Les Choéphores

ORESTE.

Hermès souterrain, qui tiens de ton père cette puissance, sois mon sauveur, aide-moi, je t’en supplie! Voici que je reviens dans ce pays, après un long exil, et je parle à mon père sur le tertre de sa tombe, afin qu’il m’entende et qu’il m’exauce. Cette tresse de cheveux est pour Inakhos qui m’a nourri, et cette autre est une offrande douloureuse.

Que vois-je ? Quel est ce rassemblement de femmes vêtues de robes noires ? Qu’est-il arrivé ? Quelle calamité nouvelle est tombée sur cette demeure ? Viennent-elles apporter à mon père les libations qui apaisent les morts ? C’est cela, et non autre chose. Il me semble voir, en effet, Èlektra, ma sœur, qui s’avance, chargée d’un grand deuil. Ô Zeus ! donne-moi de venger le meurtre de mon père ! Aide-moi, sois-moi propice ! Pyladès, sortons du chemin, afin que je sache sûrement quelle est cette supplication de femmes.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Strophe I.

Envoyée de la demeure, je porte des libations en me frappant cruellement de mes mains. Ma joue est ensanglantée des déchirures récentes que mes ongles y ont faites. Mon cœur se repaît sans cesse de lamentations ; et, dans les transports de mes douleurs, je mets en lambeaux mes vêtements, ce péplos noir qui couvre la poitrine de celles qu’afflige une destinée mauvaise.

Antistrophe I.

Voici que la terreur, qui hérisse les cheveux, qui se révèle par les songes, soufflant la colère dans le sommeil, brusquement, pendant la nuit, terrible, a éveillé des cris au fond des demeures, en pénétrant dans la chambre des femmes. Les divinateurs des songes, sous l’étreinte des dieux, ont dit que ceux qui habitent sous la terre étaient indignés et enflammés de fureur contre les meurtriers.

Strophe II.

Ô terre, terre ! Cette femme impie m’a envoyée, cherchant par une expiation vaine à détourner le malheur ; mais je crains de parler. En effet, peut-on racheter le sang répandu ? Ô lamentable foyer ! Ô écroulement de ces demeures ! Plus de lumière ! Les ténèbres odieuses aux mortels ont enveloppé cette maison à la mort de ses maîtres !

Antistrophe II.

L’auguste respect, autrefois invincible, tout-puissant, inébranlable, qui entrait dans les oreilles et dans l’esprit, a maintenant disparu. Qui n’est point épouvanté ? La félicité est déesse parmi les mortels, et plus que déesse ; mais la justice rapide frappe les uns en plein jour, ou, plus tardive, atteint les autres au seuil des ténèbres. D’autres, enfin, sont engloutis dans la nuit éternelle.

Épôde.

Quand la terre nourricière a bu le sang, la souillure vengeresse devient ineffaçable. Le remords terrible travaille le coupable. La virginité une fois violée, il n’y a plus de remède. Les fleuves réuniraient leurs eaux qu’ils ne laveraient point la main qu’a souillée le meurtre. Pour moi, les dieux m’ont enveloppée dans la calamité de ma ville : ils m’ont jetée dans la servitude, loin des toits paternels. Il appartient à ceux qui sont, par la violence, les maîtres de ma vie d’être, comme il leur convient, justes ou injustes. Il me faut réprimer l’amère indignation de mon cœur. Voici que, dans ma douleur cachée, je baigne mes vêtements de larmes sur la triste destinée de mes maîtres.

ÈLEKTRA.

Femmes esclaves, servantes des demeures, qui m’accompagnez dans cette supplication, conseillez-moi sur ceci. En versant les libations funèbres sur ce tombeau, quelles paroles propices prononcerai-je ? Comment prier mon père ? Dirai-je que je viens à l’époux bien-aimé de la part de la chère épouse, de ma mère ? Jamais je ne l’oserai, et je ne sais que dire en versant cette libation sur le tombeau de mon père. Lui dirai-je qu’il doit rendre le mal pour le mal, comme c’est la coutume parmi les hommes qui offrent des présents à ceux qui leur en font ? Ou bien, muette et sans nul honneur, puisque mon père a été égorgé, me retirerai-je, après avoir versé les libations comme pour l’expiation d’un crime, et jeté le vase derrière moi, en détournant les yeux ? Ô amies ! conseillez-moi, car nous avons toutes la même haine dans ces demeures. Ne cachez donc rien, par crainte, au fond de votre cœur, car ce que la destinée a décidé arrive pour l’homme libre comme pour celui qui subit le joug d’une puissance étrangère. Parle donc, si tu as quelque chose de mieux à conseiller.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Respectant le tombeau de ton père autant qu’un autel, je te dirai ma pensée puisque tu me l’ordonnes.

