III
ARRIVÉE

On descend les « colis » à Montevideo. C'est la jolie petite capitale riche et calme de la République orientale de l'Uruguay.

Les colis, ce sont des femmes. Ainsi parlent les gens du milieu.

Il y a des colis de dix-sept à vingt kilos, c'est-à-dire des femmes de dix-sept à vingt ans. Ces colis-là n'ont pas le poids. Ils nécessitent de faux papiers. On les embarque aussi clandestinement. Les gens du milieu ont des complices sur tous les bateaux. Quand ce n'est pas dans le personnel « garçons », c'est dans le personnel « officiers ». Je sais très bien ce que je dis. À mes amis les officiers de la marine au long cours qui se froisseraient de l'affirmation, je répondrais que cela ne me gêne pas quand on arrête un publiciste qui vend des légions d'honneur ou qui fait chanter ces messieurs du monde ou de la Finance. Les « colis » clandestins voyagent à leur manière. On en trouve dans le fond, habillés en chauffeur. Lors des inspections les complices les cachent dans une chaudière éteinte, dans une manche à air, dans le coffre à bouées, dans le tunnel de la machine. Ces colis-là sont fragiles, aussi ne voient-ils jamais le jour pendant tout le voyage. On ne leur donne de l'air que la nuit quand les lumières sont basses et les étoiles sont hautes.

Ces faux-poids sans passeport et sans billet ne s'arrêtent pas toujours à Montevideo. Ils continuent jusqu'à Buenos Aires. Là, le bateau reste huit jours. On a le temps de les faire filer. Quand les filles sont découvertes et qu'elles ne sont pas « mignonnes », les autorités sud-américaines les rembarquent sur le même paquebot. Mais on n'a jamais vu une jolie Franchucha (expression argentine qui signifie à la fois Française et fille de mauvaises mœurs) ramenée à bord. Je comprends assez bien cela.

En dehors de ces cas, le débarquement s'opère à Montevideo.

Je ne dirai pas que l'Uruguay est un pays francophile. Il n'y a pas de pays francophile. Et c'est bien ainsi. Le jour où nos seigneurs auront compris cela, notre diplomatie aura fait un grand pas dans la science des relations internationales. Mais ce n'est pas la question.

Et l'Uruguay a des gestes gracieux à notre égard. Ainsi pour descendre sur ses terres, le Français n'a pas besoin de visas.

De plus ses fonctionnaires ne sont pas aussi bêtes que les autres fonctionnaires du reste de l'Amérique — du Nord au Sud bien entendu. Aussi bêtes ou aussi fripouilles.

Ils ne viennent pas avec un coutelas afin de vous ouvrir le ventre pour voir si la longueur de votre appendice est bien conforme à la longueur de l'appendice réglementaire, faute de quoi vous ne sauriez fouler sans la ternir, la terre délicate et désormais nationale où leurs grands-pères, pieds et mains sales, ont débarqué comme bouviers.

L'Uruguay offre un autre avantage : c'est le Mihanovitch.

M. Mihanovich était polonais. Il est venu jadis dans ces régions du Sud. Il a fait fortune et même il est mort. Cependant il a laissé des bateaux de rivière qui sont éclairés comme un casino et qui vont et viennent sans autre prétention sur le Rio de la Plata. Ils partent tous les soirs que fait le Créateur, à dix heures de Montevideo et de Buenos Aires, et, tous les matins, que doit faire également le Créateur, ils arrivent à huit heures à Buenos Aires et à Montevideo.

Sur les Mihanovitch, on n'a pas l'air d'un grand voyageur, mais d'un voisin qui rend visite à son voisin. Et la police vous laisse en paix.

Ainsi vont les petites femmes de ces messieurs, de l'Uruguay en Argentine.

Le Malte entrait à Montevideo.

Depuis le matin Lucien Carlet ne parlait plus à Blanche Tuman. Il passait devant elle comme s'il ne la connaissait pas.

— C'est idiot, tout le monde sait bien que vous êtes avec la gosse !

Il me répondit qu'il savait ce qu'il faisait.

— Je lui ai appris sa leçon, me dit-il. Allez la voir, vous me direz si elle l'a bien retenue.

— Quelle leçon ?

— Ce qu'elle doit dire aux policiers, ce qu'elle doit faire.

La Galline était sous les armes. De petites armes. Chapeau noir, robe noire, valise à côté d'elle. Par sainte Marie-Madeleine, sa patronne, elle n'était pas fière ! Je la remontais. Elle m'assura qu'elle avait très peur.

— Voyons, que direz-vous aux policiers qui vous appelleront dans le bar pour vérifier vos papiers ?

— Je ne leur dirai rien. S'ils me parlent, alors je leur dirai que je vais chez ma tante qui est couturière et qui habite... Tenez ! Je ne sais plus. J'ai oublié ce qu'il m'a dit. Je n'aime pas mentir. Qu'est-ce que je vais faire ?

Je fis un signe à Lu-lu qui tout de même s'approcha :

— Où habite-t-elle ma tante ? J'ai oublié.

— Posito ! À Po-si-to, tu as compris. Répète un peu. C'est une plage tout près d'ici. Répète, je te dis.

— Je vais pleurer !

— N. de D. ! fit Lulu, et il s'en alla.

Le bateau accostait.

Il y avait sur le quai quelques barbeaux français. Ils seraient volés aujourd'hui. Pas de colis pour eux. Ils devaient le savoir, mais ils venaient à tout hasard, par habitude. Lulu leur fit un léger signe d'amitié. Ils répondirent discrètement. La liaison était bien organisée.

La police s'installa au bar des premières.

Les passagers pour Montevideo y étaient aussi. Et du pont, Lulu, par une fenêtre, surveillait sa marchandise.

Vint le tour de la pauvre Galline. Les policiers prirent son passeport. Elle tremblait. Lulu, tout à fait dégoûté de la faiblesse féminine, regardait la scène en se mordant la lèvre. Un policier interrogea l'enfant. Ce fut du beau ! Elle parla de sa tante, d'une plage qui était par là... Ah ! L'innocente !

C'est à ce moment que je vis une chose qui ressemblait à la décision suprême d'un général en chef devant l'ennemi. Lucien Carlet, ayant tout compris, quitta son poste d'observation, entra dans le bar, marcha sur la police et dit :

— Pourquoi lui faites-vous des difficultés à cette jeune fille ? C'est moi qui suis chargé de l'aider dans son voyage. Elle est timide. Elle ne sait pas vous répondre. C'est la première fois qu'elle quitte sa famille. Elle vient ici chez sa tante qui est couturière à Posito.

— Comment s'appelle cette tante ? demanda le policier.

— Comment s'appelle-t-elle votre tante, fit Lulu ? Mme Beaumartin, je crois ?

— Oui, Mme Beaumartin.

— Il faut le dire, voyons, puisque ces messieurs vous interrogent. Ils ne vous demandent pas cela pour vous faire du mal. Votre passeport n'est-il pas en règle ?

S'avançant vers le fonctionnaire qui tenait le papier :

— Il est en règle.

FIN DE L’EXTRAIT

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