Le mystère de Marie Roget
Traduction de Charles Baudelaire

POUR FAIRE SUITE À

DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE

Il y a des séries idéales d’événements qui courent parallèlement avec les réelles. Les hommes et les circonstances, en général, modifient le train idéal des événements, en sorte qu’il semble imparfait ; et leurs conséquences aussi sont également imparfaites. C’est ainsi qu’il en fut de la Réforme ; au lieu du Protestantisme est arrivé le Luthéranisme.

Novalis.

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Il y a peu de personnes, même parmi les penseurs les plus calmes, qui n’aient été quelquefois envahies par une vague, mais saisissante demi-croyance au surnaturel, en face de certaines coïncidences d’un caractère en apparence si merveilleux, que l’esprit se sentait incapable de les admettre comme pures coïncidences. De pareils sentiments (car les demi-croyances dont je parle n’ont jamais la parfaite énergie de la pensée), de pareils sentiments ne peuvent être que difficilement comprimés, à moins qu’on n’en réfère à la science de la chance, ou, selon l’appellation technique, au calcul des probabilités. Or, ce calcul est, dans son essence, purement mathématique ; et nous avons ainsi l’anomalie de la science la plus rigoureusement exacte appliquée à l’ombre et à la spiritualité de ce qu’il y a de plus impalpable dans le monde de la spéculation.

Les détails extraordinaires que je suis invité à publier forment, comme on le verra, quant à la succession des époques, la première branche d’une série de coïncidences à peine imaginables, dont tous les lecteurs retrouveront la branche secondaire ou finale dans l’assassinat récent de Mary Cecilia Rogers, à New-York.

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Lorsque, dans un article intitulé Double assassinat dans la rue Morgue, je m’appliquai, il y a un an à peu près, à dépeindre quelques traits saillants du caractère spirituel de mon ami le chevalier C. Auguste Dupin, il ne me vint pas à l’idée que j’aurais jamais à reprendre le même sujet. Je n’avais pas d’autre but que la peinture de ce caractère, et ce but se trouvait parfaitement atteint à travers la série bizarre de circonstances faites pour mettre en lumière l’idiosyncrasie de Dupin. J’aurais pu ajouter d’autres exemples, mais je n’aurais rien prouvé de plus. Toutefois, des événements récents ont, dans leur surprenante évolution, éveillé brusquement dans ma mémoire quelques détails de surcroît, qui garderont ainsi, je présume, quelque air d’une confession arrachée. Après avoir appris tout ce qui ne m’a été raconté que récemment, il serait vraiment étrange que je gardasse le silence sur ce que j’ai entendu et vu, il y a déjà longtemps.

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Après la conclusion de la tragédie impliquée dans la mort de madame l’Espanaye et de sa fille, le chevalier Dupin congédia l’affaire de son esprit, et retomba dans ses vieilles habitudes de sombre rêverie. Très porté, en tout temps, vers l’abstraction, son caractère l’y rejeta bien vite ; et continuant à occuper notre appartement dans le faubourg Saint-Germain, nous abandonnâmes aux vents tout souci de l’avenir, et nous nous assoupîmes tranquillement dans le présent, brodant de nos rêves la trame fastidieuse du monde environnant.

Mais ces rêves ne furent pas sans interruption. On devine facilement que le rôle joué par mon ami, dans le drame de la rue Morgue n’avait pas manqué de faire impression sur l’esprit de la police parisienne. Parmi ses agents, le nom de Dupin était devenu un mot familier. Le caractère simple des inductions par lesquelles il avait débrouillé le mystère n’ayant jamais été expliqué au préfet, ni à aucun autre individu, moi excepté, il n’est pas surprenant que l’affaire ait été regardée comme approchant du miracle, ou que les facultés analytiques du chevalier lui aient acquis le crédit merveilleux de l’intuition. Sa franchise l’aurait sans doute poussé à désabuser tout questionneur d’une pareille erreur ; mais son indolence fut cause, qu’un sujet dont l’intérêt avait cessé pour lui depuis longtemps, ne fut pas agité de nouveau. Il arriva ainsi que Dupin devint le fanal vers lequel se tournèrent les yeux de la police ; et en mainte circonstance, des efforts furent faits auprès de lui par la préfecture pour s’attacher ses talents. L’un des cas les plus remarquables fut l’assassinat d’une jeune fille nommée Marie Roget.