ÈLEKTRA.

Parle donc, si tu respectes le tombeau de mon père.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

En versant les libations, fais des prières pour ceux qui lui étaient bienveillants.

ÈLEKTRA.

Quels amis nommerais-je ?

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Toi-même d’abord, et quiconque hait Aigisthos.

ÈLEKTRA.

Je ferai donc des vœux pour moi et pour toi ?

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Tu as bien dit, certes, et tu m’as comprise.

ÈLEKTRA.

Et quel nom ajouter aux nôtres ?

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Souviens-toi d’Oreste, tout absent qu’il est.

ÈLEKTRA.

Tu me donnes un conseil juste et sage.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Maintenant, souviens-toi des coupables, de l’égorgement de ton père.

ÈLEKTRA.

Que dirai-je ? Je ne sais. Enseigne-le-moi.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Souhaite qu’il leur arrive un dieu ou un homme.

ÈLEKTRA.

Parles-tu d’un juge ou d’un vengeur ?

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Souhaite clairement que ce soit quelqu’un qui les égorge à leur tour.

ÈLEKTRA.

Puis-je adresser justement une telle prière aux dieux ?

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Comment ne serait-il point permis de rendre à des ennemis le mal pour le mal ?

ÈLEKTRA.

Grand messager des dieux supérieurs et inférieurs, entends-moi, Hermès souterrain ! Apprends-moi que les daimones ont écouté mes prières, eux qui veillent sur les demeures paternelles, et que la terre aussi m’a écoutée, elle qui enfante et nourrit toutes choses, et qui les reprend de nouveau ! Et moi, en versant ces libations expiatrices aux morts, je dis, invoquant mon père : Aie pitié de moi et de mon cher Oreste, et fais que notre foyer nous soit rendu ! Car, maintenant, nous errons, trahis par notre mère, depuis qu’à ta place elle a mis un autre homme, Aigisthos, qui a pris part à ton égorgement. Moi, je suis esclave ; et, privé de tes biens, Oreste est en exil, tandis que, dans leur insolence, ils jouissent impudemment des fruits de tes travaux. Je te supplie pour qu’Oreste revienne heureusement. Et toi, exauce-moi, mon père ! Donne-moi de valoir beaucoup mieux que ma mère, et de mieux agir. Voilà nos vœux. Je souhaite à nos ennemis que ton vengeur apparaisse ! Que les meurtriers soient tués à leur tour, comme cela est juste. Je mêle à mes prières ces imprécations funestes que je crie contre eux. Du fond du Hadès envoie nous toutes les prospérités, avec l’aide des dieux, de la terre, de la justice victorieuse ! Après ces vœux, je verse ces libations. Vous, poussez des lamentations et chantez le paian funèbre !

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Pleurez avec des sanglots sur le maître lamentable, tandis que les libations sont répandues en l’honneur de celui qui défend les bons des mauvais et détourne de nous l’odieuse souillure. Entends, entends, ô vénérable, ô roi, entends mes prières, des ténèbres où gît ton âme ! Ah ! hélas ! ô dieux ! Quel héros, puissant par la lance, rachètera tes demeures ? Un Skythe, un Arès, tendant de ses mains, dans le combat, l’arc recourbé, ou, la tête en arrière, saisissant par la poignée l’épée qu’il agite ?

ÈLEKTRA.

Mon père possède désormais ces libations que la terre a bues. Mais écoutez-moi avec attention.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Parle donc. Mon cœur tressaille de crainte.

ÈLEKTRA.

Je vois, là, une tresse de cheveux coupée, sur ce tombeau.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Est-ce d’un homme ou d’une jeune fille à large ceinture ?

ÈLEKTRA.

Il est facile de le deviner.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Comment l’apprendrais-je de toi étant la plus âgée ?

ÈLEKTRA.

Nul, si ce n’est moi, n’aurait coupé cette tresse.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Ceux à qui il conviendrait de couper leur chevelure en marque de deuil sont, en effet, nos ennemis.

ÈLEKTRA.

Cependant cette tresse est semblable à mes propres cheveux.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Serait-ce une offrande secrète d’Oreste ?

ÈLEKTRA.

Certes, ces cheveux sont tout semblables à ceux d’Oreste !

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Comment aurait-il osé venir ici ?

ÈLEKTRA.

Il a envoyé cette tresse, l’ayant coupée en honneur de son père.

LE CHŒUR DES CHOÉPHORES.

Ce que tu me dis ne me cause pas moins de larmes, s’il ne doit jamais toucher du pied cette terre.

ÈLEKTRA.

