La proposition.

Un mois et demi plus tard, j’ai jeté ma valise dans le coffre de la voiture. J’ai refermé le coffre sans difficulté puisque la totalité de mes possessions tenait dans une valise. Ce qui occupait le plus de place c’était ma boîte à outils. Après avoir été déchu de mes fonctions intellectuelles, j’avais découvert le plaisir du travail manuel. Je pouvais passer des heures à bricoler ma Suzuki. Mon cerveau retrouvait alors une sorte de fonction, certes très différente de celle qui était en œuvre dans l’enseignement, mais au fond, de la même origine. Il fallait trouver des solutions. Comment permettre à un cerveau d’assimiler une règle grammaticale étrangère à son appréhension linguistique du monde ? Comment assembler différents boulons d’origines éparses dans un moteur pour augmenter sa puissance ?

J’ai levé la tête vers les fenêtres qui perçaient la façade de l’immeuble de Marie Jo. Les têtes qui m’observaient à la dérobée se sont retirées sur le champ. Ils devaient être soulagés de me voir partir, ces voisins venimeux qui avaient passé leur temps à me chercher querelle. Le stationnement de ma moto dans la cour avait toujours été un sujet de débat passionné dans les réunions de copropriété. En plus je n’avais jamais pris la peine de mettre mon nom sur la boîte aux lettres. Je n’avais jamais été qu’un intrus.

J’ai refermé le coffre et je suis retourné une dernière fois dans l’immeuble pour rendre à Marie Jo mon double de clés.

Lorsque j’avais annoncé à Marie Jo que je la quittais, je croyais qu’elle s’y était toujours attendue, plus ou moins. Mais je devais me tromper vu l’ampleur de sa consternation. Elle avait enduré mes infidélités, certes, avec résilience parfois mais souvent avec la rage du désespoir, mais elle ne s’était pas attendue à ce que je la quitte pour de bon. Elle m’avait fait subir de terribles scènes. Elle ne pouvait pas vivre seule. Non. Ne savait pas faire, avait envie de crever. Je l’avais rendue accro à mes petits soins. Et maintenant, je partais sans la sevrer. C’était cruel. Elle ne cessait de m’asséner la même question : pourquoi ? Qu’est ce qui cloche ? Qu’est-ce qu’il y a qui n’allait pas chez elle ? Je lui avais donné les explications qu’elle exigeait. En toute honnêteté. Elle avait alors hurlé en s’accrochant à mon bras : « Tu es fou Pablo, comment est-ce que tu peux dire que j’aurais pu aimer n’importe qui ? Comment peux-tu être jaloux des hommes que j’aurais pu aimer à ta place ? Ils n’existent pas ! »

Afin d’atténuer sa douleur, j’avais insisté pour qu’elle parte le jour de mon déménagement. Ses parents étaient venus la chercher. Tandis qu’elle sanglotait, sa mère m’envoyait des éclairs de haine avec les yeux. Elle tapotait l’épaule de sa fille en lui disant, suffisamment fort pour que je l’entende : « shhhht, ne te donne pas en spectacle pour un vaurien pareil…là, là… »

J’ai posé le trousseau sur la commode à l’entrée. Lancé un regard un peu mélancolique sur ce lieu qui avait abrité une certaine tranche de ma vie. Où la joie était souvent teintée de tristesse. Je m’apprêtais à quitter définitivement l’appartement quand le téléphone a sonné. J’ai hésité. Je n’étais plus chez moi. Mais, incapable de résister à une sonnerie de téléphone, j’ai décroché.

C’était toi.

**

−Bonjour, c’est Zohra, m’as tu dit.

Bien que je n’attendais plus ton coup de fil, mon cœur a fait un petit bond dont j’étais le premier à être surpris.

−Vous vous souvenez de moi ?

−Bien sûr, l’étudiante révoltée !

Tu as ri. Puis tu as dit que tu voulais me voir. Je t’ai répondu : À condition que tu me tutoies. On s’est donné rendez-vous dans une brasserie à côté de la station de métro Censier-Daubenton.

J’étais assis en face de la vitre afin de ne pas rater ta sortie du métro.

Tu m’as fait sursauter en apparaissant à ma table. Tes cheveux retombaient sur tes épaules. Ton cou était enroulé jusqu’au menton dans une écharpe palestinienne.

−Je ne t’ai pas vue arriver ! t’ai-je dit inutilement.