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Cet événement eut lieu deux ans environ après l’horreur de la rue Morgue. Marie, dont le nom de baptême et le nom de famille frapperont sans doute l’attention par leur ressemblance, avec ceux d’une jeune et infortunée marchande de cigares, était la fille unique de la veuve Estelle Roget. Le père était mort pendant l’enfance de la fille, et depuis l’époque de son décès jusqu’à dix-huit mois avant l’assassinat qui fait le sujet de notre récit, la mère et la fille avaient toujours habité ensemble dans la rue Pavée-Saint-André[Note_1], madame Roget y tenant une pension bourgeoise, avec l’aide de Marie. Les choses allèrent ainsi jusqu’à ce que celle-ci eût atteint sa vingt-deuxième année, quand sa grande beauté attira l’attention d’un parfumeur, qui occupait l’une des boutiques du rez-de-chaussée du Palais-Royal, et dont la clientèle était surtout faite des hardis aventuriers qui infestent le voisinage. M. Le Blanc[Note_2] se doutait bien des avantages qu’il pourrait tirer de la présence de la belle Marie dans son établissement de parfumerie ; et ses propositions furent acceptées vivement par la jeune fille, bien qu’elles soulevassent chez madame Roget quelque chose de plus que de l’hésitation.

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Les espérances du boutiquier se réalisèrent, et les charmes de la brillante grisette donnèrent bientôt la vogue à ses salons. Elle tenait son emploi depuis un an environ, quand ses admirateurs furent jetés dans la désolation par sa disparition soudaine de la boutique. M. Le Blanc fut dans l’impossibilité de rendre compte de son absence, et madame Roget devint folle d’inquiétude et de terreur. Les journaux s’emparèrent immédiatement de la question, et la police était sur le point de faire une investigation sérieuse, quand un beau matin, après l’espace d’une semaine, Marie, en bonne santé, mais avec un air légèrement attristé, reparut, comme d’habitude, à son comptoir de parfumerie. Toute enquête, excepté celle d’un caractère privé, fut immédiatement arrêtée. M. Le Blanc professait une parfaite ignorance, comme précédemment. Marie et madame Roget répondirent à toutes les questions qu’elle avait passé la dernière semaine dans la maison d’un parent, à la campagne. Ainsi l’affaire tomba et fut généralement oubliée ; car la jeune fille, dans le but ostensible de se soustraire à l’impertinence de la curiosité, fit bientôt un adieu définitif au parfumeur, et alla chercher un abri dans la résidence de sa mère, rue Pavée-Saint-André.

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Il y avait à peu près cinq mois qu’elle était rentrée à la maison, lorsque ses amis furent alarmés par une soudaine et nouvelle disparition. Trois jours s’écoulèrent sans qu’on entendît parler d’elle. Le quatrième jour, on découvrit son corps flottant sur la Seine[Note_3], près de la berge qui fait face au quartier de la rue Saint-André, à un endroit peu distant des environs peu fréquentés de la barrière du Roule[Note_4].

L’atrocité du meurtre (car il fut tout d’abord évident qu’un meurtre avait été commis), la jeunesse et la beauté de la victime, et, par-dessus tout, sa notoriété antérieure, tout conspirait pour produire une intense excitation dans les esprits des sensibles Parisiens. Je ne me souviens pas d’un cas semblable ayant produit un effet aussi vif et aussi général. Pendant quelques semaines, les graves questions politiques du jour furent elles-mêmes noyées dans la discussion de cet unique et absorbant sujet. Le préfet fit des efforts inaccoutumés ; et toutes les forces de la police parisienne furent, jusqu’à leur maximum, mises en réquisition.

