Préface des Editions de Londres

« Le mystère de Marie Roget » est une nouvelle d’Edgar Allan Poe parue en 1842. Elle suit Double assassinat dans la rue Morgue et précède La lettre volée. C’est la deuxième des trois aventures du Chevalier Dupin.

Bref résumé

Marie et sa mère habitent rue Pavée Saint-André, où la mère tient une pension de famille. Quand elle atteint l’âge de vingt-deux ans, Marie, jeune femme d’une grande beauté, attire l’attention d’un parfumeur, qui l’embauche pour travailler dans sa boutique. Un an plus tard, Marie disparaît, mais réapparaît au bout d’une semaine, l’air triste et fatigué. Agacée de la curiosité consécutive à sa disparition, elle quitte la boutique du parfumeur. Cinq mois plus tard, elle disparaît de nouveau. Quatre jours après on retrouve son corps dans la Seine. La police parisienne est perdue en conjectures et n’avance pas. Dupin s’intéresse alors à l’affaire. Ce que fait alors Poe est extraordinaire. La description des faits est si précise et méthodique qu’il rend aussitôt le travail des futurs écrivains « policiers » quasiment impossible : comment faire mieux que Poe ? Visage, toilette, corps, tous les détails sont décrits avec une minutie tout bonnement stupéfiante. Puis vient le tour de la revue de presse : « L’étoile », qui maintient que Marie est encore vivante, et que c’est le corps au visage défiguré d’une autre jeune femme qui a été retrouvé, et dont Dupin démonte toutes les conclusions, détail par détail, « Le Commercial » qui prétend que Marie aurait été la victime d’une bande de bandits furieux, puis « Le Soleil ». Suite à ces lectures, Dupin observe : « c’est là un cas beaucoup plus compliqué que celui de la rue Morgue, duquel il diffère en un point très important. C’est là un exemple de crime atroce, mais ordinaire. Nous n’y trouvons rien de particulièrement outré. »

Méthodiquement, Dupin commence par éliminer l’hypothèse que Marie ne soit pas morte et que son cadavre soit celui d’une autre, c'est-à-dire qu’il démonte la thèse de « L’Etoile ». S’en suivent des considérations de plusieurs pages sur le comportement des noyés une fois plongés dans l’eau, le nombre de jours au bout desquels ils remontent à la surface, qui varie en fonction de leur poids, de leur masse ; Dupin comme toujours combat les généralités, les jugements à l’emporte-pièce : pour lui, les choses n’existent jamais en tant que vagues opinions qui ressemblent plus ou moins à la réalité, il n’existe pas d’hypothèses évidentes ou de vérités qui vont de soi …Et il met en pièces l’argument de « L’Etoile », « un tissu d’inconséquences et d’incohérences. L’expérience ne montre pas toujours que les corps des noyés ont besoin de cinq à six jours pour qu’une décomposition suffisante leur permette de revenir à la surface. » Puis il s’attaque à la reconnaissance du corps. S’attarde sur le seul élément valable permettant de confirmer l’identité de Marie, la jarretière à agrafe : « La nature élastique d’une jarretière à agrafe suffit pour démontrer le caractère exceptionnel de ce raccourcissement. »Puis il s’attaque aux observations imparfaites du « Commercial », encore une fois il met à mal ce qui semble évident.

Puis dans le dernier tiers, il entame une longue démonstration. Laissons le s’exprimer : « C’est la détestable routine des cours criminelles de confiner l’instruction et la discussion dans le domaine du relatif apparent. Cependant l’expérience a prouvé, et une vraie philosophie prouvera toujours qu’une vaste partie de la vérité, la plus considérable peut-être, jaillit des éléments en apparence étrangers à la question. ». Le narrateur fait ensuite quelques recherches sur la demande de Dupin. Elément par élément, et ici il serait trop long de les détailler, Dupin va reprendre chaque élément de l’enquête, le passé de Marie, la mystérieuse première disparition, le supposé lieu du crime, la fameuse bande de vils coquins qui écumaient Paris à la même époque, l’heure exacte du départ de Marie, le témoignage d’une aubergiste, les mœurs des Parisiens en été, il élargit le champ des faits en analysant toutes les feuilles publiques, à la recherche de petits renseignements qui pourraient jeter la lumière sur le crime. Il est vite convaincu de l’innocence de son « fiancé » présumé, remarque dans un affidavit une histoire insolite de bateau vide s’en allant avec le courant. Il continue en analysant chaque détail du bosquet, y examine, toujours à distance, les traces de la lutte. Puis à la fin il jette les bases des suites de l’enquête et des étapes à suivre pour prouver que le coupable est bien…

Les points communs entre Dupin et Holmes

Lorsque l’on considère l’ensemble des trois nouvelles du Chevalier Dupin, mais encore plus celle-ci, pourtant la moins connue des trois, puisque Double assassinat dans la rue Morgue et La lettre volée font sans aucun doute partie des nouvelles les plus célèbres de Poe, on ne peut manquer de se dire que la filiation entre Dupin et Sherlock Holmes est probablement la plus évidente de l’histoire du roman policier.

On rappelle brièvement la chaîne d’influences : les Mémoires de Vidocq donnent naissance à toute une série de personnages de la première moitié du Dix Neuvième siècle, Vautrin, Javert, mais surtout Dupin, qui donne Lecoq et Sherlock Holmes (avec Raffles) lequel influencera Arsène Lupin, et tant d’autres.

