Un Coup de main
par Jean-Basile Boutak

À DEUX DOIGTS de la crise de tachycardie, Gabriel arrivait en haut de l’escalier quand la voix annonça :

— LE TRAIN TER N°1-1-3-8 À DESTINATION DE VOLVIC VA PARTIR ! PRENEZ GARDE À LA FERMETURE DES PORTES, ATTENTION AU DÉPART !

— Salope ! souffla-t-il.

Il puisa dans ses dernières ressources pour le sprint final, et sauta sur le marchepied du premier wagon venu alors que le train commençait à s’ébranler. Tandis qu’il ouvrait la porte, il entendit le chef de gare s’époumoner sur son sifflet. Gabriel lui adressa le fameux signe de la main, ce qui ne sembla curieusement guère apaiser le fonctionnaire.

Après avoir repris son souffle quelques minutes dans le sas, et soulagé une vessie débordante de gratitude dans des WC qui ne fermaient plus depuis longtemps, Gabriel alla s’avachir sur une banquette. Avec 30° à l’ombre en ce mois d’août caniculaire, l’air était saturé d’odeurs de sueur qui peinaient à se faire la malle par les trop petites ouvertures. Malheureusement pour les usagers, le génial concepteur de ce wagon avait accordé toute sa confiance à une climatisation capricieuse.

Cela n’empêcha pas Gabriel de songer à l'après-midi qu’il venait de passer, la tête sur les genoux d’Émilie, à siroter limonades et milk shakes. Les amoureux avaient trouvé refuge dans le patio grec du jardin Lecoq, véritable oasis de fraîcheur dans un Clermont-Ferrand chauffé à blanc. Les otaries étaient parties depuis longtemps, mais quelques carpes Koïs participaient encore à ralentir le temps perdu. Rien à faire de mieux de toute manière en attendant la réouverture des Facs et la reprise des cours.

Gabriel redescendit sur terre pour jeter un coup d’oeil autour de lui. Il n’y avait pas grand monde dans le wagon, seulement quelques étudiants qui, comme lui, avaient dû passer l’après-midi à se bécoter. De l’autre côté de l’allée, une jeune fille lisait un roman à l’eau de rose. Quand elle se rendit compte qu’il l’observait, elle lui adressa un sourire encourageant. Il le lui rendit avec une grimace. No way, pensa-t-il. D’abord, il y avait Émilie, mais surtout... Pauvre fille. Gabriel avait de l’Amour la vision superficielle qu’on a à 20 ans, et que l’on garde parfois toute sa vie. Il faut dire... Des cheveux bouclés partaient du sommet de son crâne pour arriver pêle-mêle au bas d’un visage mal dessiné que l’épaisse frange laissait tout de même entrevoir : des petits yeux, des joues creuses et un nez qui régnait en maître.

Personne d’autre à proximité sur qui poser son regard insolent.

Seul un emballage de biscuit apéritif traînait sur la banquette en face de la sienne. Les gens sont des porcs, dit-il à voix basse avant de se caler au fond du siège à la fois trop mou et trop raide. Il n’avait malheureusement ni livre ni baladeur pour passer le temps, et il ne trouva rien de mieux à faire que d’examiner en détail ce paquet de chips qui le narguait. Pas moyen de le mettre dans une poubelle, il n’y en avait plus une seule en état de l’accueillir ; et il se refusait à le jeter par la fenêtre, ce qui aurait été pire que le mal. Des petits monstres étaient dessinés à l’encre d’or sur l’emballage bleu marine, et un nom qu’il ne put lire se détachait en lettres orange.

Au bout de quelques minutes de ce vain tête à tête, il lui sembla que l’aluminium bougeait ! Il crut qu’il devenait fou, puis se rendit compte que c’était seulement un effet des courants d’air. Après la suée qu’il avait prise en attrapant son train, il ferma le « hublot » avant d’être malade : en montant vers Volvic, il savait que la température pouvait chuter de près de cinq degrés.

Il reprit ensuite la contemplation de cet emballage nouvelle génération, qu’il s’était figuré animé quelques secondes auparavant. C’est alors que celui-ci bougea à nouveau... Il passa sa main sur la grille de la climatisation, pensant qu’un miracle avait pu la ressusciter, mais il ne perçut pas le moindre souffle. Il examina les alentours en réfléchissant, mais rien ne pouvait expliquer que le paquet remua toujours.

Gabriel le fixait, moins effrayé que captivé. Il n’était jamais à court d’imagination, et il trouva rapidement une solution personnelle au mystère : une bête résidait à l’intérieur de l’emballage, et avait été réveillée par le départ du train. Une souris peut-être ? mais il voyait difficilement ce qu’un tel animal viendrait faire dans un sachet de chips. Il s’agissait plus sûrement d’un gros insecte... mais un insecte avait-il la capacité de dormir ? Pourquoi ne se manifestait-il que maintenant ?

Il eut bientôt sa réponse, car petit à petit, quelque chose apparut du fond du paquet. Elle s’approchait de l’ouverture. Gabriel s’était penché pour mieux l’apercevoir. La bête était assez longue, mais il ne distinguait ni bouche, ni yeux, ni oreilles. Il y avait une bonne raison à cela : c’était un doigt ! Sa découverte le raidit, et il se plaqua à nouveau contre son siège. Et moins d’une demi-minute plus tard, ce n’était pas un, mais cinq doigts qui dépassaient du paquet : un pouce, un index, un majeur, un annulaire et un auriculaire, soit la panoplie complète de toute main qui se respecte. Que la main soit prolongée d’un bras ne l’étonna plus « vraiment ». Le sachet s’agita alors de plus belle, et au bout d’une longue minute d’effroi, la tête d’un vieux barbu en sortit et en le fixant droit dans les yeux, lui demanda :

— Pourriez-vous me donner un coup de main, jeune homme ?

— Pardon ? bredouilla Gabriel.

.../…