Chapitre II

16 décembre 1885, Restaurant de la Mer, 11 h 47,

Le Puy-en-Velay.

Devant la porte du restaurant, un homme habillé d’un manteau ample et d’un chapeau haut de forme, attendait quelqu’un avec impatience. Il retira son gant de sa main droite et porta cette dernière à sa moustache, qu’il caressait en faisant des cercles, une traduction de son agitation. Soudain, il vit apparaître en bas de la rue l’homme qu’il attendait depuis plus d’un quart d’heure, il remit son gant et ne put empêcher sa joie de s’exprimer. Il s’avança vers l’homme qui tardait à le reconnaître.

— Monsieur Viscus, vous me faites là un grand plaisir ! Merci, merci d’être venu.

— Bonjour Monsieur Pion, ne vous faites pas une joie trop rapide, je n’ai pas encore dit oui.

— Oui… bien entendu…

Léonard Pion se sentit mal quelques instants. La voix grave et le ton abrupt de la réponse de son interlocuteur l’avaient troublé et mit mal à l’aise. Il se reprit, esquissa un léger sourire et continua :

— … Venez, venez donc ! Allons nous mettre au chaud monsieur Viscus. Avez-vous déjà mangé des huîtres ?

— Jamais. Je me méfie des restaurants de fruits de mer en montagne, si vous voyez ce que je veux dire.

— Oh ! mais vous verrez, elles sont aussi fraîches et savoureuses que si vous les aviez mangées à Marennes-Oléron.

Il rit et continua :

— De toute façon, c’est de là-bas qu’elles proviennent, vous ne pourrez que les aimer.

Jacques acquiesça par un léger signe de tête, plus par politesse que par approbation. Ils entrèrent tous les deux dans le restaurant et furent accompagnés à leur table réservée. Jamais Jacques n’était entré dans un restaurant aussi luxueux, il fut ébloui par les décorations qui l’entouraient.

On leur apporta les cartes.

Léonard fit un léger signe de main au majordome.

— Nous prendrons des huîtres, avec une bouteille de Riesling, merci.

Un nouveau silence s’immisça entre les deux hommes, ils se regardèrent, Jacques ne pouvait se décrocher du sourire hébété de celui qui l’invitait.

— Jacques… je peux vous appeler Jacques ?

— Si vous voulez.

Un rire timide et incertain sortit de la bouche de Léonard. Surpris par la rudesse de la réponse, il baissa les yeux quelques secondes, et reprit la parole d’un ton plus sec et hésitant.

— Bien. J’aimerais vous connaître un peu plus si cela ne vous gêne pas. Excepté que vous étiez Médecin…

Jacques l’interrompit.

— Officier de santé.

Nouveau court silence. Léonard reprit la parole.

— Peu importe.

— Si vous le dites.

— Soit, mis à part que vous avez… étudié la médecine, quelle est votre vie ?

— Eh bien… Je suis né ici en 1852 si cela vous intéresse, mais je suis parti assez jeune du Puy. À vingt ans, j’ai voulu découvrir Londres, j’y suis resté quelque temps, j’ai fait des rencontres, et c’est là-bas que j’ai pu constater mes inclinations… pour l’art médical. Je suis ensuite parti pour York, un peu plus au nord de l’Angleterre. J’y ai fait de nouvelles rencontres enrichissantes et j’ai pu pratiquer un peu la médecine. De retour en France j’ai travaillé à devenir un bon officier de santé. Pourquoi pas médecin, me demanderez-vous ? Je ne saurais pas vous répondre. Je suis resté enchaîné trois ans à Carcassonne et j’ai décidé de fuir, je savais que l’ennui me tuerait. Vous savez, je suis quelqu’un de…

Le majordome l’interrompit. Il leur servit le vin, puis alla chercher les deux plats en argent sur lesquels dix-huit huîtres étaient déposées.

— Vous disiez ?

— Peu importe. Goûtons cela.

Jacques prit la petite fourchette à trois dents et sectionna l’attache du mollusque encore vivant. Il le porta à sa bouche et avala la bête. Le goût iodé et charnu du fruit de mer ouvrit ses sens à une nouvelle délectation. Il ressentit ce plaisir dix-sept nouvelles fois, en répétant le même rituel sans faire une seule fausse note. Après chaque huître avalée, il s’arrêtait un instant, s’essuyait délicatement la bouche, regardait durant trois secondes son convive dans les yeux, prenait d’un geste lent le verre à pied en face de lui, le portait à sa bouche et avalait une gorgée du vin blanc, puis il reposait tout aussi délicatement le contenant avant de reprendre sa fourchette.

— Vous aviez raison, je dois l’admettre. C’est exquis.

Jacques fit un signe au majordome.

— Puis-je vous demander un service monsieur ?

— Que puis-je pour vous monsieur ?

— J’aimerais ouvrir une huître par moi-même.

Déconcerté, le majordome répondit :

— Bien entendu monsieur… mais… est-ce que le plat vous a déçu… ou le service ?

— Pas le moins du monde. Pouvez-vous ?

— Oui monsieur. Tout de suite.

Il revint quelques minutes plus tard avec un plus petit plat en argent rempli de glace et de gros sel, sur lequel une unique huître était déposée. Juste à côté, il laissa le couteau.

Jacques prit le couvert tranchant de la main droite, le coquillage de la main gauche. Il enfonça l’arme blanche dans la coquille, et sectionna très facilement les muscles adducteurs qui maintenaient les deux parties de l’huître fermée. Il posa son pouce gauche sur la coquille supérieure, et aidé de son couteau, détacha la chair du mollusque qui y était collée. Un peu d’eau coula sur ses mains, il vida le reste du liquide, puis coupa l’attache de l’huître. Elle tomba dans l’assiette. Il lui planta deux légers coups de couteau. Elle était déjà morte. Il déposa les deux coquilles « éviscérées » dans le plat puis leva la tête.

— Léonard.

— Oui ?

— Deux mille francs[Note_2]. Faites-moi savoir où et quand.

Il se leva de table, prit sa canne et rejoignit la sortie.