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Quand le cadavre fut découvert, on était bien loin de supposer que le meurtrier pût échapper, plus d’un temps très bref, aux recherches qui furent immédiatement ordonnées. Ce ne fut qu’à l’expiration d’une semaine qu’on jugea nécessaire d’offrir une récompense ; et même cette récompense fut limitée alors à la somme de mille francs. Toutefois l’investigation continuait avec vigueur, sinon avec discernement, et de nombreux individus furent interrogés, mais sans résultat ; cependant l’absence totale de fil conducteur dans ce mystère ne faisait qu’accroître l’excitation populaire. À la fin du dixième jour, on pensa qu’il était opportun de doubler la somme primitivement proposée ; et peu à peu, la seconde semaine s’étant écoulée sans amener aucune découverte, et les préventions que Paris a toujours nourries contre la police s’étant exhalées en plusieurs émeutes sérieuses, le préfet prit sur lui d’offrir la somme de vingt mille francs « pour la dénonciation de l’assassin, » ou, si plusieurs personnes se trouvaient impliquées dans l’affaire, « pour la dénonciation de chacun des assassins[Note_5] ». Dans la proclamation qui annonçait cette récompense, une pleine amnistie était promise à tout complice qui déposerait spontanément contre son complice ; et à la déclaration officielle, partout où elle était affichée, s’ajoutait un placard privé, émanant d’un comité de citoyens, qui offrait dix mille francs, en plus de la somme proposée par la préfecture. La récompense entière ne montait pas à moins de trente mille francs ; ce qui peut être regardé comme une somme extraordinaire, si l’on considère l’humble condition de la petite, et la fréquence, dans les grandes villes, des atrocités telles que celle en question.

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Personne ne doutait maintenant que le mystère de cet assassinat ne fût immédiatement élucidé. Mais, quoique, dans un ou deux cas, des arrestations eussent eu lieu qui semblaient promettre un éclaircissement, on ne put rien découvrir qui incriminât les personnes suspectées, et elles furent aussitôt relâchées. Si bizarre que cela puisse paraître, trois semaines s’étaient déjà écoulées depuis la découverte du cadavre, trois semaines écoulées sans jeter aucune lumière sur la question, et cependant la plus faible rumeur des événements qui agitaient si violemment l’esprit public n’était pas encore arrivée à nos oreilles. Dupin et moi, voués à des recherches qui avaient absorbé toute notre attention, depuis près d’un mois, nous n’avions, ni l’un ni l’autre, mis le pied dehors ; nous n’avions reçu aucune visite, et à peine avions-nous jeté un coup d’œil sur les principaux articles politiques d’un des journaux quotidiens. La première nouvelle du meurtre nous fut apportée par G…, en personne[Note_6]. Il vint nous voir le 13 juillet 18.., au commencement de l’après-midi, et resta avec nous assez tard après la nuit tombée. Il était vivement blessé de l’insuccès de ses efforts pour dépister les assassins. Sa réputation, disait-il, avec un air essentiellement parisien, était en jeu ; son honneur même, engagé dans la partie. L’œil du public, d’ailleurs, était fixé sur lui, et il n’était pas de sacrifice qu’il ne fût vraiment disposé à faire pour l’éclaircissement de ce mystère. Il termina son discours, passablement drôle, par un compliment relatif à ce qu’il lui plut d’appeler le tact de Dupin, et fit à celui-ci une proposition directe, certainement fort généreuse, dont je n’ai pas le droit de révéler ici la valeur précise, mais qui n’a pas de rapports avec l’objet propre de mon récit.

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Mon ami repoussa le compliment du mieux qu’il put, mais il accepta tout de suite la proposition, bien que les avantages en fussent absolument conditionnels. Ce point étant établi, le préfet se répandit tout d’abord en explications de ses propres idées, les entremêlant de longs commentaires sur les dépositions, dont nous n’étions pas encore en possession. Il discourait longuement, et même, sans aucun doute, doctement, lorsque je hasardai à l’aventure une observation sur la nuit qui s’avançait et amenait le sommeil. Dupin, fermement assis dans son fauteuil accoutumé, était l’incarnation de l’attention respectueuse. Il avait gardé ses lunettes durant toute l’entrevue ; et, en jetant de temps à autre un coup d’œil sous leurs vitres vertes, je m’étais convaincu que, pour silencieux qu’il eût été, son sommeil n’en avait pas été moins profond pendant les sept ou huit dernières lourdes heures qui précédèrent le départ du préfet.

