Le jeu de la feuillée

SCÈNE PREMIÈRE.

ADAM, RIQUIER AURI, HANE LE MERCIER, GILLOT LE PETIT.

ADAM

Seigneurs, savez-vous pourquoi j’ai changé d’habit ? J’étais marié, je retourne au clergé. Je réaliserai ainsi ce que je rêve depuis longtemps. Mais auparavant je veux prendre congé de vous tous. Maintenant mes amis ne pourront pas dire que je me suis vanté pour rien d’aller à Paris. On peut sortir d’enchantement ; après la maladie revient la santé. D’ailleurs je n’ai pas ici perdu mon temps ; je l’ai employé à aimer loyalement : on voit bien encore aux tessons ce que fut le pot.[Note_1] Enfin je m’en vais à Paris.

RIQUIER[Note_2]

Qu’y feras-tu, mon pauvre ? Jamais bon clerc n’est sorti d’Arras, et tu voudrais que ce fût toi ! Ce serait grande illusion.

ADAM

Riquier Amion n’est-il pas bon clerc et habile à tenir un livre ?

HANE

Oui : « À deux deniers la livre », je ne vois pas qu’il sache autre chose. Mais personne n’ose vous reprendre, tant vous avez la tête vive.

RIQUIER

Pensez-vous, beau doux ami, qu’il aille au bout de son propos ?

ADAM

Tout le monde méprise mes paroles, à ce que je vois, et en fait fi. Mais puisque je suis poussé par la nécessité et qu’il ne faut compter que sur moi, le séjour d’Arras et ses plaisirs ne me sont pas si chers que je doive leur sacrifier la science. Puisque Dieu m’a donné l’intelligence, il est temps de la tourner vers le bien. J’ai assez vidé ma bourse ici.

GILLOT

Et que deviendra la payse, dame Marie, ma commère ?

ADAM

Beau sire, elle restera ici avec mon père...

GILLOT

Maître, vous ne pouvez vous en aller ainsi. Car, lorsque la sainte église a uni un couple, c’est pour toujours. Il faut réfléchir avant de se décider.

ADAM

Par ma foi, tu parles sans savoir ; il est facile de dire : « suis bien la ligne tracée. »[Note_3] Qui s’en serait gardé au commencement ? Amour me surprit à ce moment où l’amant se blesse deux fois s’il veut se défendre contre lui ; car je fus pris quand le sang commence à bouillonner, juste en la verte saison et dans l’âpreté de la jeunesse, où la chose a plus grande saveur, où nul ne cherche son bien, mais ce qui lui plaît. L’été brillait, beau, doux et vert et clair et joli, délectable en chants d’oisillons ; dans un haut bois, près d’une source qui courait sur du sable scintillant, m’apparut celle que j’ai maintenant pour femme, qui maintenant me semble pâle et sans fraîcheur ; elle était alors blanche et vermeille, rieuse, amoureuse et svelte ; maintenant je la vois grosse et mal faite, triste et querelleuse.

RIQUIER

C’est grande merveille. Vraiment vous êtes bien changeant d’avoir si vite oublié des traits si charmants. Je sais bien pourquoi vous êtes rassasié.

ADAM

Pourquoi ?

RIQUIER

Elle vous a fait trop grande largesse de ses biens.

ADAM

Pfuut ! Ce n’est pas cela, Rickeche, mais amour farde la belle, fait briller dans la femme toutes ses grâces et la fait paraître plus grande, si bien que d’une truande on croit que c’est une reine. Les cheveux semblaient d’or étincelant, drus, ondulés et chatoyants ; les voilà clairsemés, noirs et pendants. Maintenant tout en elle me semble changé. Elle avait le front bien proportionné, blanc, lisse, large, découvert ; je le vois ridé et étroit. Elle avait, à ce qu’il me semblait, les sourcils arqués, fins et marqués d’un trait brun comme au pinceau, à rendre le regard plus beau ; je les vois ébouriffés et dressés comme s’ils voulaient voler en l’air. Ses yeux noirs me semblaient brillants, vifs, bien fendus, prêts à lier connaissance, grands sous les paupières minces, avec deux petites clôtures jumelles qui s’ouvraient et se fermaient à volonté  en regards francs et amoureux ; entre eux descendait l’arête du nez belle et droite, mesurée selon la juste proportion, qui lui donnait forme et figure et frémissait de gaieté. Entour, sous le bonnet, paraissaient deux blanches  joues un peu teintées de vermeil, où le rire mettait deux fossettes ; Dieu ne viendrait pas à bout de faire un autre visage pareil au sien, à ce qu’il me semblait. Puis c’était la bouche, mince aux coins et grosse au milieu, fraîche et vermeille comme rose ; les dents blanches, bien faites et rapprochées ; le menton fosselé d’où naissait la gorge blanche sans creux jusqu’aux épaules, lisse et ronde en descendant ; la nuque découverte, blanche et assez pleine, avec un léger pli sur le côté ; les épaules bien droites où s’attachaient de longs bras, pleins et minces où il convenait. Et tout cela n’était encore rien pour qui regardait ses blanches mains d’où naissaient ces beaux doigts longs, aux articulations basses, minces an bout, recouverts d’un bel ongle sanguin, lisse et net près de la chair. Et elle s’aperçut bien d’elle-même que je l’aimais mieux que moi. Aussi se comporta-t-elle fièrement envers moi ; et plus elle se montrait fière, plus elle faisait croître en moi amour, désir et envie.  Jalousie, désespoir et folie s’y mêlèrent. Et de plus en plus je m’enflammai pour son amour et je fus hors de moi, tant que je ne connus plus de repos avant d’avoir fait d’un maître un seigneur. Bonnes gens, c’est ainsi que je  devins prisonnier d’Amour qui me prit à l’improviste ; car elle n’avait pas les traits si beaux qu’Amour me les fit paraître.

