Chapitre premier

L’Embuscade

Dans les premiers jours de l’an VIII, au commencement de vendémiaire, ou, pour se conformer au calendrier actuel, vers la fin du mois de septembre 1799, une centaine de paysans et un assez grand nombre de bourgeois, partis le matin de Fougères pour se rendre à Mayenne, gravissaient la montagne de La Pellerine située à mi-chemin environ de Fougères à Ernée, petite ville où les voyageurs ont coutume de se reposer. Ce détachement, divisé en groupes plus ou moins nombreux, offrait une collection de costumes si bizarres et une réunion d’individus appartenant à des localités ou à des professions si diverses, qu’il ne sera pas inutile de décrire leurs différences caractéristiques pour donner à cette histoire les couleurs vives auxquelles on met tant de prix aujourd’hui ; quoique, selon certains critiques, elles nuisent à la peinture des sentiments.

Quelques-uns des paysans, et c’était le plus grand nombre, allaient pieds nus, ayant pour tout vêtement une grande peau de chèvre qui les couvrait depuis le col jusqu’aux genoux, et un pantalon de toile blanche très grossière, dont le fil mal tondu accusait l’incurie industrielle du pays. Les mèches plates de leurs longs cheveux s’unissaient si habituellement aux poils de la peau de chèvre et cachaient si complètement leurs visages baissés vers la terre, qu’on pouvait facilement prendre cette peau pour la leur, et confondre, à la première vue, ces malheureux avec les animaux dont les dépouilles leur servaient de vêtement. Mais à travers ces cheveux l’on voyait bientôt briller leurs yeux comme des gouttes de rosée dans une épaisse verdure ; et leurs regards, tout en annonçant l’intelligence humaine, causaient certainement plus de terreur que de plaisir. Leurs têtes étaient surmontées d’une sale toque en laine rouge, semblable à ce bonnet phrygien que la République adoptait alors comme emblème de la liberté. Tous avaient sur l’épaule un gros bâton de chêne noueux, au bout duquel pendait un long bissac de toile, peu garni. D’autres portaient, par-dessus leur bonnet, un grossier chapeau de feutre à larges bords et orné d’une espèce de chenille en laine de diverses couleurs qui en entourait la forme. Ceux-ci, entièrement vêtus de la même toile dont étaient faits les pantalons et les bissacs des premiers, n’offraient presque rien dans leur costume qui appartînt à la civilisation nouvelle. Leurs longs cheveux retombaient sur le collet d’une veste ronde à petites poches latérales et carrées qui n’allait que jusqu’aux hanches, vêtement particulier aux paysans de l’Ouest. Sous cette veste ouverte on distinguait un gilet de même toile, à gros boutons. Quelques-uns d’entre eux marchaient avec des sabots ; tandis que, par économie, d’autres tenaient leurs souliers à la main. Ce costume, sali par un long usage, noirci par la sueur ou par la poussière, et moins original que le précédent, avait pour mérite historique de servir de transition à l’habillement presque somptueux de quelques hommes qui, dispersés çà et là, au milieu de la troupe, y brillaient comme des fleurs. En effet, leurs pantalons de toile bleue, leurs gilets rouges ou jaunes ornés de deux rangées de boutons de cuivre parallèles, et semblables à des cuirasses carrées, tranchaient aussi vivement sur les vêtements blancs et les peaux de leurs compagnons, que des bleuets et des coquelicots dans un champ de blé. Quelques-uns étaient chaussés avec ces sabots que les paysans de la Bretagne savent faire eux-mêmes ; mais presque tous avaient de gros souliers ferrés et des habits de drap fort grossier, taillés comme les anciens habits français, dont la forme est encore religieusement gardée par nos paysans. Le col de leur chemise était attaché par des boutons d’argent qui figuraient ou des cœurs ou des ancres. Enfin, leurs bissacs paraissaient mieux fournis que ne l’étaient ceux de leurs compagnons ; puis, plusieurs d’entre eux joignaient à leur équipage de route une gourde sans doute pleine d’eau-de-vie, et suspendue par une ficelle à leur cou. Quelques citadins apparaissaient au milieu de ces hommes à demi sauvages, comme pour marquer le dernier terme de la civilisation de ces contrées. Coiffés de chapeaux ronds, de claques ou de casquettes, ayant des bottes à revers ou des souliers maintenus par des guêtres, ils présentaient comme les paysans des différences remarquables dans leurs costumes. Une dizaine d’entre eux portaient cette veste républicaine connue sous le nom de carmagnole. D’autres, de riches artisans sans doute, étaient vêtus de la tête aux pieds en drap de la même couleur. Les plus recherchés dans leur mise se distinguaient par des fracs et des redingotes de drap bleu ou vert plus ou moins râpé. Ceux-là, véritables personnages, portaient des bottes de diverses formes, et badinaient avec de grosses cannes en gens qui font contre fortune bon cœur. Quelques têtes soigneusement poudrées, des queues assez bien tressées annonçaient cette espèce de recherche que nous inspire un commencement de fortune ou d’éducation. En considérant ces hommes étonnés de se voir ensemble, et ramassés comme au hasard, on eût dit la population d’un bourg chassée de ses foyers par un incendie. Mais l’époque et les lieux donnaient un tout autre intérêt à cette masse d’hommes. Un observateur initié au secret des discordes civiles qui agitaient alors la France aurait pu facilement reconnaître le petit nombre de citoyens sur la fidélité desquels la République devait compter dans cette troupe, presque entièrement composée de gens qui, quatre ans auparavant, avaient guerroyé contre elle. Un dernier trait assez saillant ne laissait aucun doute sur les opinions qui divisaient ce rassemblement. Les républicains seuls marchaient avec une sorte de gaieté. Quant aux autres individus de la troupe, s’ils offraient des différences sensibles dans leurs costumes, ils montraient sur leurs figures et dans leurs attitudes cette expression uniforme que donne le malheur. Bourgeois et paysans, tous gardaient l’empreinte d’une mélancolie profonde ; leur silence avait quelque chose de farouche, et ils semblaient courbés sous le joug d’une même pensée, terrible sans doute, mais soigneusement cachée, car leurs figures étaient impénétrables ; seulement, la lenteur peu ordinaire de leur marche pouvait trahir de secrets calculs. De temps en temps, quelques-uns d’entre eux, remarquables par des chapelets suspendus à leur cou, malgré le danger qu’ils couraient à conserver ce signe d’une religion plutôt supprimée que détruite, secouaient leurs cheveux et relevaient la tête avec défiance. Ils examinaient alors à la dérobée les bois, les sentiers et les rochers qui encaissaient la route, mais de l’air avec lequel un chien, mettant le nez au vent, essaie de subodorer le gibier ; puis, en n’entendant que le bruit monotone des pas de leurs silencieux compagnons, ils baissaient de nouveau leurs têtes et reprenaient leur contenance de désespoir, semblables à des criminels emmenés au bagne pour y vivre, pour y mourir.