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Dans la matinée suivante, je me procurai, à la Préfecture, un rapport complet de toutes les dépositions obtenues jusqu’alors, et, à différents bureaux de journaux, un exemplaire de chacun des numéros dans lesquels, depuis l’origine jusqu’au dernier moment, avait paru un document quelconque, intéressant, relatif à cette triste affaire. Débarrassée de ce qui était positivement marqué de fausseté, cette masse de renseignements se réduisait à ceci :

Marie Roget avait quitté la maison de sa mère, rue Pavée-Saint-André, le dimanche 22 juin 18.., à neuf heures du matin environ. En sortant, elle avait fait part à Jacques Saint-Eustache[Note_7], et à lui seul, de son intention de passer la journée chez une tante, à elle, qui demeurait rue des Drômes. La rue des Drômes est un passage court et étroit, mais très populeux, qui n’est pas loin des bords de la rivière, et qui est situé à une distance de trois kilomètres, dans la ligne supposée directe, de la pension bourgeoise de madame Roget. Saint-Eustache était le prétendant avoué de Marie, et logeait dans ladite pension, où il prenait également ses repas. Il devait aller chercher sa fiancée à la brune et la ramener à la maison. Mais, dans l’après-midi, il survint une grosse pluie ; et, supposant qu’elle resterait toute la nuit chez sa tante (comme elle avait fait dans des circonstances semblables), il ne jugea pas nécessaire de tenir sa promesse. Comme la nuit s’avançait, on entendit madame Roget (qui était vieille et infirme) exprimer la crainte « de ne plus jamais revoir Marie » ; mais dans le moment, on attacha peu d’attention à ce propos.

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Le lundi, il fut vérifié que la jeune fille n’était pas allée rue des Drômes ; et, quand le jour se fut écoulé sans apporter de ses nouvelles, une recherche tardive fut organisée sur différents points de la ville et des environs. Ce ne fut cependant que le quatrième jour depuis le moment de sa disparition qu’on apprit enfin quelque chose d’important la concernant. Ce jour-là (mercredi 25 juin), un M. Beauvais[Note_8], qui, avec un ami, cherchait les traces de Marie près de la barrière du Roule, sur la rive de la Seine opposée à la rue Pavée-Saint-André, fut informé qu’un corps venait d’être ramené au rivage par quelques pêcheurs, qui l’avaient trouvé flottant sur le fleuve. En voyant le corps, Beauvais, après quelque hésitation, certifia que c’était celui de la jeune parfumeuse. Son ami le reconnut plus promptement.

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Le visage était arrosé de sang noir, qui jaillissait en partie de la bouche. Il n’y avait pas d’écume, comme on en voit dans le cas des personnes simplement noyées. Pas de décoloration dans le tissu cellulaire. Autour de la gorge se montraient des meurtrissures et des impressions de doigts. Les bras étaient repliés sur la poitrine et roidis. La main droite crispée, la gauche, à moitié ouverte. Le poignet gauche était marqué de deux excoriations circulaires, provenant apparemment de cordes ou d’une corde ayant fait plus d’un tour. Une partie du poignet droit était aussi très éraillée, ainsi que le dos dans toute son étendue, mais particulièrement aux omoplates. Pour amener le corps sur le rivage, les pêcheurs l’avaient attaché à une corde ; mais ce n’était pas là ce qui avait produit les excoriations en question. La chair du cou était très enflée. Il n’y avait pas de coupures apparentes ni de meurtrissures semblant le résultat de coups. On découvrit un morceau de lacet si étroitement serré autour du cou qu’on ne pouvait d’abord l’apercevoir ; il était complètement enfoui dans la chair, et assujetti par un nœud caché juste sous l’oreille gauche. Cela seul aurait suffi pour produire la mort. Le rapport des médecins garantissait fermement le caractère vertueux de la défunte. Elle avait été vaincue, disaient-ils, par la force brutale. Le cadavre de Marie, quand il fut trouvé, était dans une condition telle, qu’il ne pouvait y avoir, de la part de ses amis, aucune difficulté à le reconnaître.