RIQUIER

Maître, si vous me la laissiez, elle serait bien à mon goût.

ADAM

Je crois bien. Je prie Dieu qu’il ne m’en arrive pas malheur : je n’ai pas besoin d’un surcroit d’ennui ; mais je voudrais rattraper le temps perdu et pour m’instruire courir à Paris.

SCÈNE II.

LES MÊMES, MAÎTRE HENRI, puis un MÉDECIN, puis DAME DOUCE et RAINELET.

HENRI

Ah ! Beau doux fils, que je te plains d’avoir ici tant attendu et perdu ton temps pour une femme ! Sois sage maintenant, va-t’en.

GILLOT

Donnez-lui donc de l’argent : on ne vit pas pour rien à Paris.

HENRI

Hélas ! Pauvre homme ! Où le prendrais-je ? Je n’ai plus que vingt-neuf livres !

HANE

Etes-vous ivre ?

HENRI

Non, je n’ai pas bu de vin aujourd’hui. J’ai tout mis en gage, honni soit qui me le conseilla !

ADAM

Quoi ? Quoi ? Quoi ? Quoi ? Là-dessus, je puis bien être écolier !

HENRI

Beau fils, vous étes fort et leste, vous vous tirerez d’affaire tout seul. Je suis un vieil homme toujours toussant, malade, enrhumé, languissant.

LE MÉDECIN

Je sais bien ce qui vous rend malade. Foi que je vous dois, maître Henri, je vois bien ici votre maladie : c’est un mal qu’on appelle avarice. S’il vous plaît que je vous guérisse, vous me parlerez à part. Je suis un maître bien achalandé, il ne manque pas de gens ici et là que je dois guérir de ce mal ; dans cette vile en particulier j’en ai bien plus de deux mille pour lesquels iI n’y a ni guérison ni soulagement. Halois en est déjà à la mort, on en peut dire autant de Robert Cosel[Note_4], de Faverel[Note_5] le boiteux et de tous leurs enfants.

GILLOT

Par ma foi, ce ne serait pas dommage si chacun était mort et enterré.

LE MÉDECIN

J’ai aussi deux Ermenfrois, Ermenfroi de Paris et Ermenfroi Crespin, que cette cruelle maladie mène à la mort avec leurs enfants et leur famille. Mais pour Halois c’est une chose hideuse, car il est meurtrier de lui-même ; s’il en meurt, ce sera de sa faute : il achète des poissons morts, c’est grande merveille qu’il ne crève.

HENRI

Maître, quelle est cette enflure que j’ai là ? Vous connaissez-vous en cette maladie ?

LE MÉDECIN

Prudhomme, as-tu un urinal ?

HENRI

Oui, maître, en voici un.

LE MÉDECIN

As-tu uriné à jeun ?

HENRI

Oui.

LE MÉDECIN

Voyons donc. Dieu ait sa part. Tu as le mal de saint Lienart, beau prudhomme, je n’ai pas besoin d’en voir davantage.

HENRI

Maître, faut-il me coucher pour cela ?

LE MÉDECIN

Non. J’en ai trois atteints du même mal en cette ville.

HENRI

Qui est-ce ?

LE MÉDECIN

Jean d’Auteville, Guillaume Wagon, et le troisième se nomme Adam L’Anstier. Ils sont malades de trop s’emplir le bidon et c’est aussi pour cela que tu as le ventre enflé.

(Survient dame Douce qui demande aussi une consultation au médecin, ce qui donne l’occasion de quelques réflexions satiriques sur les femmes.)

GILLOT

Ma foi ! On a raison de se faire craindre. Je tiens pour sensées et vaillantes les femmes de la Waranche qui se font craindre et respecter.

HANE

La femme de Mahieu L’Anstier, qui fut mariée à Ernoul de la Porte, fait aussi en sorte qu’on la craint et qu’on la ménage. Elle s’aide des ongles et des doigts contre le bailli de Vermandois. Mais je tiens pour sage son mari, qui se tait.

RIQUIER

Il y a aussi dans le voisinage deux bachelettes, Margot aux Pumettes et Aélis au Dragon, l’une querelle son mari, l’autre parle comme quatre.

GILLOT

Ah ! Vrai Dieu ! Apporte une étole : il a nommé deux diables.

HANE

Maître, ne soyez étonné s’il me faut citer votre femme.

ADAM

Je m’en moque, mais qu’elle ne le sache pas. J’en connais bien d’aussi querelleuses : la femme d’Henri des Arjans qui griffe et se hérisse comme un chat, et la femme de maître Thomas de Darnestal qui demeure par là hors de la ville.

HANE

Celles-là ont cent diables au corps, aussi vrai que je suis fils de mon père.

ADAM

Autant en a dame Eve votre mère.

HANE

Votre femme, Adam, ne lui en doit guère.

FIN DE L’EXTRAIT

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