Tu as ôté ta doudoune et ton écharpe. Tu les as posées sur le dossier de la chaise.

−Tu regardais dans la mauvaise direction. Je suis arrivée en bus.

Je me suis levé afin de te faire la bise :

−Le hasard est extraordinaire. À une seconde près, j’aurais raté ton coup de fil et on se serait perdus de vue.

−Pourquoi ?

−J’étais en train de déménager.

−Je suis au courant.

−Ah bon ?

−Je suis passée au secrétariat. On m’a dit que tu avais hérité d’une grosse fortune et que tu avais démissionné.

−C’est le téléphone arabe dans cette université.

−Tu vas vivre dans un palace alors ?

−Non, juste dans un appartement bien à moi.

−Tu partageais une chambre ?

−Je vivais chez ma copine.

Tu as marqué une pause, probablement sans le vouloir. Une imperceptible déception a traversé ton visage. Tu as repris sur un ton qui se voulait indifférent :

−Tu as une copine ?

−J’avais. C’est fini maintenant.

Mes yeux sont tombés sur ton cou dénudé. Un parfait croissant de lune. J’avais envie de croquer dedans. Ma gorge s’est desséchée. J’ai levé la main pour commander à boire. Tu m’as dit :

−De qui as-tu hérité, si ce n’est pas trop indiscret ?

−De ma grand-mère.

−Vous étiez proches ?

−Pas vraiment.

Je n’avais jamais eu beaucoup de rapports avec ma grand-mère. Elle aurait très bien pu, avant de mourir, faire un testament en faveur de ses effrayants animaux domestiques. C’est probablement par négligence de sa part ou par oubli que j’ai hérité de sa fortune. Quelques deux millions de francs, la maison de Cannes où elle habitait dans une grande solitude, ainsi qu’un studio dans le douzième arrondissement qu’elle louait à une famille de polonais.

Le jour où j’ai récupéré ses cendres, j’étais bien embarrassé. Qu’allais-je bien en faire ? L’idée de poser l’urne sur une étagère de mon nouvel appartement High Tech en guise de pièce décorative ne me réjouissait guère. Il aurait fallu, si j’avais un minimum de volonté, les porter dans son village natal, quelque part en Espagne, dans les environs de San Sébastian. On m’avait dit que c’était beau. Que la côte était sauvage et merveilleuse. Était-ce l’image qui s’était formée dans mon esprit ? Toujours est-il que je me suis retrouvé à te raconter la vie de mon aïeule.

Issue d’une grande fortune espagnole, ma grand-mère était mariée à un homme conventionnel, ce qui était considéré comme une bonne chose par les siens. Sa vie était toute tracée jusqu’au jour où elle a rencontré une jeune française qui faisait partie d’une troupe de théâtre. Elle en est tombée follement amoureuse, au point de rompre avec sa famille, abandonner mari et enfant pour la suivre à Paris. Ce n’est que par hasard que quelques années plus tard, elle a appris la mort de son mari. Elle est alors retournée en Espagne pour récupérer son fils. Ainsi mon père a grandi entre ces deux femmes qui vivaient selon des mœurs outrageuses pour l’époque et le traînaient d’une province à l’autre au gré de leurs tournées. À la mort de ses parents, ma grand-mère est devenue subitement très riche. Mon père, qui avait alors atteint l’âge de l’adolescence, a été mis en pension. Ma grand-mère a vécu encore quelques années avec Gisèle, puis rompu. L’argent s’était insinué entre elles comme un poison anéantissant la poésie de leur vie de bohème. Elle a donc vieilli seule, aigrie, dans sa grande baraque. Elle s’est mise à  vouer une passion suspecte pour les iguanes et autres bestioles à l’apparence de dragons miniatures.

Je me suis tu, un long moment. Ton regard était posé sur moi. Tu as fini par demander :

−Et ton père ?

−Mon père ?

−Il a laissé sa propre mère vieillir toute seule dans sa grande baraque ?

−Il n’était plus là pour s’occuper d’elle.

−Comment ça ?

−Il a mis fin à ses jours quand j’avais sept ans.

Tu t’es raidie.

−Je suis désolée.

Je ne sais pas pourquoi j’ai ajouté :

−Ma mère s’est remariée, m’a mis en pension elle aussi et donné naissance à trois petits mioches rapprochés, morveux et pleurnichards.

