Préface des Éditions de Londres

« Le Ventre de Paris » est un roman d’Emile Zola publié en 1873. C’est le troisième volume de la série des Rougon-Macquart, suivant La Curée de près, et puis "Le Ventre de Paris", c’est bien entendu les Halles, les Halles centrales de Paris, construites à partir de 1851 par Balthard.

L’intrigue

Au début de l’histoire, on découvre Florent qui arrive au petit matin aux portes de Paris. Arrêté par erreur à la suite du coup d’Etat du 2 Décembre 1851, Florent a été déporté au bagne de Cayenne dont il a réussi à s’échapper. Aux Halles il retrouve son demi-frère, Quenu, marié à Lisa, sa belle-sœur. Ces derniers l’accueillent chez eux et le logent. Florent trouve un emploi d’inspecteur au pavillon de la marée, à l’intérieur des Halles. Mais il se heurte rapidement aux querelles intestines entre poissonnières, et finit par susciter leur haine. Précepteur du fils de la rivale de Lisa Macquart, la belle Normande, cette dernière pense l’utiliser afin de nuire à sa belle-sœur. Mais c’est Florent qui pâtit finalement de cette rivalité quand il se met à dos toute la Communauté des Halles, et que Lisa, sa belle-soeur, finit par le dénoncer lorsqu’elle apprend qu’il fomente une insurrection contre le régime Impérial. Florent est renvoyé au bagne de Cayenne, là d’où il était parti, et les Halles peuvent retrouver leur tranquillité. Le peintre Claude Lantier a alors cette réflexion célèbre, qui résume tout le propos du livre : « Quels gredins que les honnêtes gens ! »

Les Halles de Paris

« Le Ventre de Paris », c’est avant tout le roman des Halles. Elles sont partout, décrites avec la précision coutumière qui sied à Zola. C’est ainsi que, à l’instar de La Curée, « Le Ventre de Paris » acquiert avec le temps une extraordinaire valeur archéologique.

Les premiers pavillons sont construits par Balthard en 1851. Les pavillons des primeurs, puis des beurres et fromages sont construits en 1857. En 1858, c’est celui des fruits et légumes et des fleurs. Le pavillon de la boucherie ouvre en 1860. En 1866, celui des volailles, en 1869, celui de la charcuterie. L’équivalent aujourd’hui, ce serait les Halles de Rungis, ou plus modestement un Carrefour de dix mille mètres carrés. A chaque rayon, la force de sa culture, un environnement unique que Les Editions de Londres connaissent bien, là d’ailleurs où elles apprirent le louchébem, dont elles pourront peut être vous révéler les secrets un jour prochain.

Zola est un être plein de contradictions. Il entretient une relation d’attirance et de révulsion vis-à-vis du régime Impérial. Nous connaissons peu de romans aussi misogynes que « Le Ventre de Paris » ; or, Zola a eu au cours de sa vie une attirance assez prononcée pour les charmes féminins de tous âges. S’il critique la richesse mal accaparée et beaucoup des valeurs matérialistes de ses contemporains, l’argent obsédait Zola. La puissance et le pouvoir l’agaçaient en partie parce qu’il ne les avait pas. C’est donc la construction des Halles qui sans nulle doute inspire l’idée du roman à Zola. C’est en cela qu’il est fasciné par "l’objet", comme avec les Grands magasins dans Le bonheur des Dames, ou la locomotive dans La bête humaine. Quelque chose fascine Zola dans cette peinture du matérialisme, de la puissance brute, de la débauche, de la corruption, du pillage généralisé des autres qu’est le Second Empire, que ce soit le viol des pauvres par les riches, des colonies par les colonisateurs, ou encore des femmes de ses ministres, avec lesquelles Napoléon III couche à la façon d’un petit dictateur d’Amérique Latine (voir La fête au Bouc).

Dans son livre sur Emile Zola, Paul Alexis décrit ce moment où l’auteur découvrit les Halles pour la première fois ; il écrit : « vues de cet endroit, les toitures des Halles avaient un aspect saisissant. Dans le grandissement de la nuit tombante, on eût dit un entassement de palais babyloniens empilés les uns sur les autres. »

Voici ensuite ce que Zola en fait : « L’ombre, sommeillant dans les creux des toitures, multipliait la forêt des piliers, élargissait à l’infini les nervures délicates, les galeries découpées, les persiennes transparentes ; et c’était, au dessus de la ville, jusqu’au fond des ténèbres, toute une végétation, toute une floraison, monstrueux épanouissement de métal, dont les tiges qui montaient en fusée, les branches qui se tordaient et se nouaient, couvraient un monde avec les légèretés de feuillage d’une futaie séculaire. »

Un roman expressioniste

L’enseignement de la littérature à l’école laisse un peu à désirer. On aime à émasculer l’œuvre de Zola, à y voir une série de pleurnicheries socialisantes, sur fonds d’un décor désuet, et plein de bons sentiments. Tout cela est évidemment faux. Les Editions de Londres se méfieraient un peu des ambitions morales de Zola, comme elles questionnent volontiers les motifs des grands manitous de l’enseignement secondaire, dont le rôle est principalement d’enseigner si mal les grands classiques, d’une façon si limitée, si tronquée, et rébarbative, que l’on s’assure ainsi que les dits élèves ne retomberont jamais dans l’erreur de les lire, au risque qu’ils y découvrent des éléments de critique sociale dont la contemporanéité leur ouvrirait les yeux sur leur état de détresse morale et de dictature consentie.