La marche de cette colonne sur Mayenne, les éléments hétérogènes qui la composaient et les divers sentiments qu’elle exprimait s’expliquaient assez naturellement par la présence d’une autre troupe formant la tête du détachement. Cent cinquante soldats environ marchaient en avant avec armes et bagages, sous le commandement d’un chef de demi-brigade. Il n’est pas inutile de faire observer à ceux qui n’ont pas assisté au drame de la Révolution, que cette dénomination remplaçait le titre de colonel, proscrit par les patriotes comme trop aristocratique. Ces soldats appartenaient au dépôt d’une demi-brigade d’infanterie en séjour à Mayenne. Dans ces temps de discordes, les habitants de l’Ouest avaient appelé tous les soldats de la République, des Bleus. Ce surnom était dû à ces premiers uniformes bleus et rouges dont le souvenir est encore assez frais pour rendre leur description superflue. Le détachement des Bleus servait donc d’escorte à ce rassemblement d’hommes presque tous mécontents d’être dirigés sur Mayenne, où la discipline militaire devait promptement leur donner un même esprit, une même livrée et l’uniformité d’allure qui leur manquait alors si complètement.

Cette colonne était le contingent péniblement obtenu du district de Fougères, et dû par lui dans la levée que le Directoire exécutif de la République française avait ordonnée par une loi du 10 messidor précédent. Le gouvernement avait demandé cent millions et cent mille hommes, afin d’envoyer de prompts secours à ses armées, alors battues par les Autrichiens en Italie, par les Prussiens en Allemagne, et menacées en Suisse par les Russes, auxquels Souvarov faisait espérer la conquête de la France. Les départements de l’Ouest, connus sous le nom de Vendée, la Bretagne et une portion de la Basse-Normandie, pacifiés depuis trois ans par les soins du général Hoche après une guerre de quatre années, paraissaient avoir saisi ce moment pour recommencer la lutte. En présence de tant d’agressions, la République retrouva sa primitive énergie. Elle avait d’abord pourvu à la défense des départements attaqués, en en remettant le soin aux habitants patriotes par un des articles de cette loi de messidor. En effet, le gouvernement, n’ayant ni troupes ni argent dont il pût disposer à l’intérieur, éluda la difficulté par une gasconnade législative : ne pouvant rien envoyer aux départements insurgés, il leur donnait sa confiance. Peut-être espérait-il aussi que cette mesure, en armant les citoyens les uns contre les autres, étoufferait l’insurrection dans son principe. Cet article, source de funestes représailles, était ainsi conçu : Il sera organisé des compagnies franches dans les départements de l’Ouest. Cette disposition impolitique fit prendre à l’Ouest une attitude si hostile, que le Directoire désespéra d’en triompher de prime abord. Aussi, peu de jours après, demanda-t-il aux Assemblées des mesures particulières relativement aux légers contingents dus en vertu de l’article qui autorisait les compagnies franches. Donc, une nouvelle loi promulguée quelques jours avant le commencement de cette histoire, et rendue le troisième jour complémentaire de l’an VII, ordonnait d’organiser en légions ces faibles levées d’hommes. Les légions devaient porter le nom des départements de la Sarthe, de l’Orne, de la Mayenne, d’Ille-et-Vilaine, du Morbihan, de la Loire-Inférieure et de Maine-et-Loire. Ces légions, disait la loi, spécialement employées à combattre les Chouans, ne pourraient, sous aucun prétexte, être portées aux frontières. Ces détails fastidieux, mais ignorés, expliquent à la fois l’état de faiblesse où se trouva le Directoire et la marche de ce troupeau d’hommes conduit par les Bleus. Aussi, peut-être n’est-il pas superflu d’ajouter que ces belles et patriotiques déterminations directoriales n’ont jamais reçu d’autre exécution que leur insertion au Bulletin des Lois. N’étant plus soutenus par de grandes idées morales, par le patriotisme ou par la terreur, qui les rendait naguère exécutoires, les décrets de la République créaient des millions et des soldats dont rien n’entrait ni au trésor ni à l’armée. Le ressort de la Révolution s’était usé en des mains inhabiles, et les lois recevaient dans leur application l’empreinte des circonstances au lieu de les dominer.

Les départements de la Mayenne et d’Ille-et-Vilaine étaient alors commandés par un vieil officier qui, jugeant sur les lieux de l’opportunité des mesures à prendre, voulut essayer d’arracher à la Bretagne ses contingents, et surtout celui de Fougères, l’un des plus redoutables foyers de la chouannerie. Il espérait ainsi affaiblir les forces de ces districts menaçants. Ce militaire dévoué profita des prévisions illusoires de la loi pour affirmer qu’il équiperait et armerait sur-le-champ les réquisitionnaires et qu’il tenait à leur disposition un mois de la solde promise par le gouvernement à ces troupes d’exception. Quoique la Bretagne se refusât alors à toute espèce de service militaire, l’opération réussit tout d’abord sur la foi de ces promesses, et avec tant de promptitude que cet officier s’en alarma. Mais c’était un de ces vieux chiens de guérite difficiles à surprendre. Aussitôt qu’il vit accourir au district une partie des contingents, il soupçonna quelque motif secret à cette prompte réunion d’hommes, et peut-être devina-t-il bien en croyant qu’ils voulaient se procurer des armes. Sans attendre les retardataires, il prit alors des mesures pour tâcher d’effectuer sa retraite sur Alençon, afin de se rapprocher des pays soumis ; quoique l’insurrection croissante de ces contrées rendît le succès de ce projet très problématique. Cet officier, qui, selon ses instructions, gardait le plus profond secret sur les malheurs de nos armées et sur les nouvelles peu rassurantes parvenues de la Vendée, avait donc tenté, dans la matinée où commence cette histoire, d’arriver par une marche forcée à Mayenne, où il se promettait bien d’exécuter la loi suivant son bon vouloir, en remplissant les cadres de sa demi-brigade avec ses conscrits bretons. Ce mot de conscrit, devenu plus tard si célèbre, avait remplacé pour la première fois, dans les lois, le nom de réquisitionnaires, primitivement donné aux recrues républicaines. Avant de quitter Fougères, le commandant avait fait prendre secrètement à ses soldats les cartouches et les rations de pain nécessaires à tout son monde, afin de ne pas éveiller l’attention des conscrits sur la longueur de la route ; et il comptait bien ne pas s’arrêter à l’étape d’Ernée où, revenus de leur étonnement, les hommes du contingent auraient pu s’entendre avec les Chouans, sans doute répandus dans les campagnes voisines. Le morne silence qui régnait dans la troupe des réquisitionnaires surpris par la manœuvre du vieux républicain, et la lenteur de leur marche sur cette montagne, excitaient au plus haut degré la défiance de ce chef de demi-brigade, nommé Hulot ; les traits les plus saillants de la description qui précède étaient pour lui d’un vif intérêt ; aussi marchait-il silencieusement au milieu de cinq jeunes officiers qui, tous, respectaient la préoccupation de leur chef. Mais au moment où Hulot parvint au faîte de La Pellerine, il tourna tout à coup la tête, comme par instinct, pour inspecter les visages inquiets des réquisitionnaires, et ne tarda pas à rompre le silence. En effet, le retard progressif de ces Bretons avait déjà mis entre eux et leur escorte une distance d’environ deux cents pas. Hulot fit alors une grimace qui lui était particulière.

