.

Pour celui qui a exercé la médecine et fait quelques observations…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Après !

BORDEU.

Après ? Ne sont que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une sympathie, une unité, une identité générales.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

J’en suis confondue ; c’est cela, et presque mot pour mot. Je puis donc assurer à présent à toute la terre qu’il n’y a aucune différence entre un médecin qui veille et un philosophe qui rêve.

BORDEU.

On s’en doutait. Est-ce là tout ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Oh que non, vous n’y êtes pas. Après votre radotage ou le sien, il m’a dit : « Mademoiselle ? — Mon ami. — Approchez- vous… encore… encore… J’aurais une chose à vous proposer. — Qu’est-ce ? — Tenez cette grappe, la voilà, vous la croyez bien là, là ; faisons une expérience. — Quelle ? — Prenez vos ciseaux ; coupent-ils bien ? — À ravir. — Approchez doucement, tout doucement, et séparez-moi ces abeilles, mais prenez garde de les diviser par la moitié du corps, coupez juste à l’endroit où elles se sont assimilées par les pattes. Ne craignez rien, vous les blesserez un peu, mais vous ne les tuerez pas… Fort bien, vous êtes adroite comme une fée… Voyez-vous comme elles s’envolent chacune de son côté ? Elles s’envolent une à une, deux à deux, trois à trois. Combien il y en a ! Si vous m’avez bien compris… vous m’avez bien compris? — Fort bien. — Supposez maintenant… supposez… » Ma foi, docteur, j’entendais si peu ce que j’écrivais ; il parlait si bas, cet endroit de mon papier est si barbouillé que je ne le saurais lire.

BORDEU.

J’y suppléerai, si vous voulez.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Si vous pouvez.

BORDEU.

Rien de plus facile. Supposez ces abeilles si petites, si petites que leur organisation échappât toujours au tranchant grossier de votre ciseau : vous pousserez la division si loin qu’il vous plaira sans en faire mourir aucune, et ce tout, formé d’abeilles imperceptibles, sera un véritable polype que vous ne détruirez qu’en l’écrasant. La différence de la grappe d’abeilles continues, et de la grappe d’abeilles contiguës, est précisément celle des animaux ordinaires, tels que nous, les poissons, et des vers, des serpents et des animaux polypeux ; encore toute cette théorie souffre-t-elle quelques modifications…

(Ici mademoiselle de l’Espinasse se lève brusquement et va tirer le cordon de la sonnette).

Doucement, doucement, mademoiselle, vous l’éveillerez, et il a besoin de repos.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je n’y pensais pas, tant j’en suis étourdie.

(Au domestique qui entre.)

Qui de vous a été chez le docteur ?

LE DOMESTIQUE.

C’est moi, mademoiselle.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Y a-t-il longtemps ?

LE DOMESTIQUE.

Il n’y a pas une heure que j’en suis revenu.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

N’y avez-vous rien porté ?

LE DOMESTIQUE.

Rien.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Point de papier ?

LE DOMESTIQUE.

Aucun.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Voilà qui est bien, allez… Je n’en reviens pas. Tenez, docteur, j’ai soupçonné quelqu’un d’eux de vous avoir communiqué mon griffonnage.

BORDEU.

Je vous assure qu’il n’en est rien.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

À présent que je connais votre talent, vous me serez d’un grand secours dans la société. Sa rêvasserie n’en est pas demeurée là.

BORDEU.

Tant mieux.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Vous n’y voyez donc rien de fâcheux ?

BORDEU.

Pas la moindre chose.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Il a continué… « Eh bien, philosophe, vous concevez donc des polypes de toute espèce, même des polypes humains ?… Mais la nature ne nous en offre pas. »

BORDEU.

Il n’avait pas connaissance de ces deux filles qui se tenaient par la tête, les épaules, le dos, les fesses et les cuisses, qui ont vécu ainsi accolées jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, et qui sont mortes à quelques minutes l’une de l’autre. Ensuite il a dit ?…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Des folies qui ne s’entendent qu’aux Petites-Maisons. Il a dit : « Cela est passé ou cela viendra. Et puis qui sait l’état des choses dans les autres planètes ? »

BORDEU.

Peut-être ne faut-il pas aller si loin.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

« Dans Jupiter ou dans Saturne, des polypes humains ! Les mâles se résolvant en mâles, les femelles en femelles, cela est plaisant… (Là, il s’est mis à faire des éclats de rire à m’effrayer.) L’homme se résolvant en une infinité d’hommes atomiques, qu’on renferme entre des feuilles de papier comme des œufs d’insectes, qui filent leurs coques, qui restent un certain temps en chrysalides, qui percent leurs coques et qui s’échappent en papillons, une société d’hommes formée, une province entière peuplée des débris d’un seul, cela est tout à fait agréable à imaginer… (Et puis les éclats de rire ont repris.) Si l’homme se résout quelque part en une infinité d’hommes animalcules, on y doit avoir moins de répugnance à mourir ; on y répare si facilement la perte d’un homme, qu’elle y doit causer peu de regrets. »

BORDEU.