Ainsi, « Le Ventre de Paris », un roman naturaliste ?

Voyez plutôt l’intention de Zola : « L’idée générale est : le ventre…le ventre de l’humanité ; la bourgeoisie digérant, ruminant, cuvant en paix ses joies ; la bourgeoisie du Second Empire ; la bedaine pleine et heureuse, se ballonnant au soleil et roulant jusqu’au charnier de Sedan. »

Plus tard, il nous parle de Lisa : « la vertueuse, l’irréprochable Lisa, quel bon « sourire honnête » est le sien !...Je veux lui donner l’honnêteté de sa classe et montrer quels dessous formidables de lâcheté et de cruauté il y a sous la chair calme d’une bourgeoise ; au fond même avachissement, même décomposition morale. »

Les humains sont le produit de leur environnement qui les structure et les conditionne, comme dans tout roman naturaliste. En revanche, Les Halles transforment la physionomie de Paris pour en faire un lieu plus dur, plus déshumanisé, et le transfigurent en un environnement angoissant de nature expressionniste. Il existe un parallélisme entre le centre de Paris dépecé, déjà décrit dans La Curée, dont on a fait surgir un ventre, les petits humains gras et contents qui y font affaire, et les poissons, les volailles, les viandes qui leur ressemblent. Nous sommes en quelque sorte face à une triple métonymie où à la base on a une métaphore de l’Empire et d’une certaine condition humaine, celle de victimes et de bourreaux s’agitant dans un monde sans espoir, un monde d’une injustice institutionnalisée.

Les gras et les maigres

L’opposition entre les gras et les maigres est le fil conducteur de l’histoire. Les gras, ce sont les bourgeois. On dirait de nos jours les petits bourgeois. Les maigres sont pauvres, efflanqués, victimes, mais ici (Florent, Lantier…), ils sont éduqués, ce sont les étudiants, les bohêmes, les ouvriers rebelles au régime, tous ceux qui ont une vision extérieure du monde, ceux qui remarquent les autres, s’intéressent à eux, ceux qui font preuve d’une empathie humaine. Les gras sont l’opposé. Ils n’ont rien de la complexité psychologique de certains des grands bourgeois peints par Balzac ou par Zola, ils n’ont rien d’un Saccard, bête fauve mais à l’intrigante humanité. Non, les gras sont des « ventres à pattes », des êtres pour qui le monde tourne autour de la constitution d’un confort et d’une sécurité matérielle, des êtres privés de toute réelle empathie. Ce sont les tenants des valeurs petites-bourgeoises, la fondation de la plupart des sociétés. Ils collaborent avec les Allemands pendant la guerre, mais sans prendre de risques, en envoyant des lettres anonymes, ils dévalisent les appartements des Juifs déportés, ils applaudissent Pétain, puis de Gaulle, ils crient victoire à la Libération, s’esclaffent au spectacle des tondues, sont pour la peine de mort, mais s’ils sourient à l’écoute de réflexions racistes, ils se garderaient de nos jours d’en faire eux-mêmes. Ils suivent toujours le sens du courant, ils sont matérialistes, tiennent la société debout, leur sexualité est agressive mais s’exprime au moins autant dans leur apparence physique, leur absorption de bouffe, d’alcool, leurs gros rires bien sonores, et le travail de leurs intestins suractifs que dans le clair obscur de l’alcôve. Leur méchanceté éclate face à ceux qui sont différents d’eux et donc pourraient menacer leur mode de vie, lequel se confond avec le sens de leur existence. Obsédés par leur bien-être matériel, ils n’existent pourtant qu’en société. C’est ce paradoxe qui en fait des parangons de l’hypocrisie sociale. Voilà, on pourrait en faire des pages, nous en connaissons tous, dans toutes les classes sociales. Ils n’ont jamais été aussi nombreux. Ils sont le moteur des sociétés occidentales modernes. La peur et l’appétit servent de biréacteurs à leurs insignifiantes existences. C’est parce qu’ils ne doutent guère de leur bon droit que nous ne les supportons pas, et qu’à choisir, entre l’immoral Saccard et la bonne Lisa, nous préférons Saccard ; il y a dans le tragique de son destin quelque chose, qui nous semble, comment dire, moins "hyène", plus grand fauve, plus imprévisible, plus libre, et donc plus humain. Oui, à Lisa nous préférons Saccard.

© 2012- Les Editions de Londres