— Que diable ont donc tous ces muscadins-là ! s’écria-t-il d’une voix sonore. Nos conscrits ferment le compas au lieu de l’ouvrir, je crois !

À ces mots, les officiers qui l’accompagnaient se retournèrent par un mouvement spontané assez semblable au réveil en sursaut que cause un bruit soudain. Les sergents, les caporaux les imitèrent, et la compagnie s’arrêta sans avoir entendu le mot souhaité de : Halte ! Si d’abord les officiers jetèrent un regard sur le détachement qui, semblable à une longue tortue, gravissait la montagne de La Pellerine, ces jeunes gens, que la défense de la patrie avait arrachés, comme tant d’autres, à des études distinguées, et chez lesquels la guerre n’avait pas encore éteint le sentiment des arts, furent assez frappés du spectacle qui s’offrit à leurs regards pour laisser sans réponse une observation dont l’importance leur était inconnue. Quoiqu’ils vinssent de Fougères, où le tableau qui se présentait alors à leurs yeux se voit également, mais avec les différences que le changement de perspective lui fait subir, ils ne purent se refuser à l’admirer une dernière fois, semblables à ces dilettanti auxquels une musique donne d’autant plus de jouissances qu’ils en connaissent mieux les détails.

Du sommet de La Pellerine apparaît aux yeux du voyageur la grande vallée du Couesnon, dont l’un des points culminants est occupé à l’horizon par la ville de Fougères. Son château domine, en haut du rocher où il est bâti, trois au quatre routes importantes, position qui la rendait jadis une des clés de la Bretagne. De là les officiers découvrirent, dans toute son étendue, ce bassin aussi remarquable par la prodigieuse fertilité de son sol que par la variété de ses aspects. De toutes parts, des montagnes de schiste s’élèvent en amphithéâtre, elles déguisent leurs flancs rougeâtres sous des forêts de chênes, et recèlent dans leurs versants des vallons pleins de fraîcheur. Ces rochers décrivent une vaste enceinte, circulaire en apparence, au fond de laquelle s’étend avec mollesse une immense prairie dessinée comme un jardin anglais. La multitude de haies vives qui entourent d’irréguliers et de nombreux héritages, tous plantés d’arbres, donnent à ce tapis de verdure une physionomie rare parmi les paysages de la France, et il enferme de féconds secrets de beauté dans ses contrastes multipliés dont les effets sont assez larges pour saisir les âmes les plus froides. En ce moment, la vue de ce pays était animée de cet éclat fugitif par lequel la nature se plaît à rehausser parfois ses impérissables créations. Pendant que le détachement traversait la vallée, le soleil levant avait lentement dissipé ces vapeurs blanches et légères qui dans les matinées de septembre, voltigent sur les prairies. À l’instant où les soldats se retournèrent, une invisible main semblait enlever à ce paysage le dernier des voiles dont elle l’aurait enveloppé, nuées fines, semblables à ce linceul de gaze diaphane qui couvre les bijoux précieux et à travers lequel ils excitent la curiosité. Dans le vaste horizon que les officiers embrassèrent, le ciel n’offrait pas le plus léger nuage qui pût faire croire, par sa clarté d’argent, que cette immense voûte bleue fût le firmament. C’était plutôt un dais de soie supporté par les cimes inégales des montagnes, et, placé dans les airs pour protéger cette magnifique réunion de champs, de prairies, de ruisseaux et de bocages. Les officiers ne se lassaient pas d’examiner cet espace où jaillissent tant de beautés champêtres. Les uns hésitaient longtemps avant d’arrêter leurs regards parmi l’étonnante multiplicité de ces bosquets que les teintes sévères de quelques touffes jaunies enrichissaient des couleurs du, bronze, et que le vert émeraude des prés irrégulièrement coupés faisait encore ressortir. Les autres s’attachaient aux contrastes offerts par des champs rougeâtres où le sarrasin récolté se dressait en gerbes coniques semblables aux faisceaux d’armes que le soldat amoncelle au bivouac, et séparés par d’autres champs que doraient les guérets des seigles moissonnés. Çà et là, l’ardoise sombre de quelques toits d’où sortaient de blanches fumées ; puis les tranchées vives et argentées que produisaient les ruisseaux tortueux du Couesnon, attiraient l’œil par quelques-uns de ces pièges d’optique qui rendent, sans qu’on sache pourquoi, l’âme indécise et rêveuse. La fraîcheur embaumée des brises d’automne, la forte senteur des forêts, s’élevaient comme un nuage d’encens et enivraient les admirateurs de ce beau pays, qui contemplaient avec ravissement ses fleurs inconnues, sa végétation vigoureuse, sa verdure rivale de celle d’Angleterre, sa voisine dont le nom est commun aux deux pays. Quelques bestiaux animaient cette scène déjà si dramatique. Les oiseaux chantaient, et faisaient ainsi rendre à la vallée une suave, une sourde mélodie qui frémissait dans les airs. Si l’imagination recueillie veut apercevoir pleinement les riches accidents d’ombre et de lumière, les horizons vaporeux des montagnes, les fantastiques perspectives qui naissaient des places où manquaient les arbres, où s’étendaient les eaux, où fuyaient de coquettes sinuosités ; si le souvenir colorie, pour ainsi dire, ce dessin aussi fugace que le moment où il est pris, les personnes pour lesquelles ces tableaux ne sont pas sans mérite auront une image imparfaite du magique spectacle par lequel l’âme encore impressionnable des jeunes officiers fut comme surprise.

