Biographie de l’Auteur

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Savinien Cyrano de Bergerac est un écrivain français né à Paris le 6 Mars 1619 et mort à Sannois le 28 Juillet 1655. Il est célèbre pour ses deux romans qui constituent « L’autre Monde », c'est-à-dire Les Etats et Empires de la Lune et Les Etats et Empires du Soleil, mais aussi pour ses « Mazarinades » ou pour sa pièce « Le Pédant joué », dont s’inspirera Molière dans Les Fourberies de Scapin, comme lui s’était inspiré du Soldat fanfaron de Plaute. Et enfin, Cyrano de Bergerac est évidemment l’un des très rares auteurs ou écrivains qui soit plus connu pour son personnage de fiction (Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand) ; destin tout de même assez ironique pour ce libre-penseur, par bien des aspects un précurseur des philosophes des Lumières (« Fragment de physique », Les Etats et Empires de la Lune…), de l’humour de l’absurde (« Le Pédant joué »), de la science-fiction (Les Etats et Empires de la Lune…).

Brève biographie

Savinien Cyrano, né le 6 Mars 1619, est le fils d’Abel Cyrano et d’Espérance Bellanger. Il naît rue des Deux-Portes dans le Deuxième arrondissement de Paris. C’est un Parisien pur jus, descendant d’une famille de bourgeois et marchands parisiens, et pourtant, quand on regarde sa vie et ses écrits, quelqu’un que l’on aurait du mal à taxer de parisianisme. D’ailleurs, la croyance populaire, fortement influencée par le personnage de théâtre puis de cinéma, et par le « de Bergerac » qu’il ajouta à son nom en 1645 (le « Bergerac » n’a rien à voir avec la ville du Périgord, c’est le nom de terres acquises par son grand-père près de Chevreuse), la croyance populaire imagine Cyrano en Gascon, sorte de mélange entre D’Artagnan (les duels à l’épée, la faconde…) et Athos vieillissant ( le sacrifice qu’il fait par amour pour Roxane dans la pièce). Donc, Cyrano n’a rien d’un Gascon. En revanche, sa verve, l’originalité de sa pensée, sont telles qu’on l’imagine très bien comme faisant partie d’une galerie de personnages dumasiens, ce qui fit d’ailleurs Edmond Rostand, à qui il doit une certaine postérité.

Il vit à Saint-Forget à partir de 1622 (Sud Ouest de Paris), puis étudie au collège de Beauvais (le principal, Jean Grangier, lui inspire le personnage du « Pédant joué », comme M. Hébert inspirera celui de Ubu à Alfred Jarry). En 1638, il s’engage dans le régiment des Gardes du Roi, compagnie comptant de nombreux Gascons, et manque ainsi de peu D’Artagnan et ses amis les Mousquetaires. Est-ce l’une des raisons qui le poussa à ajouter quelques années plus tard « de Bergerac » à son nom ? Cyrano se bat pendant la guerre de Trente ans, il est blessé au siège de Mouzon en 1639, et à celui d’Arras en 1640. Cette dernière blessure met fin à sa carrière militaire. A partir de 1641, sa vie change. S’il ne perd pas le goût des armes (témoins différentes anecdotes relatives à ses nombreux faits d’armes), il s’engage dans la carrière littéraire. Il est proche de Chapelle ; ce dernier le présente à Gassendi. Si certains contestent de nos jours que Cyrano soit l’auteur des « Mazarinades » (datant de 1649), la sortie de « Le Pédant joué » en 1646 et « La mort d’Agrippine » en 1653 sont remarquées, et suscite assez souvent la confusion ; les chroniqueurs de l’époque parlent de lui comme « d’un fou nommé Cyrano », on lui reproche sa structure, taxée de « galimatias », et son côté scandaleux (« de belles impiétés »). Il meurt en 1655, victime de la chute d’une poutre de bois. Il a trente-six ans. En 1657 paraît son ouvrage le plus fameux, « L’Autre Monde », composé de Les Etats et Empires de la Lune, et Les Etats et Empires du Soleil, inachevé. 