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La toilette était déchirée et d’ailleurs en grand désordre. Dans le vêtement extérieur, une bande, large d’environ un pied, avait été déchirée de bas en haut, depuis l’ourlet jusqu’à la taille, mais non pas arrachée. Elle était roulée trois fois autour de la taille et assujettie dans le dos par une sorte de nœud très solidement fait. Le vêtement, immédiatement au-dessous de la robe, était de mousseline fine ; et on en avait arraché une bande large de dix-huit pouces, arraché complètement, mais très régulièrement et avec une grande netteté. On retrouva cette bande autour du cou, adaptée d’une manière lâche et assujettie avec un nœud serré. Par-dessus cette bande de mousseline et le morceau de lacet, étaient attachées les brides d’un chapeau, avec le chapeau pendant. Le nœud qui liait les brides n’était pas un nœud comme le font les femmes, mais un nœud coulant, à la manière des matelots.

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Le corps, après qu’il fut reconnu, ne fut pas, comme c’est l’usage, transporté à la Morgue (cette formalité étant maintenant superflue), mais enterré à la hâte non loin de l’endroit du rivage où il avait été recueilli. Grâce aux efforts de Beauvais, l’affaire fut soigneusement assoupie, autant du moins qu’il fut possible ; et quelques jours s’écoulèrent avant qu’il en résultât aucune émotion publique. À la fin, cependant, un journal hebdomadaire[Note_9] reprit le sujet ; le cadavre fut exhumé, et une enquête nouvelle ordonnée ; mais il n’en résulta rien de plus que ce qui avait déjà été observé. Toutefois, les vêtements furent alors présentés à la mère et aux amis de la défunte, qui les reconnurent parfaitement pour ceux portés par la jeune fille quand elle avait quitté la maison.

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Cependant l’excitation publique croissait d’heure en heure. Plusieurs individus furent arrêtés et relâchés. Saint-Eustache en particulier parut suspect ; et il ne sut pas, d’abord, donner un compte rendu intelligible de l’emploi qu’il avait fait du dimanche, dans la matinée duquel Marie avait quitté la maison. Plus tard cependant, il présenta à M. G… des affidavit qui expliquaient d’une manière satisfaisante l’usage qu’il avait fait de chaque heure de la journée en question. Comme le temps s’écoulait sans amener aucune découverte, mille rumeurs contradictoires furent mises en circulation, et les journalistes purent lâcher la bride à leur inspiration. Parmi toutes ces hypothèses, une attira particulièrement l’attention ; ce fut celle qui admettait que Marie Roget était encore vivante, et que le cadavre découvert dans la Seine était celui de quelque autre infortunée. Il me paraît utile de soumettre au lecteur quelques-uns des passages relatifs à cette insinuation. Ces passages sont tirés textuellement de l’Étoile [Note_10] journal dirigé généralement avec une grande habileté.