Pensant alors que ces pauvres gens abandonnaient à regret leur pays et leurs chères coutumes pour aller mourir peut-être en des terres étrangères, ils leur pardonnèrent involontairement un retard qu’ils comprirent. Puis, avec cette générosité naturelle aux soldats, ils déguisèrent leur condescendance sous un feint désir d’examiner les positions militaires de cette belle contrée. Mais Hulot, qu’il est nécessaire d’appeler le Commandant, pour éviter de lui donner le nom peu harmonieux de Chef de demi-brigade, était un de ces militaires qui, dans un danger pressant, ne sont pas hommes à se laisser prendre aux charmes des paysages, quand même ce seraient ceux du paradis terrestre. Il secoua donc la tête par un geste négatif, et contracta deux gros sourcils noirs qui donnaient une expression sévère à sa physionomie.

— Pourquoi diable ne viennent-ils pas ? demanda-t-il pour la seconde fois de sa voix grossie par les fatigues de la guerre. Se trouve-t-il dans le village quelque bonne Vierge à laquelle ils donnent une poignée de main ?

— Tu demandes pourquoi ? répondit une voix.

En entendant des sons qui semblaient partir de la corne avec laquelle les paysans de ces vallons rassemblent leurs troupeaux, le commandant se retourna brusquement comme s’il eût senti la pointe d’une épée, et vit à deux pas un personnage encore plus bizarre qu’aucun de ceux emmenés à Mayenne pour servir la République. Cet inconnu, homme trapu, large des épaules, lui montrait une tête presque aussi grosse que celle d’un bœuf, avec laquelle elle avait plus d’une ressemblance. Des narines épaisses faisaient paraître son nez encore plus court qu’il ne l’était. Ses larges lèvres retroussées par des dents blanches comme de la neige, ses grands et ronds yeux noirs garnis de sourcils menaçants, ses oreilles pendantes et ses cheveux roux appartenaient moins à notre belle race caucasienne qu’au genre des herbivores. Enfin l’absence complète des autres caractères de l’homme social rendait cette tête nue plus remarquable encore. La face, comme bronzée par le soleil et dont les anguleux contours offraient une vague analogie avec le granit qui forme le sol de ces contrées, était la seule partie visible du corps de cet être singulier. À partir du cou, il était enveloppé d’un sarreau, espèce de blouse en toile rousse plus grossière encore que celle des pantalons des conscrits les moins fortunés. Ce sarreau, dans lequel un antiquaire aurait reconnu la saye (saga) ou le sayon des Gaulois, finissait à mi-corps, en se rattachant à deux fourreaux de peau de chèvre par des morceaux de bois grossièrement travaillés et dont quelques-uns gardaient leur écorce. Les peaux de bique, pour parler la langue du pays, qui lui garnissaient les jambes et les cuisses, ne laissaient distinguer aucune forme humaine. Des sabots énormes lui cachaient les pieds. Ses longs cheveux luisants, semblables aux poils de ses peaux de chèvres, tombaient de chaque côté de sa figure, séparés en deux parties égales, et pareils aux chevelures de ces statues du Moyen Age qu’on voit encore dans quelques cathédrales. Au lieu du bâton noueux que les conscrits portaient sur leurs épaules, il tenait appuyé sur sa poitrine, en guise de fusil, un gros fouet dont le cuir habilement tressé paraissait avoir une longueur double de celle des fouets ordinaires. La brusque apparition de cet être bizarre semblait facile à expliquer. Au premier aspect, quelques officiers supposèrent que l’inconnu était un réquisitionnaire ou conscrit (l’un se disait encore pour l’autre) qui se repliait sur la colonne en la voyant arrêtée. Néanmoins, l’arrivée de cet homme étonna singulièrement le commandant ; s’il n’en parut pas le moins du monde intimidé, son front devint soucieux ; et, après avoir toisé l’étranger, il répéta machinalement et comme occupé de pensées sinistres :

— Oui, pourquoi ne viennent-ils pas ? Le sais-tu, toi ?

— C’est que, répondit le sombre interlocuteur avec un accent qui prouvait une assez grande difficulté de parler français, c’est que là, dit-il en étendant sa rude et large main vers Ernée, là est le Maine, et là finit la Bretagne.

Puis il frappa fortement le sol en jetant le pesant manche de son fouet aux pieds du commandant. L’impression produite sur les spectateurs de cette scène par la harangue laconique de l’inconnu, ressemblait assez à celle que donnerait un coup de tam-tam frappé au milieu d’une musique. Le mot de harangue suffit à peine pour rendre la haine, les désirs de vengeance qu’exprimèrent un geste hautain, une parole brève et la contenance empreinte d’une énergie farouche et froide. La grossièreté de cet homme taillé comme à coups de hache, sa noueuse écorce, la stupide ignorance gravée sur ses traits, en faisaient une sorte de demi-dieu barbare. Il gardait une attitude prophétique et apparaissait là comme le génie même de la Bretagne, qui se relevait d’un sommeil de trois années, pour recommencer une guerre où la victoire ne se montra jamais sans de doubles crêpes.

— Voilà un joli coco, dit Hulot en se parlant à lui-même. Il m’a l’air d’être l’ambassadeur de gens qui s’apprêtent à parlementer à coups de fusil.

Après avoir grommelé ces paroles entre ses dents, le commandant promena successivement ses regards de cet homme au paysage, du paysage au détachement, du détachement sur les talus abrupts de la route, dont les crêtes étaient ombragées par les hauts genêts de la Bretagne, puis il les reporta tout à coup sur l’inconnu, auquel il fit subir comme un muet interrogatoire qu’il termina en lui demandant brusquement :

— D’où viens-tu ?

