Préface des Éditions de Londres

« Le dernier jour d’un condamné » est un roman de Victor Hugo écrit et publié en 1829, mais dont la présente édition comporte une préface de 1832. C’est une des œuvres de jeunesse de Victor Hugo, d’ailleurs c’est plus une profession de foi qu’un roman. « Le dernier jour d’un condamné » est la première œuvre célèbre que nous connaissions qui s’inscrive irrémédiablement, totalement, contre la peine de mort.

La conscience morale de Victor Hugo

Comme nous le disons souvent, il existe un nombre étonnant de facettes à l’existence, à l’œuvre, à la conscience de Victor Hugo. Ainsi, si les choix politiques de l’auteur penchèrent la plupart du temps vers ce qu’on peut appeler la droite, nous considérons que les positions de Hugo le soi-disant conservateur (ainsi pensent les gens de gauche, puisqu’en France les fans de Hugo, Jean-François Kahn ou François Bayrou se situeraient plutôt au centre « engagé » de l’échiquier politique) sont carrément plus progressistes que celles de quelqu’un que nous aimons pourtant beaucoup, Zola. Ainsi, la peine de mort, la colonisation, le suffrage censitaire, la redistribution, l’Europe…

Hugo est la preuve par l’exemple que la générosité et l’idée de progrès n’appartiennent pas à un camp politique.

La conscience morale de Hugo est un exemple pour nous tous. Son époque est une époque bien différente du Siècle des Lumières. S’il ne naît que quelques vingt années après la mort des grands, Voltaire, Diderot, Rousseau, trois ans après la mort de Beaumarchais, son époque est bien, bien différente. Après l’Empire et la Restauration, les Trois Glorieuses sont un moment de grand enthousiasme pour la France qui n’a pas encore rompu avec ses idéaux de démocratie, mais le règne de Louis-Philippe, puis surtout le Second Empire avec Napoléon le petit vont permettre à la bourgeoisie de reprendre la main, le contrôle total sur la société, ce qui nous donnera la défaite de 1870, puis la Troisième République, jusqu’à la France de la Belle Epoque. Alors, en plein règne de Charles X, un réquisitoire contre la peine de mort sort en 1829. Trois ans plus tard, ajoutant une de ces longues préfaces dont il est coutumier, le livre est republié, et cette fois, Hugo le signe de son nom.

Petite histoire de la peine de mort en France

Bon, encore une fois, nous n’avons pas le temps de revenir en détail sur cette longue agonie qui s’acheva heureusement en 1981. D’ailleurs, Les Editions de Londres, abolitionnistes depuis toujours, mais qui ne sont pas des fans des années Mitterrand, vous diront si vous les interrogez sur les succès du PS de ces années :« Badinter ». Il aurait pu aller plus loin, il aurait pu vraiment s’attaquer aux problèmes du système carcéral en France, mais il a déjà accompli quelque chose d’essentiel : il nous a fait changer d’époque.

Sous l’Ancien Régime, on a une grande variété de peines : la pendaison était le lot commun des condamnés, la décapitation était réservée aux nobles et personnalités, le bûcher pour les hérétiques, la roue suivie de strangulation pour les délits graves (voir l’affaire Calas traitée par Voltaire), l’huile bouillante pour les faux monnayeurs (on croit rêver…), l’écartèlement pour les cas vraiment graves…

Avec la Révolution, tout change. En 1791, on a le premier vrai débat sur la peine de mort à l’Assemblée nationale constituante. Mais les abolitionnistes perdent la partie et l’article du code est créé, entériné jusqu’en 1981 : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ». Ce sombre article 12. C’est alors que l’usage de la guillotine est généralisé. Non, vous ne vous trompez pas, c’est par humanité…Et la décapitation, laquelle étant réservée aux Nobles sous l’Ancien Régime, est maintenant une pratique démocratisée. Mais de quoi se plaint le peuple ?

Alors, cela ne s’arrête pas là, puisque la Révolution a tout de même du bon, et en 1795 la Convention Nationale abolit la peine de mort à partir du moment où la paix générale sera rétablie. En 1810, Napoléon la rétablit (quoique elle n’ait jamais été réellement abolie…).