Le Cyrano d’Edmond Rostand

Si Edmond Rostand s’inspire évidemment de la vie de Cyrano pour son titre éponyme, la pièce n’a pas grand-chose à voir avec la vie du Parisien alias Gascon. Surtout quand on lit Les Etats et Empires de la Lune, où ce sont clairement l’humour, l’imaginaire, l’extraordinaire curiosité intellectuelle et l’originalité de la pensée qui frappent, plaçant ainsi le vrai Cyrano dans un univers annonçant les Lumières, et non pas dans un monde romanesque post-dumasien comme celui de Rostand. Alors, quel lien entre la réalité du personnage et la fiction du personnage de théâtre ? Le panache, et le verbe, sans aucun doute. Le panache, en raison des vrais faits d’armes de la vie de Cyrano ; le verbe, justifié par la diversité et la pétulance, l’originalité et l’humour lettré de l’œuvre du libre-penseur. La longueur du nez ? Outre les références à la sexualité, qui prennent un sens encore plus riche quand on considère que la pièce est une intrigue amoureuse à trois, que le vrai Cyrano a la réputation d’être homosexuel, il existe d’autres sources à l’inspiration qui conduisit Rostand à écrire sa plus célèbre tirade : Les Grotesques de Théophile Gautier, mais aussi un long passage de Les Etats et Empires de la Lune où il est fait référence à la longueur des nez. Ce qui est amusant, c’est qu’il existe plus de statues de Cyrano de Bergerac dans la ville de Bergerac, où le vrai Cyrano n’est peut être jamais allé, que dans l’ensemble des autres villes de France. Ainsi, si la plupart des écrivains cherchent à créer une œuvre plus grande que leurs vies, Edmond Rostand fit de Cyrano de Bergerac une vie plus grande que son œuvre.  

Un autre Dix Septième siècle ?

La plongée dans l’existence et l’œuvre de Cyrano de Bergerac, « Le Pédant joué », les « Mazarinades » (si elles sont bien de lui…), le « Fragment de physique », et surtout « L’Autre Monde », c’est aussi le retournement des clichés associés au Dix Septième siècle de Corneille, de Racine, de Boileau, de Louis XIV ; ce n’est pas non plus le Dix Septième d’Alexandre Dumas, c’est un Dix Septième siècle qui n’aurait rien de « « Classique », mais qui fait de l’épisode classique une brève parenthèse, pendant que des hommes comme Cyrano font la jonction entre la Renaissance (l’humanisme, le combat contre les tyrannies, l’influence des écrits de l’Antiquité : Cyrano connaît bien Lucien et Lucrèce) et les Lumières (l’intérêt pour la science, la remise en cause du Dogme de l’Eglise, des institutions politiques, des normes sociales, l’intérêt pour d’autres mondes etc. ).

L’influence de Gassendi et de Descartes

Ainsi, loin de faire une pause entre deux siècles ou deux mouvements de contestation contre l’ordre, politique, culturel, religieux, moral établis, à savoir la Renaissance et les Lumières, le Dix Septième siècle de Cyrano voit une accélération des découvertes intellectuelles et scientifiques qui préparent le terrain pour la Révolution des pensées dont sortira la civilisation européenne, ce qu’une combinaison de Dogmatiques parfois bienveillants et d’Obscurantistes de tous bords veulent abolir en remettant en cause l’héritage des Lumières, notamment en attaquant ses symboles et ses figures de proue. Par exemple, Voltaire, mal jugé par certaines bonnes âmes de gauche qui le taxent de racisme de même que par les Islamistes de droite qui interdiraient volontiers son Mahomet. Saluons tout de même leur impartialité, puisqu’ils brûleraient avec bonheur les Contes des Mille et Une nuits.  Nous parlons ici des Islamistes de droite ; les bonnes âmes de gauche, quant à elles, aiment trop la médina de Marrakech, ses riads aux parfums exotiques, et les promenades en chameau dans la palmeraie.