Cette extravagante supposition est presque l’histoire réelle de toutes les espèces d’animaux subsistants et à venir. Si l’homme ne se résout pas en une infinité d’hommes, il se résout, du moins, en une infinité d’animalcules dont il est impossible de prévoir les métamorphoses et l’organisation future et dernière. Qui sait si ce n’est pas la pépinière d’une seconde génération d’êtres, séparée de celle-ci par un intervalle incompréhensible de siècles et de développements successifs ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Que marmottez-vous là tout bas, docteur ?

BORDEU.

Rien, rien, je rêvais de mon côté. Mademoiselle, continuez de lire.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

« Tout bien considéré, pourtant, j’aime mieux notre façon de repeupler, a-t-il ajouté… Philosophe, vous qui savez ce qui se passe là où ailleurs, dites-moi, la dissolution de différentes parties n’y donne-t-elle pas des hommes de différents caractères ? La cervelle, le cœur, la poitrine, les pieds, les mains, les testicules… Oh ! Comme cela simplifie la morale !… Un homme né, une femme provenue… (Docteur, vous me permettrez de passer ceci…) Une chambre chaude, tapissée de petits cornets, et sur chacun de ces cornets une étiquette : guerriers, magistrats, philosophes, poètes, cornet de courtisans, cornet de catins, cornet de rois. »

BORDEU.

Cela est bien gai et bien fou. Voilà ce qui s’appelle rêver, et une vision qui me ramène à quelques phénomènes assez singuliers.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Ensuite il s’est mis à marmotter je ne sais quoi de graines, de lambeaux de chair mis en macération dans de l’eau, de différentes races d’animaux successifs qu’il voyait naître et passer. Il avait imité avec sa main droite le tube d’un microscope, et avec sa gauche, je crois, l’orifice d’un vase. Il regardait dans le vase par ce tube, et il disait : « Voltaire en plaisantera tant qu’il voudra, mais l’Anguillard  a raison ; j’en crois mes yeux ; je les vois : combien il y en a ! Comme ils vont ! Comme ils viennent ! Comme ils frétillent !… » Le vase où il apercevait tant de générations momentanées, il le comparait à l’univers ; il voyait dans une goutte d’eau l’histoire du monde. Cette idée lui paraissait grande ; il la trouvait tout à fait conforme à la bonne philosophie qui étudie les grands corps dans les petits. Il disait : « Dans la goutte d’eau de Needham, tout s’exécute et se passe en un clin d’œil. Dans le monde, le même phénomène dure un peu davantage ; mais qu’est-ce que notre durée en comparaison de l’éternité des temps ? Moins que la goutte que j’ai prise avec la pointe d’une aiguille, en comparaison de l’espace illimité qui m’environne. Suite indéfinie d’animalcules dans l’atome qui fermente, même suite indéfinie d’animalcules dans l’autre atome qu’on appelle la Terre. Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? Qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et n’en aura jamais d’autre.

« Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui ressemble à elle-même un instant : Rerum novus nascitur ordo, voilà son inscription éternelle… » Puis il ajoutait en soupirant : « vanité de nos pensées ! Ô pauvreté de la gloire et de nos travaux ! Ô misère ! Ô petitesse de nos vues ! Il n’y a rien de solide que de boire, manger, vivre, aimer et dormir… Mademoiselle de l’Espinasse, où êtes-vous ? — Me voilà. » — Alors son visage s’est coloré. J’ai voulu lui tâter le pouls, mais je ne sais où il avait caché sa main. Il paraissait éprouver une convulsion. Sa bouche s’était entr’ouverte, son haleine était pressée ; il a poussé un profond soupir, et puis un soupir plus faible et plus profond encore ; il a retourné sa tête sur son oreiller et s’est endormi. Je le regardais avec attention, et j’étais toute émue sans savoir pourquoi, le cœur me battait, et ce n’était pas de peur. Au bout de quelques moments, j’ai vu un léger sourire errer sur ses lèvres ; il disait tout bas : « Dans une planète où les hommes se multiplieraient à la manière des poissons, où le frai d’un homme pressé sur le frai d’une femme… J’y aurais moins de regret… Il ne faut rien perdre de ce qui peut avoir son utilité. Mademoiselle, si cela pouvait se recueillir, être enfermé dans un flacon et envoyé de grand matin à Needham… » Docteur, et vous n’appelez pas cela de la déraison ?