Son œil avide et perçant cherchait à deviner les secrets de ce visage impénétrable qui, pendant cet intervalle, avait pris la niaise expression de torpeur dont s’enveloppe un paysan au repos.

— Du pays des Gars, répondit l’homme sans manifester aucun trouble.

— Ton nom ?

Marche-à-terre.

— Pourquoi portes-tu, malgré la loi, ton surnom de Chouan ?

Marche-à-terre, puisqu’il se donnait ce nom, regarda le commandant d’un air d’imbécillité si profondément vraie, que le militaire crut n’avoir pas été compris.

— Fais-tu partie de la réquisition de Fougères ?

À cette demande, Marche-à-terre répondit par un de ces je ne sais pas, dont l’inflexion désespérante arrête tout entretien. Il s’assit tranquillement sur le bord du chemin, tira de son sarrau quelques morceaux d’une mince et noire galette de sarrasin, repas national dont les tristes délices ne peuvent être comprises que des Bretons, et se mit à manger avec une indifférence stupide. Il faisait croire à une absence si complète de toute intelligence, que les officiers le comparèrent tour à tour, dans cette situation, à un des animaux qui broutaient les gras pâturages de la vallée, aux sauvages de l’Amérique ou à quelque naturel du cap de Bonne-Espérance. Trompé par cette attitude, le commandant lui-même n’écoutait déjà plus ses inquiétudes, lorsque, jetant un dernier regard de prudence à l’homme qu’il soupçonnait d’être le héraut d’un prochain carnage, il en vit les cheveux, le sarrau, les peaux de chèvre couverts d’épines, de débris de feuilles, de brins de bois et de broussailles, comme si ce Chouan eût fait une longue route à travers les halliers. Il lança un coup d’œil significatif à son adjudant Gérard, près duquel il se trouvait, lui serra fortement la main et dit à voix basse :

— Nous sommes allés chercher de la laine, et nous allons revenir tondus.

Les officiers étonnés se regardèrent en silence.

Il convient de placer ici une digression pour faire partager les craintes du commandant Hulot à certaines personnes casanières habituées à douter de tout, parce qu’elles ne voient rien, et qui pourraient contredire l’existence de Marche-à-terre et des paysans de l’Ouest dont alors la conduite fut sublime.

Le mot gars, que l’on prononce gâ, est un débris de la langue celtique, Il a passé du bas-breton dans le français, et ce mot est, de notre langage actuel, celui qui contient le plus de souvenirs antiques. Le gais était l’arme principale des Gaëls ou Gaulois ; gaisde signifiait armé ; gais, bravoure ; gas, force. Ces rapprochements prouvent la parenté du mot gars avec ces expressions de la langue de nos ancêtres. Ce mot a de l’analogie avec le mot latin vir, homme, racine de virtus, force, courage. Cette dissertation trouve son excuse dans sa nationalité puis, peut-être, servira-t-elle à réhabiliter, dans l’esprit de quelques personnes, les mots : gars, garçon, garçonnette, garce, garcette, généralement proscrits du discours Comme mal séants, mais dont l’origine est si guerrière et qui se montreront çà et là dans le cours de cette histoire. « C’est une fameuse garce ! » est un éloge peu compris que recueillit madame de Staël dans un petit canton de Vendômois où elle passa quelques jours d’exil. La Bretagne est, de toute la France, le pays où les mœurs gauloises ont laissé les plus fortes empreintes. Les parties de cette province où, de nos jours encore, la vie sauvage et l’esprit superstitieux de nos rudes aïeux sont restés, pour ainsi dire, flagrants, se nomment le pays des Gars. Lorsqu’un canton est habité par nombre de Sauvages semblables à celui qui vient de comparaître dans cette Scène, les gens de la contrée disent : Les Gars de telle paroisse ; et ce nom classique est comme une récompense de la fidélité avec laquelle ils s’efforcent de conserver les traditions du langage et des mœurs gaëliques ; aussi leur vie garde-t-elle de profonds vestiges des croyances et des pratiques superstitieuses des anciens temps. Là, les coutumes féodales sont encore respectées. Là, les antiquaires retrouvent debout les monuments des Druides. Là, le génie de la civilisation moderne s’effraie de pénétrer à travers d’immenses forêts primordiales. Une incroyable férocité, un entêtement brutal, mais aussi la foi du serment ; l’absence complète de nos lois, de nos mœurs, de notre habillement, de nos monnaies nouvelles, de notre langage, mais aussi la simplicité patriarcale et d’héroïques vertus s’accordent à rendre les habitants de ces campagnes plus pauvres de combinaisons intellectuelles que ne le sont les Mohicans et les Peaux rouges de l’Amérique septentrionale, mais aussi grands, aussi rusés, aussi durs qu’eux. La place que la Bretagne occupe au centre de l’Europe la rend beaucoup plus curieuse à observer que ne l’est le Canada. Entouré de lumières dont la bienfaisante chaleur ne l’atteint pas, ce pays ressemble à un charbon glacé qui resterait obscur et noir au sein d’un brillant foyer. Les efforts tentés par quelques grands esprits pour conquérir à la vie sociale et à la prospérité cette belle partie de la France, si riche de trésors ignorés, tout, même les tentatives du gouvernement, meurt au sein de l’immobilité d’une population vouée aux pratiques d’une immémoriale routine. Ce malheur s’explique assez par la nature d’un sol encore sillonné de ravins, de torrents, de lacs et de marais ; hérissé de haies, espèces de bastions en terre qui font, de chaque champ, une citadelle ; privé de routes et de canaux ; puis, par l’esprit d’une population ignorante, livrée à des préjugés dont les dangers seront accusés par les détails de cette histoire, et qui ne veut pas de notre moderne agriculture. La disposition pittoresque de ce pays, les superstitions de ses habitants excluent et la concentration des individus et les bienfaits amenés par la comparaison, par l’échange des idées. Là point de villages. Les constructions précaires que l’on nomme des logis sont clairsemées à travers la contrée. Chaque famille y vit comme dans un désert. Les seules réunions connues sont les assemblées éphémères que le dimanche ou les fêtes de la religion consacrent à la paroisse. Ces réunions silencieuses, dominées par le Recteur, le seul maître de ces esprits grossiers, ne durent que quelques heures. Après avoir entendu la voix terrible de ce prêtre, le paysan retourne pour une semaine dans sa demeure insalubre ; il en sort pour le travail, il y rentre pour dormir. S’il y est visité, c’est par ce recteur, l’âme de la contrée. Aussi, fut-ce à la voix de ce prêtre que des milliers d’hommes se ruèrent sur la République, et que ces parties de la Bretagne fournirent cinq ans avant l’époque à laquelle commence cette histoire, des masses de soldats à la première chouannerie. Les frères Cottereau, hardis contrebandiers qui donnèrent leur nom à cette guerre, exerçaient leur périlleux métier de Laval à Fougères. Mais les insurrections de ces campagnes n’eurent rien de noble et l’on peut dire avec assurance que si la Vendée fit du brigandage une guerre, la Bretagne fit de la guerre un brigandage. La proscription des princes, la religion détruite ne furent pour les Chouans que des prétextes de pillage, et les événements de cette lutte intestine contractèrent quelque chose de la sauvage âpreté qu’ont les mœurs en ces contrées. Quand de vrais défenseurs de la monarchie vinrent recruter des soldats parmi ces populations ignorantes et belliqueuses, ils essayèrent mais en vain, de donner, sous le drapeau blanc, quelque grandeur à ces entreprises qui avaient rendu la chouannerie odieuse et les Chouans sont restés comme un mémorable exemple du danger de remuer les masses peu civilisées d’un pays. Le tableau de la première vallée offerte par la Bretagne aux yeux du voyageur, la peinture des hommes qui composaient le détachement des réquisitionnaires, la description du gars apparu sur le sommet de La Pellerine, donnent en raccourci une fidèle image de la province et de ses habitants. Une imagination exercée peut, d’après ces détails, concevoir le théâtre et les instruments de la guerre ; là en étaient les éléments. Les haies si fleuries de ces belles vallées cachaient alors d’invisibles agresseurs. Chaque champ était alors une forteresse, chaque arbre méditait un piège, chaque vieux tronc de saule creux gardait un stratagème. Le lieu du combat était partout. Les fusils attendaient au coin des routes les Bleus que de jeunes filles attiraient en riant sous le feu des canons, sans croire être perfides ; elles allaient en pèlerinage avec leurs pères et leurs frères demander des ruses et des absolutions à des vierges de bois vermoulu. La religion ou plutôt le fétichisme de ces créatures ignorantes désarmait le meurtre de ses remords. Aussi une fois cette lutte engagée, tout dans le pays devenait-il dangereux : le bruit comme le silence, la grâce comme la terreur, le foyer domestique comme le grand chemin. Il y avait de la conviction dans ces trahisons. C’était des Sauvages qui servaient Dieu et le roi, à la manière dont les Mohicans font la guerre. Mais pour rendre exacte et vraie en tout point la peinture de cette lutte, l’historien doit ajouter qu’au moment où la paix de Hoche fut signée, la contrée entière redevint et riante et amie. Les familles, qui, la veille, se déchiraient encore, le lendemain soupèrent sans danger sous le même toit.

