Préface des Editions de Londres

« Le crime d’Orcival » est un roman d’Emile Gaboriau paru dans Le Petit Journal en 1866, puis publié en 1867. Après le succès de L’affaire Lerouge (succès d’ailleurs obtenu lors de sa deuxième publication en feuilleton dans le journal « Le Soleil », trois ans après sa parution initiale…), voici la deuxième aventure de l’inspecteur Lecoq. « Le crime d’Orcival » offre de nombreuses similitudes avec L’affaire Lerouge et avec « Monsieur Lecoq ».

Bref résumé

Un matin de Juillet, sur le domaine de Valfeuillu, dans la petite commune d’Orcival, deux braconniers découvrent le corps ensanglanté de la Comtesse de Trémorel. Ils hésitent, mais finissent par avertir le maire, Monsieur Courtois, lequel fait aussitôt prévenir le juge de paix, le père Plantat, un ancien avoué de Melun. Ils entrent dans la propriété, découvrent des traces de lutte violente un peu partout dans la maison, et aussitôt soupçonnent le double meurtre. Toutefois, on a beau chercher, le cadavre du Comte de Trémorel reste introuvable. Le juge d’instruction Domini arrive sur les lieux au chapitre trois, et un individu peu recommandable est désigné comme coupable au chapitre quatre. Puis, c’est au tour de l’inspecteur Lecoq d’arriver sur les lieux. On apprend au chapitre neuf que Laurence Courtois, la fille du maire, a disparu, qu’elle est enceinte et qu’elle va se suicider afin de laver son honneur.

Au chapitre dix, c’est le premier tournant de l’histoire : depuis le début, on soupçonne un double meurtre aux motifs crapuleux, commis par des rôdeurs ou des scélérats au courant de la présence d’une importante somme d’argent chez les Trémorel cette nuit là ; mais on n’a jamais trouvé qu’un seul cadavre. Suite à une remarquable analyse des faits, des indices, des fausses pistes disséminées sur la scène du crime, Lecoq construit l’hypothèse suivante : le Comte a prémédité le meurtre de sa femme, et a tout mis en scène pour que l’on croit à un double assassinat commis par des intrus. Lecoq est aussi convaincu que le Comte avait un motif : il cherchait quelque chose, quelque chose de si important qu’il était prêt à tuer sa femme. Entre le chapitre douze et le chapitre vingt et un s’intercale le récit de l’histoire des Trémorel par le juge de paix Plantat. La Comtesse de Trémorel fut d’abord l’épouse Sauvezy, Clément Sauvezy son mari, un homme bon et naïf, tend la main à un Hector de Trémorel ruiné et au bord du suicide : il l’accueille chez lui. Trémorel devient rapidement l’amant de sa femme, et conçoit le plan avec cette dernière d’empoisonner Sauvezy à petit feu pour toucher l’héritage de la veuve. Au dernier moment, Sauvezy qui n’est pas dupe confronte les deux amants et leur propose un marché diabolique.

Du chapitre vingt et un à la fin, on a ce que l’on pourrait appeler la troisième et dernière partie. Maintenant munis de toutes les informations, le motif, les indices, les multiples développements qui maillent les destins des différents protagonistes du roman, Courtois, Plantat, Sauvezy, Laurence, Hector de Trémorel, Jenny Fancy…, Lecoq et Plantat vont se lancer à la poursuite de Trémorel réfugié à Paris. Jamais à court d’astuces, Lecoq finira par mettre la main sur lui. Encore une fois, face au choix entre le déshonneur et le suicide, le Comte tergiverse. C’est Laurence, son amante, qui appuiera sur la gachette.

Les ressorts du roman policier selon Gaboriau

De nombreux éléments définissent le roman policier à la Gaboriau. Nous en avons déjà évoqué beaucoup dans l’article sur L’affaire Lerouge. Nous allons essayer de les livrer d’une façon plus itérative.

Le détective : oui, le personnage du détective n’est pas nouveau, et Gaboriau ne l’a pas inventé, mais il en est clairement le précurseur. Si l’inspecteur Lecoq est un héritier du Chevalier Dupin d’Edgar Allan Poe, ce sont bien Dupin et Lecoq qui inspireront Conan Doyle pour la création de Sherlock Holmes.