Alors, quels sont donc ces points communs ?

La dépression liée à l’inactivité : comme Holmes, Dupin tombe dans la rêverie quand il est oisif. Il a aussi une tendance à s’enfermer, à ne plus sortir. D’accord, il ne s’injecte pas de cocaïne, et ne joue pas de violon. Le travail de Conan Doyle fut de donner de la vie au personnage.

La relation à la police officielle : c’est la même relation de respect mêlé d’agacerie qui les lie ; la police fait parfois appel à Holmes et Dupin mais à contrecœur. Tous deux ont peu d’estime pour les fonctionnaires de police mais contrairement à Lupin ils ne s’en moquent pas ouvertement.

L’utilisation de la presse : la presse quotidienne écrite, c’était la télévision de l’époque. Dupin s’en sert pour apprendre et comparer les faits, Holmes s’en sert beaucoup afin de relancer l’enquête, de débusquer, de piéger des criminels…

Le couple d’amis : Holmes et Watson, Dupin et le narrateur sont les exemples les plus frappants de couple de la littérature policière.

L’observation des détails physiques : Dupin comme Holmes s’attachent à chaque détail d’une scène de crime, et de ce qui l’entoure, corps, objets, vêtements…L’énorme différence, c’est que Holmes passe beaucoup de temps sur les lieux, est extrêmement mobile, tandis que Dupin, dans les deux dernières nouvelles principalement, réfléchit à partir de ses coupures de journaux, sans trop quitter son fauteuil, un peu comme Hercule Poirot. En effet, contrairement à Double assassinat dans la rue Morgue, et comme dans La lettre volée, Dupin fait à peu près de son appartement. En cela, cette nouvelle est assez statique, se concentrant sur l’effet démonstratif, et la progression logique de l’enquête.

L’incroyable force de la logique : et la reconstitution de la vérité au-delà des apparences. Holmes avec sa méthode hypothético-déductive, Dupin avec la reconstitution des faits à l’aide des détails qui parsèment l’enquête, inventent le roman policier.

Il n’y aurait pas de Holmes sans Dupin. Ce que fait Conan Doyle admirablement, c’est de transformer deux personnages et des situations, finalement plus au service de la démonstration des idées philosophiques et esthétiques de Poe que des personnages réels (bien que cela varie, et que Dupin soit curieusement presque plus vivant dans Double assassinat dans la rue Morgue que dans les deux qui suivent), dans un Paris franchement…théorique, et les transporte dans un Londres de légende, en personnages de chair et de sang, originaux, si vivants qu’un tronçon entier de Baker Street leur est presque dédié et devient ainsi l’un des endroits les plus visités de Londres. Ainsi, Poe a pensé Dupin, Conan Doyle l’a incarné en Holmes.

Conan Doyle ajoute des ambiances, de la nuit, de la brume, de la pluie, des ruelles pavées, des méchants mystérieux, des lampadaires, des fiacres, des chiens énormes, des légendes, des situations étonnantes, des émotions, des pathologies, des névroses, des traits de personnalité, de la cocasserie…De la vie idéalisée de Poe, Conan Doyle la transforme en vie dont on fait les mythes. Chacun a droit à sa part de gloire.

Le premier true crime ?

Nous allons en choquer plus d’un, mais nous posons la question : si Poe était plus un génie qu’un écrivain ?

Comme l’indique le début et la fin du « Mystère de Marie Roget », la nouvelle est directement inspirée d’un fait divers, comme le sera ensuite L’affaire Lerouge d’Emile Gaboriau. Mais, si L’affaire Lerouge en est inspirée, « Le mystère de Marie Roget » en est très inspirée, puisque le nom de la victime est mentionné à plusieurs reprises : on serait donc en présence du premier « true crime » ? (l’un des plus célèbres étant « De sang froid » de Truman Capote).

Mary Cecilia Rogers est une jeune femme née au Connecticut vers 1820. A la mort de son père quand elle a dix-sept ans, elle est employée dans un bureau de tabac, en grande partie en raison de sa très grande beauté. Elle disparaît une première fois en 1838 puis revient quelques jours après. Le 28 Juillet 1841, elle disparaît de nouveau. Son corps est retrouvé trois jours plus tard flottant dans l’Hudson à hauteur de Hoboken.  Quelques mois après, son fiancé se suicide ; on retrouve une note exprimant des remords. Pendant neuf semaines, le meurtre de celle que l’on appellera la Beautiful cigar girl fera sensation dans la presse newyorkaise, et prendra aussi un retentissement national (un peu comme le Black Dalhia à Los Angeles en 1947). Le meurtre n’a jamais été élucidé. Avec « Le mystère de Marie Roget », Edgar Allan Poe propose une hypothèse étonnamment bien argumentée, dont certains croient qu’elle correspond probablement à la réalité : celle d’un officier de marine connu pour ses goûts de débauche qui l’aurait tuée, et jetée dans l’Hudson. Poe précise dans une de ses lettres: « under the pretense of showing how Dupin unravelled the mystery of Marie’s assassination, I, in fact enter into a rigorous analysis of the real tragedy in New York.”

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