À l’instant où Hulot reconnut les perfidies secrètes que trahissait la peau de chèvre de Marche-à-terre, il resta convaincu de la rupture de cette heureuse paix due au génie de Hoche et dont le maintien lui parut impossible. Ainsi la guerre renaissait sans doute plus terrible qu’autrefois, à la suite d’une inaction de trois années. La Révolution, adoucie depuis le 9 thermidor, allait peut-être reprendre le caractère de terreur qui la rendit haïssable aux bons esprits. L’or des Anglais avait donc, comme toujours, aidé aux discordes de la France. La République, abandonnée du jeune Bonaparte, qui semblait en être le génie tutélaire, semblait hors d’état de résister à tant d’ennemis, et le plus cruel se montrait le dernier. La guerre civile, annoncée par mille petits soulèvements partiels, prenait un caractère de gravité tout nouveau, du moment où les Chouans concevaient le dessein d’attaquer une si forte escorte. Telles étaient les réflexions qui se déroulèrent dans l’esprit de Hulot, quoique d’une manière beaucoup moins succincte, dès qu’il crut apercevoir, dans l’apparition de Marche-à-terre, l’indice d’une embuscade habilement préparée, car lui seul fut d’abord dans le secret de son danger.

Le silence qui suivit la phrase prophétique du commandant à Gérard, et qui termine la scène précédente, servit à Hulot pour recouvrer son sang-froid. Le vieux soldat avait presque chancelé. Il ne put chasser les nuages qui couvrirent son front quand il vint à penser qu’il était environné déjà des horreurs d’une guerre dont les atrocités eussent été peut-être reniées par les Cannibales. Le capitaine Merle et l’adjudant Gérard, ses deux amis, cherchaient à s’expliquer la crainte, si nouvelle pour eux, dont témoignait la figure de leur chef, et contemplaient Marche-à-terre mangeant sa galette au bord du chemin, sans pouvoir établir le moindre rapport entre cette espèce d’animal et l’inquiétude de leur intrépide commandant.

Mais le visage de Hulot s’éclaircit bientôt. Tout en déplorant les malheurs de la République, il se réjouit d’avoir à combattre pour elle, il se promit joyeusement de ne pas être la dupe des Chouans et de pénétrer l’homme si ténébreusement rusé qu’ils lui faisaient l’honneur d’employer contre lui. Avant de prendre aucune résolution, il se mit à examiner la position dans laquelle ses ennemis voulaient le surprendre. En voyant que le chemin au milieu duquel il se trouvait engagé passait dans une espèce de gorge peu profonde à la vérité, mais flanquée de bois, et où aboutissaient plusieurs sentiers, il fronça fortement ses gros sourcils noirs, puis il dit à ses amis d’une voix sourde et très émue :

— Nous sommes dans un drôle de guêpier.

— Et de quoi donc avez-vous peur ? demanda Gérard.

— Peur ?… reprit le commandant, oui, peur. J’ai toujours eu peur d’être fusillé comme un chien au détour d’un bois sans qu’on vous crie : Qui vive !

— Bah ! dit Merle en riant, qui vive ! est aussi un abus.

— Nous sommes donc vraiment en danger ? demanda Gérard aussi étonné du sang-froid de Hulot qu’il l’avait été de sa passagère terreur.

— Chut ! dit le commandant, nous sommes dans la gueule du loup, il y fait noir comme dans un four, et il faut y allumer une chandelle. Heureusement, reprit-il, que nous tenons le haut de cette côte ? Il la décora d’une épithète énergique, et ajouta :

— Je finirai peut-être bien par y voir clair.