BORDEU.

Auprès de vous, assurément.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Auprès de moi, loin de moi, c’est tout un, et vous ne savez ce que vous dites. J’avais espéré que le reste de la nuit serait tranquille.

BORDEU.

Cela produit ordinairement cet effet.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Point du tout ; sur les deux heures du matin, il en est revenu à sa goutte d’eau, qu’il appelait un mi…cro…

BORDEU.

Un microcosme.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

C’est son mot. Il admirait la sagacité des anciens philosophes. Il disait ou faisait dire à son philosophe, je ne sais lequel des deux : « Si lorsque Épicure assurait que la terre contenait les germes de tout, et que l’espèce animale était le produit de la fermentation, il avait proposé de montrer une image en petit de ce qui s’était fait en grand à l’origine des temps, que lui aurait-on répondu ?… Et vous l’avez sous vos yeux cette image, et elle ne vous apprend rien… Qui sait si la fermentation et ses produits sont épuisés ? Qui sait à quel instant de la succession de ces générations animales nous en sommes ? Qui sait si ce bipède déformé, qui n’a que quatre pieds de hauteur, qu’on appelle encore dans le voisinage du pôle un homme, et qui ne tarderait pas à perdre ce nom en se déformant un peu davantage, n’est pas l’image d’une espèce qui passe ? Qui sait s’il n’en est pas ainsi de toutes les espèces d’animaux ? Qui sait si tout ne tend pas à se réduire à un grand sédiment inerte et immobile ? Qui sait quelle sera la durée de cette inertie ? Qui sait quelle race nouvelle peut résulter derechef d’un amas aussi grand de points sensibles et vivants ? Pourquoi pas un seul animal ? Qu’était l’éléphant dans son origine ? Peut-être l’animal énorme tel qu’il nous paraît, peut-être un atome, car tous les deux sont également possibles ; ils ne supposent que le mouvement et les propriétés diverses de la matière… L’éléphant, cette masse énorme, organisée, le produit subit de la fermentation ! Pourquoi non ? Le rapport de ce grand quadrupède à sa matrice première est moindre que celui du vermisseau à la molécule de farine qui l’a produit ; mais le vermisseau n’est qu’un vermisseau… C’est-à-dire que la petitesse qui vous dérobe son organisation lui ôte son merveilleux… Le prodige, c’est la vie, c’est la sensibilité ; et ce prodige n’en est plus un… Lorsque j’ai vu la matière inerte passer à l’état sensible, rien ne doit plus m’étonner… Quelle comparaison d’un petit nombre d’éléments mis en fermentation dans le creux de ma main, et de ce réservoir immense d’éléments divers épars dans les entrailles de la terre, à sa surface, au sein des mers, dans le vague des airs !… Cependant, puisque les mêmes causes subsistent, pourquoi les effets ont-ils cessé ? Pourquoi ne voyons-nous plus le taureau percer la terre de sa corne, appuyer ses pieds contre le sol, et faire effort pour en dégager son corps pesant ? … Laissez passer la race présente des animaux subsistants ; laissez agir le grand sédiment inerte quelques millions de siècles. Peut-être faut-il, pour renouveler les espèces, dix fois plus de temps qu’il n’en est accordé à leur durée. Attendez, et ne vous hâtez pas de prononcer sur le grand travail de nature. Vous avez deux grands phénomènes, le passage de l’état d’inertie à l’état de sensibilité, et les générations spontanées ; qu’ils vous suffisent : tirez-en de justes conséquences, et dans un ordre de choses où il n’y a ni grand ni petit, ni durable, ni passager absolus, garantissez-vous du sophisme de l’éphémère… » Docteur, qu’est-ce que c’est que le sophisme de l’éphémère ?

BORDEU.

C’est celui d’un être passager qui croit à l’immortalité des choses.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

La rose de Fontenelle qui disait que de mémoire de rose on n’avait vu mourir un jardinier ?

BORDEU.

Précisément ; cela est léger et profond.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Pourquoi vos philosophes ne s’expriment-ils pas avec la grâce de celui-ci ? Nous les entendrions.

BORDEU.

Franchement, je ne sais si ce ton frivole convient aux sujets graves.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Qu’appelez-vous un sujet grave ?

BORDEU.

Mais la sensibilité générale, la formation de l’être sentant, son unité, l’origine des animaux, leur durée, et toutes les questions auxquelles cela tient.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Moi, j’appelle cela des folies auxquelles je permets de rêver quand on dort, mais dont un homme de bon sens qui veille ne s’occupera jamais.