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« Mademoiselle Roget est sortie de la maison de sa mère dimanche matin, 22 juin 18.., avec l’intention exprimée d’aller voir sa tante, ou quelque autre parent, rue des Drômes. Depuis cette heure-là, on ne trouve personne qui l’ait vue. On n’a d’elle aucune trace, aucunes nouvelles. […] Aucune personne quelconque ne s’est présentée, déclarant l’avoir vue ce jour-là, après qu’elle eut quitté le seuil de la maison de sa mère. […] Or, quoique nous n’ayons aucune preuve indiquant que Marie Roget était encore de ce monde, dimanche 22 juin, après neuf heures, nous avons la preuve que jusqu’à cette heure elle était vivante. Mercredi, à midi, un corps de femme a été découvert flottant sur la rive de la barrière du Roule. Même en supposant que Marie Roget ait été jetée dans la rivière trois heures après qu’elle soit sortie de la maison de sa mère, cela ne ferait que trois jours écoulés depuis l’instant de son départ, — trois jours tout juste. Mais il est absurde d’imaginer que le meurtre, si toutefois elle a été victime d’un meurtre, ait pu être consommé assez rapidement pour permettre aux meurtriers de jeter le corps à la rivière avant le milieu de la nuit. Ceux qui se rendent coupables de si horribles crimes préfèrent les ténèbres à la lumière. […] Ainsi nous voyons que, si le corps trouvé dans la rivière était celui de Marie Roget, il n’aurait pas pu rester dans l’eau plus de deux jours et demi, ou trois au maximum. L’expérience prouve que les corps noyés, ou jetés à l’eau immédiatement après une mort violente, ont besoin d’un temps comme de six à dix jours pour qu’une décomposition suffisante les ramène à la surface des eaux. Un cadavre sur lequel on tire le canon, et qui s’élève avant que l’immersion ait duré au moins cinq ou six jours, ne manque pas de replonger, si on l’abandonne à lui-même. Maintenant, nous le demandons, qu’est-ce qui a pu, dans le cas présent, déranger le cours ordinaire de la nature ? […] Si le corps, dans son état endommagé, avait été gardé sur le rivage jusqu’à mardi soir, on trouverait sur ce rivage quelque trace des meurtriers. Il est aussi fort douteux que le corps ait pu revenir si tôt à la surface, même en admettant qu’il ait été jeté à l’eau deux jours après la mort. Et enfin, il est excessivement improbable que les malfaiteurs, qui ont commis un meurtre tel que celui qui est supposé, aient jeté le corps à l’eau sans un poids pour l’entraîner, quand il était si facile de prendre cette précaution. »

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L’éditeur du journal s’applique ensuite à démontrer que le corps doit être resté dans l’eau non pas simplement trois jours, mais au moins cinq fois trois jours, parce qu’il était si décomposé, que Beauvais a eu beaucoup de peine à le reconnaître. Ce dernier point, toutefois, était complètement faux. Je continue la citation :

« Quels sont donc les faits sur lesquels M. Beauvais s’appuie pour dire qu’il ne doute pas que le corps soit celui de Marie Roget ? Il a déchiré la manche de la robe et a trouvé, dit-il, des marques qui lui ont prouvé l’identité. Le public a supposé généralement que ces marques devaient consister en une espèce de cicatrice. Il a passé sa main sur le bras, et y a trouvé du poil, — quelque chose, ce nous semble, d’aussi peu particulier qu’on puisse se le figurer, d’aussi peu concluant que de trouver un bras dans une manche. M. Beauvais n’est pas rentré à la maison cette nuit-là, mais il a envoyé un mot à madame Roget, à sept heures, mercredi soir, pour lui dire que l’enquête, relative à sa fille, marchait toujours. Même en admettant que madame Roget, à cause de son âge et de sa douleur, fût incapable de se rendre sur les lieux (ce qui, en vérité, est accorder beaucoup), à coup sûr, il se serait trouvé quelqu’un qui aurait jugé que cela valait bien la peine d’y aller et de suivre l’investigation, si toutefois ils avaient pensé que c’était bien le corps de Marie. Personne n’est venu. On n’a rien dit ni rien entendu dire de la chose, dans la rue Pavée-Saint-André, qui soit parvenu même aux locataires de ladite maison. M. Saint-Eustache, l’amoureux et le futur de Marie, qui avait pris pension chez sa mère, dépose qu’il n’a entendu parler de la découverte du corps de sa promise que le matin suivant, quand M. Beauvais lui-même est entré dans sa chambre et lui en a parlé. Qu’une nouvelle aussi capitale que celle-là ait été reçue si tranquillement, il y a de quoi nous étonner. »

FIN DE L’EXTRAIT