Moi aussi, un grand trouble a envahi mon cœur, et je suis heurtée d’un flot d’amertume comme d’un trait lancé ! De mes yeux coulent d’intarissables larmes brûlantes, telles qu’un torrent, quand je regarde cette tresse ! En effet, je ne puis croire qu’elle appartienne à quelque autre citoyen. Certes, elle ne l’a point coupée sur sa tête, la meurtrière, ma mère, bien qu’elle ne mérite point ce nom, par sa haine impie contre ses enfants. Mais comment saurai-je sûrement si cet ornement vient d’Oreste qui m’est le plus cher des hommes ? Je me flatte de cette espérance. Hélas ! plût aux dieux que ces cheveux eussent une voix favorable, ainsi qu’un messager ! Je ne serais pas agitée de pensées contraires, et je saurais clairement quelle est cette tresse, la repoussant si elle a été coupée sur une tête ennemie, ou, si elle vient de mon frère, la vouant, dans notre douleur commune, au tombeau paternel, comme un ornement et un honneur. Mais invoquons les dieux qui savent tout, tandis que nous sommes secoués par les flots comme les marins ; et, si nous devons être sauvés, qu’un arbre très enraciné sorte de ce faible germe ! Voici un autre indice : des traces semblables à celles de mes pieds. Ces empreintes sont doubles, les siennes et celles d’un compagnon. Les talons et les doigts ont l’exacte mesure des miens. Certes, je suis pleine d’angoisse et de trouble.

ORESTE.

Prie les dieux qu’ils exaucent aussi heureusement tes autres vœux que ceux-ci.

ÈLEKTRA.

Qu’ai-je donc obtenu par la volonté des dieux ?

ORESTE.

Tu vois ceux que tu as long temps désirés.

ÈLEKTRA.

Sais-tu donc quel mortel je désire ?

ORESTE.

Je sais que tu attends Oreste avec ardeur.

ÈLEKTRA.

En quoi mes vœux sont-ils accomplis ?

ORESTE.

Je suis Oreste ; ne cherche pas un meilleur ami.

ÈLEKTRA.

Ô étranger, médites-tu quelque ruse contre moi ?

ORESTE.

J’en méditerais donc contre moi-même.

ÈLEKTRA.

Peut-être veux-tu te jouer de mes maux.

ORESTE.

Je me jouerais donc aussi des miens.

ÈLEKTRA.

Ainsi, tu es Oreste ! C’est à Oreste que je parle !

ORESTE.

C’est lui-même que tu vois ; mais tu me reconnais avec peine. Et, cependant, tu as aperçu, déposée sur ce tombeau, cette tresse des cheveux de ton frère, si semblables aux tiens. Quand tu as mesuré les traces de tes pas sur celles des miens, tu as été transportée de joie et tu t’imaginais me voir moi-même. Rapproche cette tresse de l’endroit où je l’ai coupée ; vois cette toile tissée par tes mains, et les coups de la spathè, et les images d’animaux qui y sont brodées. Contiens-toi, ne cède point aux transports de ta joie, car je sais que nos proches sont nos cruels ennemis.

ÈLEKTRA.

Ô le plus cher souci des demeures de ton père ! Espérance pleurée d’un germe sauveur ! Tu recouvreras par ton courage la maison paternelle. Ô doux à mes yeux, toi qui as quatre parts dans mon cœur ! Car, il me faut te nommer mon père, et c’est à toi que va l’amour que j’avais pour ma mère qui m’est justement odieuse, et pour ma sœur cruellement sacrifiée. Tu me seras un frère fidèle, toi qui, seul, viens à mon aide. Que la force et la justice, et Zeus, le plus grand de tous les dieux, soient avec nous !

ORESTE.

Zeus ! Zeus ! contemple ceci. Vois la race de l’aigle, privée de son père étouffé dans les nœuds de la vipère horrible. La faim ronge ses petits orphelins qui ne peuvent chasser comme leur père, ni suffire aux besoins du nid. Regarde-nous, Èlektra et moi, enfants sans père et chassés tous deux de leur demeure. Si tu abandonnais les enfants de celui qui t’offrait de si riches sacrifices, de quelles mains semblables recevrais-tu désormais les honneurs sacrés ? Une fois la race de l’aigle éteinte, par qui enverrais-tu aux mortels tes augures véridiques ? Si tout l’arbre royal est brûlé jusque dans ses racines, on ne pourra orner de rameaux tes autels aux jours des sacrifices. Aide-nous ! Relève de sa chute cette maison qui certes, semble maintenant à jamais écroulée.

FIN DE L’EXTRAIT

______________________________________

Published by Les Éditions de Londres

© 2013— Les Éditions de Londres

www.editionsdelondres.com

ISBN : 978-1-909782-20-4