BORDEU.

Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

C’est que les unes sont si claires qu’il est inutile d’en chercher la raison, d’autres si obscures qu’on n’y voit goutte, et toutes de la plus parfaite inutilité.

BORDEU.

Croyez-vous, mademoiselle, qu’il soit indifférent de nier ou d’admettre une intelligence suprême ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Non.

BORDEU.

Croyez-vous qu’on puisse prendre parti sur l’intelligence suprême, sans savoir à quoi s’en tenir sur l’éternité de la matière et ses propriétés, la distinction des deux substances, la nature de l’homme et la production des animaux ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Non.

BORDEU.

Ces questions ne sont donc pas aussi oiseuses que vous les disiez.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Mais que me fait à moi leur importance, si je ne saurais les éclaircir ?

BORDEU.

Et comment le saurez-vous, si vous ne les examinez point ? Mais pourrais-je vous demander celles que vous trouvez si claires que l’examen vous en paraît superflu ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Celles de mon unité, de mon moi, par exemple. Pardi, il me semble qu’il ne faut pas tant verbiager pour savoir que je suis moi, que j’ai toujours été moi, et que je ne serai jamais une autre.

BORDEU.

Sans doute le fait est clair, mais la raison du fait ne l’est aucunement, surtout dans l’hypothèse de ceux qui n’admettent qu’une substance et qui expliquent la formation de l’homme ou de l’animal en général par l’apposition successive de plusieurs molécules sensibles. Chaque molécule sensible avait son moi avant l’application ; mais comment l’a-t-elle perdu, et comment de toutes ces pertes en est-il résulté la conscience d’un tout ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Il me semble que le contact seul suffit. Voici une expérience que j’ai faite cent fois… mais attendez… Il faut que j’aille voir ce qui se passe entre ces rideaux… il dort… Lorsque je pose ma main sur ma cuisse, je sens bien d’abord que ma main n’est pas ma cuisse, mais quelque temps après, lorsque la chaleur est égale dans l’une et l’autre, je ne les distingue plus ; les limites des deux parties se confondent et n’en font plus qu’une.

BORDEU.

Oui, jusqu’à ce qu’on vous pique l’une ou l’autre ; alors la distinction renaît. Il y a donc en vous quelque chose qui n’ignore pas si c’est votre main ou votre cuisse qu’on a piquée, et ce quelque chose-là, ce n’est pas votre pied, ce n’est pas même votre main piquée ; c’est elle qui souffre, mais c’est autre chose qui le sait et qui ne souffre pas.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Mais je crois que c’est ma tête.

BORDEU.

Toute votre tête ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Non, tenez, docteur, je vais m’expliquer par une comparaison, les comparaisons sont presque toute la raison des femmes et des poètes. Imaginez une araignée…

D’ALEMBERT.

Qui est-ce qui est là ?… Est-ce vous, mademoiselle de l’Espinasse ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Paix, paix…

(Mademoiselle de L’Espinasse et le docteur gardent le silence pendant quelque temps, ensuite mademoiselle de L’Espinasse dit à voix basse) :

Je le crois rendormi.

BORDEU.

Non, il me semble que j’entends quelque chose.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Vous avez raison ; est-ce qu’il reprendrait son rêve ?

BORDEU.

Écoutons.

D’ALEMBERT.

Pourquoi suis-je tel ? C’est qu’il a fallu que je fusse tel… Ici, oui, mais ailleurs ? Au pôle ? Mais sous la ligne ? Mais dans Saturne ?… Si une distance de quelques mille lieues change mon espèce, que ne fera point d’intervalle de quelques milliers de diamètres terrestres ?… Et si tout est un flux général, comme le spectacle de l’univers me le montre partout, que ne produiront point ici et ailleurs la durée et les vicissitudes de quelques millions de siècles ? Qui sait ce qu’est l’être pensant et sentant en Saturne ?… Mais y a-t-il en Saturne du sentiment et de la pensée ?… pourquoi non ?… L’être sentant et pensant en Saturne aurait-il plus de sens que je n’en ai ?… Si cela est, ah ! Qu’il est malheureux le Saturnien !… Plus de sens, plus de besoins

BORDEU.

Il a raison ; les organes produisent les besoins, et réciproquement les besoins produisent les organes.

 

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Docteur, délirez-vous aussi ?

BORDEU.

Pourquoi non ? J’ai vu deux moignons devenir à la longue, deux bras.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Vous mentez.

BORDEU.

Il est vrai ; mais au défaut de deux bras qui manquaient, j’ai vu deux omoplates s’allonger, se mouvoir en pince, et devenir deux moignons.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Quelle folie !

FIN DE L’EXTRAIT

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