Après, on a évidemment la publication du livre de Hugo en 1829, suivie de 152 ans d’essais manqués, de tergiversations, de procrastination…Notons en quelques unes par respect envers ceux qui essayèrent mais ne réussirent pas : en 1830, dans l’enthousiasme révolutionnaire, on en reparle : « si jamais révolution nous parut digne et capable d’abolir la peine de mort, c’est la révolution de Juillet. », « En Août 1830, il y avait tant de générosité dans l’air » En 1848, le débat resurgit, suite à l’abolition par les assemblées de Berlin et de Francfort. D’ailleurs, on trouve dans « Les rebelles » de Jean-François Kahn, l’extrait d’un débat en 1848 : Victor Hugo « Qu’est-ce la peine de mort ? La peine de mort est le signe spécial de la barbarie…Partout où la peine de mort est pratiquée, la barbarie domine. Partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne. Vous écrivez en tête du préambule de votre constitution : « En présence de Dieu… », et vous commenceriez par lui dérober, à ce Dieu, ce droit qui n’appartient qu’à lui, le droit de vie ou de mort !... Messieurs, il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n’appartiennent pas à l’homme : l’irrévocable, l’irréparable, et l’indissoluble. Malheur à l’homme s’il les a introduits dans ses lois… »

En lisant cela, on peut d’ailleurs se demander comment on peut être chrétien et favorable à la peine de mort ? Ne levez pas les yeux au ciel, ce n’est pas une question surannée. De nos jours, la majorité des chrétiens dans le monde vit dans des pays où la peine de mort existe toujours.

En 1906, la commission du budget supprime les crédits pour le fonctionnement de la guillotine, puis en 1908, une proposition de loi abolitionniste, soutenue par Jaurès, est rejetée. En 1939, Daladier supprime les exécutions publiques, puis après la guerre, le rythme des exécutions baisse significativement, jusqu’à la suppression en 1981. En 1969, la majorité des Français est contre la peine de mort. Ce n’est plus le cas dix ans plus tard. En 1981, la France est alors l’avant dernier pays d’Europe de l’Ouest à supprimer la peine capitale.

La conclusion évidente de ce petit tour d’horizon, 1789, 1795, 1830, 1848, 1906, 1968, 1981, la voici : que remarquez-vous ? A chaque mouvement de liesse populaire, à chaque avancée politique progressiste, les partisans de l’abolition purent donner de la voix. Et le débat disparaît au retour de la peur, du conservatisme, et souvent de l’homme fort. En France, l’homme fort, tellement crucial à la sensation d’une Nation forte et confiante dans sa destinée, a souvent signifié la fin des haricots pour les condamnés.

Le dernier jour d’un condamné et les arguments de Hugo

Le livre a beaucoup été critiqué à sa sortie. Par les partisans de la peine capitale, évidemment, mais aussi par ses opposants. On lui reproche une histoire d’abord un peu fade, un monologue trop long, et des arguments qui ne convainquent pas. Nous ne sommes bien sûr pas d’accord. Si « Le dernier jour d’un condamné » n’est pas le réquisitoire moderne que nous pourrions attendre, encore une fois, et Les Editions de Londres se lassent de le dire, il faut replacer l’œuvre dans son contexte : un environnement fondamentalement hostile à l’abolition, peu de partisans abolitionnistes, des idées neuves pour l’époque.

Il est donc normal que les arguments de Hugo ne nous touchent plus de la même façon. Avec ce livre étonnant, qui décrit les six dernières semaines de la vie d’un condamné, sans que l’on sache son nom, son crime, ni les circonstances qui l’ont motivé, Hugo a voulu créer le doute, il a voulu faciliter le processus d’identification, il souhaitait, nous croyons, que cet homme ressemble le plus possible au lecteur de l’époque sans pour autant inventer une histoire rocambolesque qui aurait trop facilement arraché la pitié. Ainsi, les arguments de la préface ne sont pas nouveaux : la peine de mort n’est pas nécessaire pour protéger la société des criminels, la peine de mort est une vengeance qui n’appartient pas à l’homme, la peine de mort n’est pas un exemple puisqu’il ruine toute sensibilité, frapper l’homme c’est aussi frapper sa famille, donc punir des innocents, c’est perdre l’âme du condamné. Pourtant, conscient de la difficulté de la tâche qu’il s’est donnée, Hugo préconise dans sa préface une abolition graduelle, ce qui nous semble évidemment un peu curieux, mais encore une fois, il cherchait à faire passer son argument.

Si le roman est un peu lent au début, nous croyons qu’il devient de plus en plus authentique au fur et à mesure que l’on avance, et que l’on progresse dans le désespoir intérieur du condamné que l’auteur parvient à nous communiquer avec de plus en plus de conviction au fil des pages. D’authentique, il en devient pathétique. C’est toute l’abolition de l’espoir et le non-sens d’une peine de mort en 1830 qui saute enfin aux yeux : « Les bourreaux sont des hommes très doux », « Ils mettent de l’humanité là-dedans ». Nul comme Hugo ne parvient à nous communiquer l’incroyable inhumanité du châtiment et tout le non-sens de la peine de mort.