Le commandant, attirant à lui les deux officiers, cerna Marche-à-terre ; le Gars feignit de croire qu’il les gênait, il se leva promptement.

— Reste là, chenapan ! lui cria Hulot en le poussant et le faisant retomber sur le talus où il s’était assis. Dès ce moment, le chef de demi-brigade ne cessa de regarder attentivement l’insouciant Breton.

— Mes amis, reprit-il alors en parlant à voix basse aux deux officiers, il est temps de vous dire que la boutique est enfoncée là-bas. Le Directoire, par suite d’un remue-ménage qui a eu lieu aux Assemblées, a encore donné un coup de balai à nos affaires. Ces pentarques, ou pantins, c’est plus français, de directeurs viennent de perdre une bonne lame, Bernadotte n’en veut plus.

— Qui le remplace ? demanda vivement Gérard.

— Milet-Mureau, une vieille perruque. On choisit là un bien mauvais temps pour laisser naviguer des mâchoires ! Voilà des fusées anglaises qui partent sur les côtes. Tous ces hannetons de Vendéens et de Chouans sont en l’air, et ceux qui sont derrière ces marionnettes-là ont bien su prendre le moment où nous succombons.

— Comment ! dit Merle.

— Nos armées sont battues sur tous les points, reprit Hulot en étouffant sa voix de plus en plus. Les Chouans ont déjà intercepté deux fois les courriers, et je n’ai reçu mes dépêches et les derniers décrets qu’au moyen d’un exprès envoyé par Bernadotte au moment où il quittait le Ministère. Des amis m’ont heureusement écrit confidentiellement sur cette débâcle. Fouché a découvert que le tyran Louis XVIII a été averti par des traîtres de Paris d’envoyer un chef à ses canards de l’intérieur. On pense que Barras trahit la République. Bref, Pitt et les princes ont envoyé, ici, un ci-devant, homme vigoureux, plein de talent, qui voudrait, en réunissant les efforts des Vendéens à ceux des Chouans, abattre le bonnet de la République. Ce camarade-là a débarqué dans le Morbihan, je l’ai su le premier, je l’ai appris aux malins de Paris, le Gars est le nom qu’il s’est donné. Tous ces animaux-là, dit-il en montrant Marche-à-terre, chaussent des noms qui donneraient la colique à un honnête patriote s’il les portait. Or, notre homme est dans ce district. L’arrivée de ce Chouan-là, et il indiqua de nouveau Marche-à-terre, m’annonce qu’il est sur notre dos. Mais on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace, et vous allez m’aider à ramener mes linottes à la cage et pus vite que ça ! Je serais un joli coco si je me laissais engluer comme une corneille par ce ci-devant qui arrive de Londres sous prétexte d’avoir à épousseter nos chapeaux !

En apprenant ces circonstances secrètes et critiques les deux officiers, sachant que leur commandant ne s’alarmait jamais en vain, prirent alors cette contenance grave qu’ont les militaires au fort du danger, lorsqu’ils sont fortement trempés et habitués à voir un peu loin dans les affaires humaines. Gérard que son grade, supprimé depuis, rapprochait de son chef, voulut répondre, et demander toutes les nouvelles politiques dont une partie était évidemment passée sous silence ; mais un signe de Hulot lui imposa silence ; et tous les trois ils se mirent à regarder Marche-à-terre. Ce Chouan ne donna pas la moindre marque d’émotion en se voyant sous la surveillance de ces hommes aussi redoutables par leur intelligence que par leur force corporelle. La curiosité des deux officiers, pour lesquels cette sorte de guerre était nouvelle, fut vivement excitée par le commencement d’une affaire qui offrait un intérêt presque romanesque ; aussi voulurent-ils en plaisanter ; mais, au premier mot qui leur échappa, Hulot les regarda gravement et leur dit :

— Tonnerre de Dieu ! N’allons pas fumer sur le tonneau de poudre, citoyens. C’est s’amuser à porter de l’eau dans un panier que d’avoir du courage hors de propos.

— Gérard, dit-il ensuite en se penchant à l’oreille de son adjudant, approchez-vous insensiblement de ce brigand ; et au moindre mouvement suspect, soyez prêt à lui passer votre épée au travers du corps. Quant à moi, je vais prendre des mesures pour soutenir la conversation, si nos inconnus veulent bien l’entamer.

Gérard inclina légèrement la tête en signe d’obéissance, puis il se mit à contempler les points de vue de cette vallée avec laquelle on a pu se familiariser ; il parut vouloir les examiner plus attentivement et marcha pour ainsi dire sur lui-même et sans affectation ; mais on pense bien que le paysage était la dernière chose qu’il observa. De son côté, Marche-à-terre laissa complètement ignorer si la manœuvre de l’officier le mettait en péril ; à la manière dont il jouait avec le bout de son fouet, on eût dit qu’il pêchait à la ligne dans le fossé.

Pendant que Gérard essayait ainsi de prendre position devant le Chouan, le commandant dit tout bas à Merle :

— Donnez dix hommes d’élite à un sergent et allez les poster vous-même au-dessus de nous, à l’endroit du sommet de cette côte où le chemin s’élargit en formant un plateau, et d’où vous apercevrez un bon ruban de queue de la route d’Ernée. Choisissez une place où le chemin ne soit pas flanqué de bois et d’où le sergent puisse surveiller la campagne. Appelez La-clef-des-cœurs, il est intelligent. Il n’y a point de quoi rire, je ne donnerai pas un décime de notre peau, si nous ne prenons pas notre bisque.