C’est Chapelle qui présente Cyrano à Gassendi. Cyrano est fasciné par la pensée, à la fois rationaliste et pragmatique, de l’astronome, physicien, mathématicien français, qui ose aller plus loin que Descartes dans la découverte du monde sensible.

Une vie courte, une œuvre d’une diversité étonnante

Pensez donc, Cyrano s’essaie à tous les genres, mais à chaque fois, il apporte, non pas un style littéraire, mais un ton original. Il réinvente la satire avec les « Mazarinades », il invente la comédie moderne en prose avec « Le Pédant joué », il invente le conte utopique avec Les Etats et Empires de la Lune et Les Etats et Empires du Soleil. Le vrai Cyrano n’est pas le symbole du panache à la française, définissant l’identité française, faite de verve, de panache, de bravoure et de romanesque, de la même façon que Don Quichotte définirait l’identité espagnole, le vrai Cyrano est un génie rebelle. Génie, parce qu’il faut lire « L’Autre Monde » pour apprécier l’envergure de ses idées, la richesse de sa pensée ; rebelle, parce que Cyrano écrivait toujours contre. Contre les Dogmes, les idées reçues, les errances de ses contemporains. Mais au lieu de faire comme les autres, et de proposer une vision utopique et alternative d’une société imparfaite, ce qu’il offre, c’est un questionnement, une quête intellectuelle, qui sont toujours d’une brûlante actualité en nos temps de Contre-Réforme.

Cyrano le libre-penseur

Ainsi, Cyrano est le libre-penseur par excellence. Digne héritier de Lucien, La Boétie, Rabelais, Montaigne, mais aussi précurseur de Voltaire, Diderot, Beaumarchais, ou même d’auteurs apparemment plus modernes tels que Rimbaud ou Jarry. Finalement, tout en trahissant l’histoire personnelle de Cyrano, peut être Rostand a-t-il en réalité fait l’apologie de sa mémoire ? Cyrano de Bergerac, qui doit à Rostand ses statues à Bergerac, n’est pas que l’un des personnages les plus célèbres de la littérature française, c’en est aussi un auteur essentiel.

© 2014- Les Editions de Londres

HISTOIRE COMIQUE
DES
ÉTATS ET EMPIRES DU SOLEIL

Enfin, notre vaisseau surgit au port de Toulon[Note_1] ; et d'abord, après avoir rendu grâce aux vents et aux étoiles, pour la félicité du voyage, chacun s'embrassa sur le port, et se dit adieu. Pour moi, parce qu'au monde de la Lune, d'où j'arrivais, l'argent se met au nombre des contes faits à plaisir, et que j'en avais comme perdu la mémoire, le pilote se contenta, pour le péage, de l'honneur d'avoir porté dans son navire un homme tombé du ciel. Rien ne nous empêcha donc d'aller jusqu'auprès de Toulouse, chez un de mes amis. Je brûlais de le voir, pour la joie que j'espérais lui causer au récit de mes aventures. Je ne serai pas ennuyeux à vous réciter tout ce qui m'arriva sur le chemin ; je me lassai, je me reposai, j'eus soif, j'eus faim, je bus, je mangeai.

Au milieu de vingt ou trente chiens qui composaient sa meute, quoique je fusse en fort mauvais état, maigre, et rôti du hâle, il ne laissa pas de me reconnaître. Transporté de ravissement, il me sauta au cou, et, après m'avoir baisé plus de cent fois, tout tremblant d'aise, il m'entraîna dans son château, où sitôt que les larmes eurent fait place à la voix :