−Tu n’as pas essayé de garder le contact avec ta grand-mère après le décès de ton père ? m’as-tu demandé. Chez nous, on n’abandonne pas les vieux comme ça…

Je t’ai envoyé un regard qui revenait de loin. Ta naïveté m’a fait sourire. Tu ne connaissais pas ma grand-mère, t’ai-je dit. C’était une personne égoïste. Son aventure m’avait fait rêver, certes. J’avais admiré son courage, sa liberté d’esprit, mais j’avais aussi beaucoup de mal à lui pardonner.  Elle avait abandonné mon père. Je la tenais pour responsable de sa dépression et, par la suite, de son suicide. Elle n’a jamais aimé ma mère, jamais filé un rond pendant que je faisais mes études à Paris.

−Mais elle t’a légué sa fortune.

−En réalité, son fric me débecte, je n’ai qu’une hâte, c’est d’aller le brûler aux quatre coins du monde et de reprendre ma vie au point de départ.

A ce moment là, tu t’es penchée vers moi et avec un sourire qui semblait n’attendre que le bon moment, tu as dit :

−Je peux te proposer un meilleur usage pour ton héritage.

J’ai haussé un sourcil. Je ne m’attendais pas du tout à cette tournure de la conversation. Tu as ajouté :

− Ça te dit de venir travailler avec nous ?

J’ai ouvert de grands yeux surpris. La serveuse est venue jeter son ombre sur notre table. Tu as commandé un café et moi une bière. La serveuse est repartie. Je me suis penché en avant, simulant un air détaché :

−Travailler avec vous ?

Tu as hoché la tête, toujours en souriant, comme si tu t’amusais de l’effet produit.

−D’abord, qui tu entends par « nous » et dans quoi ?

−Avec deux de mes amis, nous avons monté une association qui s’appelle Le Monde Des Sans.

−Une association ? Pour aider qui ?

−Comme son nom l’indique : les Sans-papiers, les Sans-emploi, les Sans-abri … Tous ceux qui tombent dans les failles de la société, qu’aucune administration avec ses formulaires ne peut aider.

Le mouvement de tes lèvres a soudainement animé ton visage de mille expressions séduisantes. Tes mains s’agitaient devant tant d’injustice, tes yeux s’agrandissaient à l’évocation de la montée des extrémismes qui se nourrissaient de la situation comme des vautours. Tu sais comment les islamistes ont réussi à se répandre ? m’as-tu demandé. Ils ont compris ce principe simple. Les gens prennent la main qui leur est tendue, quelles que soient les croyances religieuses ou les idées politiques qui se cachent derrière.

Je t’ai écoutée en essayant de dissimuler ma déception. J’avais sincèrement cru que ton désir de me revoir était totalement désintéressé. Que tu m’avais écouté déballer ma vie avec un sincère intérêt pour ma petite personne. Au bout d’un moment, tout bien réfléchi, je t’ai dit :

−Tu as besoin de combien d’argent pour ton association ?

−Comme pour toute association, tu peux faire un don, mais ce n’est pas de ça dont je parle. Je te parle de donner un coup de main. On a besoin de bénévoles, d’un local…

−Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider.

Un silence s’est installé. Tu t’es appuyée sur le dossier de ta chaise puis tu m’as observé.

−Tu vas faire quoi alors de ton temps libre ?

−Rien. Me payer des vacances.

Je recommençais à peine à apprécier une vie sans horaires, sans patrons, sans stress. Et puis j’avais envie de voyager. Ibiza, Los Angeles, Saint Barthélémy.

−Tu me fais pitié avec tes clichés, m’as-tu lancé.

Les angles de tes paupières se sont arrondis. Ton regard a durci. Tu t’es levée, tu as remis ta doudoune. J’ai eu peur de te perdre. Un sentiment idiot puisque je te connaissais à peine.

−On pourrait quand même se revoir !

Tu m’as toisé, puis avant de me tourner le dos :

−Je te verrais peut-être dans un magazine People en train de poser avec Paris Hilton, un caniche sous le bras.

***

Quinze jours plus tard. Il était midi. J’étais au lit.

J’ai pensé, comme tous les matins, à ta proposition. À tes paroles qui agissaient comme des fouets. Mon regard a suivi le dessin parfait d’une toile d’araignée accrochée à la moulure du plafond. Qu’est-ce que j’attendais pour faire mes bagages et partir brûler ma fortune aux quatre coins du monde ? Que faisais-je allongé dans mon lit, avec pour seul horizon, un mur blanc et un arachnide besogneux ?