Pendant que le capitaine Merle exécutait cet ordre avec une promptitude dont l’importance fut comprise, le commandant agita la main droite pour réclamer un profond silence des soldats qui l’entouraient et causaient en jouant. Il ordonna, par un autre geste, de reprendre les armes. Lorsque le calme fut établi, il porta les yeux d’un côté de la route à l’autre, écoutant avec une attention inquiète, comme s’il espérait surprendre quelque bruit étouffé, quelques sons d’armes ou des pas précurseurs de la lutte attendue. Son œil noir et perçant semblait sonder les bois à des profondeurs extraordinaires ; mais ne recueillant aucun indice, il consulta le sable de la route, à la manière des Sauvages, pour tâcher de découvrir quelques traces de ces invisibles ennemis dont l’audace lui était connue. Désespéré de ne rien apercevoir qui justifiât ses craintes, il s’avança vers les côtés de la route, en gravit les légères collines avec peine, puis il en parcourut lentement les sommets. Tout à coup, il sentit combien son expérience était utile au salut de sa troupe, et descendit. Son visage devint plus sombre ; car, dans ces temps-là, les chefs regrettaient toujours de ne pas garder pour eux seuls la tâche la plus périlleuse. Les autres officiers et les soldats, ayant remarqué la préoccupation d’un chef dont le caractère leur plaisait et dont la valeur était connue, pensèrent alors que son extrême attention annonçait un danger ; mais incapables d’en soupçonner la gravité, s’ils restèrent immobiles et retinrent presque leur respiration, ce fut par instinct. Semblables à ces chiens qui cherchent à deviner les intentions de l’habile chasseur dont l’ordre est incompréhensible, mais qui lui obéissent ponctuellement, ces soldats regardèrent alternativement la vallée du Couesnon, les bois de la route et la figure sévère de leur commandant, en tâchant d’y lire leur sort. Ils se consultaient des yeux, et plus d’un sourire se répétait de bouche en bouche.

Quand Hulot fit la grimace, Beau-pied, jeune sergent qui passait pour le bel esprit de la compagnie, dit à voix basse :

— Où diable nous sommes-nous donc fourrés pour que ce vieux troupier de Hulot nous fasse une mine si marécageuse, il a l’air d’un conseil de guerre.

Hulot ayant jeté sur Beau-pied un regard sévère, le silence exigé sous les armes régna tout à coup. Au milieu de ce silence solennel, les pas tardifs des conscrits, sous les pieds desquels le sable criait sourdement, rendaient un son régulier qui ajoutait une vague émotion à cette anxiété générale. Ce sentiment indéfinissable sera compris seulement de ceux qui, en proie à une attente cruelle, ont senti dans le silence des nuits les larges battements de leur cœur, redoublés par quelque bruit dont le retour monotone semblait leur verser la terreur, goutte à goutte. En se replaçant au milieu de la route, le commandant commençait à se demander :

— Me trompé-je ? Il regardait déjà avec une colère concentrée, qui lui sortait en éclairs par les yeux, le tranquille et stupide Marche-à-terre ; mais l’ironie sauvage qu’il sut démêler dans le regard terne du Chouan lui persuada de ne pas discontinuer de prendre ses mesures salutaires. En ce moment, après avoir accompli les ordres de Hulot, le capitaine Merle revint auprès de lui. Les muets acteurs de cette scène, semblable à mille autres qui rendirent cette guerre la plus dramatique de toutes, attendirent alors avec impatience de nouvelles impressions, curieux de voir s’illuminer par d’autres manœuvres les points obscurs de leur situation militaire.

— Nous avons bien fait, capitaine, dit le commandant, de mettre à la queue du détachement le petit nombre de patriotes que nous comptons parmi ces réquisitionnaires. Prenez encore une douzaine de bons lurons, à la tête desquels vous mettrez le sous-lieutenant Lebrun, et vous les conduirez rapidement à la queue du détachement ; ils appuieront les patriotes qui s’y trouvent, et feront avancer, et vivement, toute la troupe de ces oiseaux-là, afin de la ramasser en deux temps vers la hauteur occupée par les camarades. Je vous attends.

Le capitaine disparut au milieu de la troupe. Le commandant regarda tour à tour quatre hommes intrépides dont l’adresse et l’agilité lui étaient connues, il les appela silencieusement en les désignant du doigt et leur faisant ce signe amical qui consiste à ramener l’index vers le nez, par un mouvement rapide et répété ; ils vinrent.

— Vous avez servi avec moi sous Hoche, leur dit-il, quand nous avons mis à la raison ces brigands qui s’appellent les Chasseurs du Roi ; vous savez comment ils se cachaient pour canarder les Bleus.

À cet éloge de leur savoir-faire, les quatre soldats hochèrent la tête en faisant une moue significative. Ils montraient de ces figures héroïquement martiales dont l’insouciante résignation annonçait que, depuis la lutte commencée entre la France et l’Europe, leurs idées n’avaient pas dépassé leur giberne en arrière et leur baïonnette en avant. Les lèvres ramassées comme une bourse dont on serre les cordons, ils regardaient leur commandant d’un air attentif et curieux.

— Eh ! bien, reprit Hulot, qui possédait éminemment l’art de parler la langue pittoresque du soldat, il ne faut pas que de bons lapins comme nous se laissent embêter par des Chouans, et il y en a ici, ou je ne me nomme pas Hulot. Vous allez, à vous quatre, battre les deux côtés de cette route. Le détachement va filer le câble. Ainsi, suivez ferme, tâchez de ne pas descendre la garde, et éclairez-moi cela vivement !

Puis il leur montra les dangereux sommets du chemin. Tous, en guise de remerciement, portèrent le revers de la main devant leurs vieux chapeaux à trois cornes dont le haut bord, battu par la pluie et affaibli par l’âge, se courbait sur la forme. L’un d’eux, nommé Larose, caporal connu de Hulot, lui dit en faisant sonner son fusil :

— On va leur siffler un air de clarinette, mon commandant.

Ils partirent les uns à droite, les autres à gauche. Ce ne fut pas sans une émotion secrète que la compagnie les vit disparaître des deux côtés de la route. Cette anxiété fut partagée par le commandant, qui croyait les envoyer à une mort certaine. Il eut même un frisson involontaire lorsqu’il ne vit plus la pointe de leurs chapeaux. Officiers et soldats écoutèrent le bruit graduellement affaibli des pas dans les feuilles sèches, avec un sentiment d’autant plus aigu qu’il était caché plus profondément. Il se rencontre à la guerre des scènes où quatre hommes risqués causent plus d’effroi que les milliers de morts étendus à Jemmapes. Ces physionomies militaires ont des expressions si multipliées, si fugitives, que leurs peintres sont obligés d’en appeler aux souvenirs des soldats, et de laisser les esprits pacifiques étudier ces figures si dramatiques, car ces orages si riches en détails ne pourraient être complètement décrits sans d’interminables longueurs.

FIN DE L’EXTRAIT

______________________________________

Published by Les Éditions de Londres

© 2013— Les Éditions de Londres

www.editionsdelondres.com

ISBN : 978-1-909782-22-8