Car la peine de mort n’est pas un exemple, ou plutôt c’est un exemple de barbarie. C’est une vengeance et ce n’est donc pas la justice. La peine de mort ne dissuade de rien du tout. La peine de mort est une monstruosité qui revient à avoir chaque individu d’une société commettre le crime de l’exécution lui-même. La peine de mort est l’acte d’une société veule puisqu’elle se dédie de la matérialité du crime en en chargeant un mercenaire. La peine de mort est un crime presque mathématique puisqu’il est impossible que le système de justice n’y condamne pas parfois des innocents, or si condamner un monstre à la mort publique et légalement entérinée est un non-sens, condamner ne serait-ce qu’un innocent par erreur est une abomination dont nulle révision de procès, réhabilitation posthume ne lavera la tâche ; la peine de mort est finalement une impossibilité métaphysique, puisque le corps social ne peut se faire l’instrument d’une vengeance. Comment une entité abstraite pourrait-elle mettre fin à la vie d’un homme ? Mettre à mort le condamné, c’est délégitimer l’Etat de Droit, c’est abolir le corps social. Comme un chrétien qui soutient la peine de mort insulte la parole du Christ, le citoyen qui la défend nie l’existence même du corps social constitué par un système de lois et de droits. La peine de mort, c’est bien le signe de la barbarie.

Un roman carcéral

« Le dernier jour d’un condamné » n’est pas qu’un réquisitoire contre la peine de mort, c’est aussi un roman carcéral. C’est tout l’isolement, la détresse de la prison, qui sont peintes d’une façon convaincantes dans la première partie. Mais ce sont surtout les pages sur le départ des forçats pour le bagne de Toulon, la peinture de leur traitement ignominieux assimilant en fait le bagne à un esclavage légal par décision de justice, qui frappent le lecteur au milieu du livre. « Le dernier jour d’un condamné » nous aide à prendre conscience d’un fait essentiel, et duquel nous traitions partiellement dans La peine de mort : la peine capitale et le système carcéral sont deux sujets liés. S’il est nécessaire d’abolir la peine de mort, il est hypocrite de ne pas s’attaquer aux conditions d’existence des condamnés à « vivre » dans un système carcéral non réformé. Ainsi, si on doit applaudir des deux mains ceux qui mirent fin à la peine de mort dans notre pays il y a trente ans, on ne peut certainement pas considérer que leur tâche soit terminée. Ne vous méprenez pas, l’abolition de la peine de mort est une tâche en soi. Mais la peine de mort abolie sans changements radicaux des conditions d’incarcération des prisonniers est une réforme inachevée du système de justice.

Situation de la peine de mort en Europe de l’Ouest

Elle n’existe plus. Et on peut d’ailleurs s’interroger sur l’homogénéité d’un système de valeurs occidental quand un tel fossé sépare les Etats-Unis de l’Europe, le fossé de la peine de mort. Ce que cela éclaire sur la civilisation américaine, le retour en arrière depuis 1975, conjugué à l’explosion de la population carcérale depuis les années quatre-vingts n’est ici pas notre propos. Bon, il nous semble ahurissant que des hommes politiques républicains se vantent de l’application de la peine de mort, qu’il soit acceptable pour le corps social de faire des plaisanteries méprisables sur le sort des prisonniers, voire des condamnés à mort. Heureusement, l’Europe est pour le moment préservée de cette vague « morale » aux connotations barbares. Mais l’Europe est-elle vraiment prémunie d’un retour de la peine de mort ?

Nous n’en sommes pas sûrs. Il est fort probable que la majorité de la population française serait ouverte à un retour des exécutions dans des cas spéciaux, à savoir actes terroristes et pédophiles. Une partie de la droite est pour. Le peuple serait probablement pour. Qu’est-ce qui empêcherait un homme politique dur de le proposer dans son programme en réponse à la vague d’émoi suscitée par un attentat terroriste de trop, une affaire d’enfant disparu… ? Pas grand-chose, à notre avis. Déjà, les hommes politiques occidentaux eurent une attitude assez ambiguë lors de la condamnation à mort et de l’exécution de l’ancien dictateur irakien. Tony Blair, Sarkozy, Brown, tous ces gens là se rendirent par leur silence complices d’une justice criminelle (quels que soient les faits reprochés à l’homme en question, monstre sanguinaire s’il en est), et en se taisant, ils firent plus, ils acquiescèrent. Alors, nous ne leur faisons pas confiance. Et nous vous suggérons de faire de même. On n’est pas "contre la peine de mort, mais…" On est contre. C’est une décision humaine, philosophique, métaphysique, structurante du type de civilisation que nous voulons.

Rappelons-nous les mots de Hugo ; ils datent de 1848 : Qu’est-ce la peine de mort ? La peine de mort est le signe spécial de la barbarie…

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