« Enfin, s'écria-t-il, nous vivons et nous vivrons, malgré tous les accidents dont la fortune a ballotté notre vie ! Mais, bons dieux ! il n'est donc pas vrai, le bruit qui courut que vous aviez été brûlé au Canada, dans ce grand feu d'artifice duquel vous fûtes l'inventeur ? Et cependant, deux ou trois personnes de créance, parmi ceux qui m'en apportèrent les tristes nouvelles, m'ont juré avoir vu et touché cet oiseau de bois dans lequel vous fûtes ravi. Ils me contèrent que, par malheur, vous étiez entré dedans, au moment qu'on y mit le feu, et que la rapidité des fusées qui brûlaient tout alentour vous enlevèrent si haut, que l'assistance vous perdit de vue. Et vous fûtes, à ce qu'ils protestent, consumé de telle sorte, que, la machine étant retombée, on n'y trouva que fort peu de vos cendres.

— Ces cendres, lui répondis-je, Monsieur, étaient donc celles de l'artifice même, car le feu ne m'endommagea en façon quelconque. L'artifice était attaché au-dehors, et sa chaleur, par conséquent, ne pouvait pas m'incommoder.

« Or, vous saurez qu'aussitôt que le salpêtre fut à bout, l'impétueuse ascension des fusées ne soutenant plus la machine, elle tomba à terre. Je la vis choir, et, lorsque je pensais culbuter avec elle, je fus bien étonné de sentir que je montais vers la Lune. Mais il faut vous expliquer la cause d'un effet que vous prendriez pour un miracle.

« Je m'étais, le jour de cet accident, à cause de certaines meurtrissures, frotté de moelle tout le corps ; mais, parce que la Lune était décroissante, et qu’alors elle attire la moelle, elle absorba si goulûment celle dont ma chair était imbue, principalement quand ma boîte fut arrivée au-dessus de la moyenne région, où il n'y avait pas de nuages interposés pour en affaiblir l'influence, que mon corps suivit cette attraction. Et je vous assure qu'elle continua de me sucer si longtemps, qu'à la fin j'abordai ce monde qu'on appelle ici la Lune. »

Je lui racontai ensuite fort au long toutes les particularités de mon voyage ; et M. de Colignac, ravi d'entendre des choses si extraordinaires, me conjura de les rédiger par écrit. Moi, qui aime le repos, je résistai longtemps, à cause des visites qu'il était vraisemblable que cette publication m'attirerait. Toutefois, honteux du reproche dont il me rebattait, de ne pas faire assez de compte de ses prières, je me résolus enfin à le satisfaire. Je mis donc la plume à la main, et à mesure que j'achevais un cahier, impatient de ma gloire, qui le démangeait plus que la sienne, il allait à Toulouse le prôner dans les plus belles assemblées[Note_2]. Comme il était en réputation d'être un des plus forts génies de son siècle, mes louanges, dont il semblait l'infatigable écho, me firent connaître de tout le monde. Déjà, les graveurs, sans m'avoir vu, avaient buriné mon image ; et la ville retentissait, à chaque carrefour, du gosier enroué des colporteurs, qui criaient à tue-tête : « Voilà le portrait de l'Auteur des États et Empires de la Lune. » Parmi les gens qui lurent mon livre, il se rencontra beaucoup d'ignorants qui le feuilletèrent. Pour contrefaire les esprits de grande volée, ils applaudirent comme les autres, jusqu'à battre des mains à chaque mot, de peur de se méprendre, et, tout joyeux, s'écrièrent : « Qu'il est bon ! aux endroits qu'ils ne comprenaient pas. Mais la superstition, travestie en remords, de qui les dents sont bien aiguës ; sous la chemise d'un sot, leur rongea tant le cœur, qu'ils aimèrent mieux renoncer à la réputation de philosophe (laquelle aussi bien leur était un habit mal fait), que d'en répondre au jour du jugement.

Voilà donc la médaille renversée ; c'est à qui chantera la palinodie. L'ouvrage, dont ils avaient fait tant de cas, n'est plus qu'un pot-pourri de contes ridicules, un amas de lambeaux décousus, un répertoire de Peau-d'Ane[Note_3] à bercer les enfants ; et tel ne connaît pas seulement la syntaxe, qui condamne l'auteur à porter une bougie â saint Mathurin[Note_4].