La paire : Lecoq a tout appris de Tabaret (voir L’affaire Lerouge). Pas de Tabaret dans « Le crime d’Orcival », rien que l’évocation, mais on sent toujours ce besoin d’un autre personnage, ici Plantat. L’idée de la paire, inventée par Edgar Allan Poe dans La lettre volée donnera Holmes et Watson et tous les couples de policiers qui suivront.

La scène du crime : comme avec L’affaire Lerouge, on a une obsession salutaire avec la scène du crime. C’est cela, la vraie originalité de Gaboriau. Il a une grande connaissance des procédures de la justice de son époque.

La méthode hypothético-déductive : c’est ce qu’emploie Lecoq, avant lui Dupin, après lui, Holmes. La filiation entre les différents personnages est évidente. Certaines scènes de L’affaire Lerouge ou du « Crime d’Orcival », toujours au début du roman, sont remarquables et valent bien les meilleures scènes de Holmes en action.

L’instruction : en raison de sa connaissance des procédures de la justice (Gaboriau est un ancien journaliste ayant suivi des faits divers), et aussi d’une spécificité française, le juge d’instruction, les romans de Gaboriau sont des romans judiciaires autant que policiers.

Le récit entrecroisé : L’affaire Lerouge, « Le crime d’Orcival », « Monsieur Lecoq », il est partout : Gaboriau entremêle l’observation du crime, l’enquête et les hypothèses construites sur la base de cette méticuleuse observation, avec l’explication du motif de l’assassin par le recours à une narration souvent très longue, voir qui n’en finit pas (« Monsieur Lecoq »), ce qui ferait presque dire qu’il existe un roman, de facture assez dumasienne, emboîté dans le roman principal, le roman policier.

La formule : Gaboriau suit une approche très formulaïque dans le déroulé de ses romans. Tous suivent presque la même linéarité. Découverte du crime, visite approfondie de la scène du crime, arrivée du juge d’instruction ou de la police, désignation d’un faux coupable, arrivée de Lecoq, déductions et hypothèses, conviction, interruption du roman par l’imbrication d’un autre roman nous plongeant dans un passé expliquant les faits, puis conclusion et arrestation du coupable.

Le rôle de la noblesse dans la société : dans le monde de Gaboriau, les bourgeois ont le pouvoir, contrôlent l’argent, tandis que la noblesse, coincée entre son système de valeurs et le manque d’argent dans une société cruelle, matérialiste, instable, n’en finit pas de mourir. Les nobles se divisent donc entre ceux qui acceptent leur condition, se vendent ou périssent, et ceux qui ne l’acceptent pas, et recourent au crime. Il existe chez Gaboriau une hostilité vis-à-vis de l’ordre bourgeois, et une nostalgie critique vis-à-vis de la noblesse, qui explique probablement sa quête d’un nouveau type de héros, celui qu’il contribue à créer, le policier.

Les prémices du roman noir : tout en inventant ou contribuant à l’invention du roman policier, Gaboriau jette déjà certaines bases du roman noir. Il voit dans Lecoq, dans l’archétype du sur-policier le vrai observateur de la société en évolution. Et c’est ainsi que le roman policier deviendra progressivement un roman social, un roman noir. Ainsi, pour Les Editions de Londres, contrairement à ce que prétend par exemple Cesare Battisti, pas de césure historique entre le roman policier, le whodunnit, et le roman noir, surtout le roman noir français, avant tout une critique sociale déguisée ; nous croyons que le roman policier des origines contient dés le départ les germes de ce qui sera le roman noir.

L’inspecteur Lecoq

Dans « Le crime d’Orcival », on en apprend plus sur l’inspecteur Lecoq. Petit, énergique, dur, adepte de mille déguisements (comme Lupin, impitoyable avec les criminels et ses contemporains, il chasse le criminel comme l’explorateur chasse la momie, le chasseur le tigre. C’est l’homme de la logique, c’est indiscutablement avec Dupin, l’ancêtre de Holmes. Alors, pour rendre à César, écoutons-le plutôt nous livrer sa vision du monde, celle de sa rue de Jérusalem : « On ne parvient pas à la vérité d’un bond, on y arrive par une suite de calculs assez compliqués grâce à une série d’inductions et de déductions qui s’enchaînent. », ou encore : « Déduisant du connu à l’inconnu, j’arrivais par une suite de conséquences très simples à tirer, à prévoir tout ce qu’ils avaient pu imaginer pour détourner notre attention et nous dérouter. Mon point de départ admis, je n’avais, pour tomber juste, qu’à prendre le contre-pied des apparences. ».

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