Je pouvais me payer le luxe de me dire : je fais ce que je veux. Me tourner les pouces un bon moment. Vadrouiller inlassablement. Avoir toutes les filles du monde. Fabriquer moi-même la moto de mes rêves : un gros cube japonais au cadre renforcé, freins performants et surtout, un moteur d'une grande puissance : Turbo V Boost, injection, bref, la sophistication à tous les niveaux !

Pourquoi donc irais-je travailler dans une obscure association aux ambitions un peu vagues, qui prétend vouloir aider tous les Sans, donc à peu près la terre entière, car qui dans ce monde n’est pas sans quelque chose ? Le seul avantage que j’y voyais était le fait de me rapprocher de toi. J’aimais ton allure, tes lèvres, ton regard si expressif. Mais c’était sans espoir. Tu semblais me prendre pour un type superficiel et vain.

Ce soir-là, je suis sorti seul. Je suis allé dans un bar à la mode. Le videur m’a serré la main et m’a laissé entrer devant tout un tas de gens qui faisaient la queue en grelottant. Dedans, il faisait chaud, la musique était bruyante, les gens buvaient, parlaient, dansaient. J’ai accosté une fille. Elle riait tout le temps. Je l’ai invitée chez moi. On a couché ensemble. Le lendemain je ne me souvenais plus de son prénom. Je lui ai promis que j’allais la rappeler. Elle est partie, pleine d’espoir, mais au fond, sceptique. J’avais le cafard. J’aurais voulu que cette fille soit toi. Je ne t’aurais pas laissée partir.

J’ai pris un café dans la cuisine. Les yeux rivés sur la façade de l’immeuble d’en face. Ici les gens ne mettent pas de fleurs sur leurs balcons. J’imaginais l’Espagne de ma grand-mère. Chaque balcon était un jardin suspendu.

Les voitures chuchotaient en glissant sur la chaussée mouillée. Le gris a englouti toutes les autres couleurs. J’ai allumé une cigarette. Fumé à jeun. Elle était amère. Je l’ai écrasée d’un coup sec, réduite en accordéon. Je venais d’avoir une idée.

Je me suis installé à la terrasse de la brasserie en face de la fac. J’ai avalé café sur café, mangé des jambon-beurre, fumé des clopes, compté les voitures, estimé la puissance de chaque moto qui passait, inhalé la fumée des tuyaux d’échappement. Je n’ai pas quitté des yeux la porte de la fac une seule seconde. Je ne voulais pas te rater. Pourtant j’ai dû te rater, car il m’a fallu trois jours à ce régime pour t’apercevoir enfin. Je me suis précipité à ta rencontre sans payer. Le serveur a failli se faire écraser en me poursuivant. Je lui ai frénétiquement glissé de la monnaie entre les mains, sans compter et sans te quitter des yeux. Je t’ai enfin mis la main dessus, resserré ma poigne sur ton avant-bras, puis je t’ai dit : d’accord.

Tu t’es retournée, surprise. Puis tu m’as toisé.

−D’accord pourquoi ?

−D’accord pour l’association, le bénévolat, le local.

−Tu as un local à nous proposer ?

−Non, mais je vais t’en acheter un.

−M’en acheter un ! Ça va pas non ?

Tu allais à nouveau me planter là. Je t’ai suivi. Normal que tu m’aies pris pour un fou.

−Non, tu as mal compris. Je n’ai pas l’intention de te faire cadeau d’un local.

−J’espère bien !

− Mon idée c’est plutôt d’acheter un local, voilà. Et d’y abriter l’association.

−Pourquoi ferais-tu une chose pareille ?

Les mots cavalaient devant moi. J’ai tiré sur les rênes à temps. Halte. Il fallait que je cesse de multiplier les bourdes. Respire avant de parler mon vieux. Tourne sept fois la langue dans ta bouche. Réactive ton cerveau. J’ai ravalé ma salive puis j’ai dit :

−Rassure-toi, je ne le fais pas pour toi. Je le fais pour l’association. Les Sans ceci, les Sans cela…

−Et Ibiza, Las Vegas, t’en fais quoi ?

−Laisse tomber. Ce n’est pas pour moi.

−Et les Sans, c’est pour toi ?

−Pas vraiment.

−Alors pourquoi tu le fais ?

−C’est une bonne question.