Ce contraste d'opinions, entre les habiles et les idiots, augmenta son crédit. Peu après, les copies manuscrites se vendirent sous le manteau ; tout le monde, et ce qui est hors du monde, c'est-à-dire depuis le gentilhomme jusqu'au moine, acheta cette pièce : les femmes mêmes prirent parti. Chaque famille se divisa, et les intérêts de cette querelle allèrent si loin, que la ville fut partagée en deux sections, la Lunaire et l'Antilunaire.

On en était aux escarmouches de la bataille, quand un matin je vis entrer, dans la chambre de Colignac, neuf ou dix barbes à longue robe, qui d'abord lui parlèrent ainsi :

« Monsieur, vous savez qu'il n'y a pas un de nous en cette compagnie, qui ne soit votre allié, votre parent ou votre ami, et que, par conséquent, il ne vous peut rien arriver de honteux qui ne nous rejaillisse sur le front. Cependant, nous sommes informés de bonne part que vous logez un sorcier dans votre château.

— Un sorcier ! s'écria Colignac ; ô Dieux ! nommez-le-moi ! Je vous le mets entre les mains. Mais il faut prendre garde que ce ne soit pas une calomnie.

— Eh quoi ! Monsieur, interrompit l'un des plus vénérables, y a-t-il aucun Parlement qui se connaisse en sorciers, comme le nôtre ? Enfin, mon cher neveu, pour ne pas vous tenir davantage en suspens, le sorcier que nous accusons est l'auteur des États et Empires de la Lune ; il ne saurait pas nier qu'il ne soit le plus grand magicien de l'Europe, après ce qu'il avoue lui-même. Comment ! être monté dans la Lune, cela se peut-il, sans l'entremise de... Je n'oserais nommer la bête ; car enfin, dites-moi, qu'allait-il faire chez la Lune ?

— Belle demande ! interrompit un autre ; il allait assister au sabbat, qui s'y tenait peut-être ce jour-là : et, en effet, vous voyez qu'il eut accointance avec le démon de Socrate. Après cela, vous étonnez-vous que le diable l'ait, comme il dit, rapporté en ce monde ? Mais, quoi qu'il en soit, voyez-vous, tant de Lunes, tant de cheminées, tant de voyages en l'air, ne valent rien, je dis, rien du tout ; et entre vous et moi (à ces mots, il approcha sa bouche de son oreille), je n'ai jamais vu de sorcier qui n'eût pas commerce avec la Lune. »

Ils se turent, après ces bons avis ; et Colignac demeura tellement surpris de leur commune extravagance, qu'il ne put jamais dire un mot. Ce que voyant, un vénérable butor, qui n'avait pas encore parlé :

« Voyez-vous, dit-il, notre parent, nous connaissons où vous tient l'enclouure. Le magicien est une personne que vous aimez. Mais n'appréhendez rien ; à votre considération, les choses iront avec douceur : vous n'avez seulement qu'à nous le mettre entre les mains ; et, pour l'amour de vous, nous engageons notre honneur de le faire brûler sans scandale. »

À ces mots, Colignac, quoique ses poings dans ses côtés, ne put se contenir ; un éclat de rire le prit, qui n'offensa pas peu Messieurs ses parents ; de sorte qu'il ne fut pas en son pouvoir de répondre à aucun point de leur harangue, que par des ha a a a, ou des ho o o o ; si bien que nos Messieurs, très scandalisés, s'en allèrent, je dirais avec leur courte honte, si elle n'avait duré jusqu'à Toulouse.

Quand ils furent partis, je tirai Colignac dans son cabinet, où, sitôt que j'eus fermé la porte sur nous :

« Comte, lui dis-je, ces ambassadeurs à long poil me semblent des comètes chevelues ; j'appréhende que le bruit, dont ils ont éclaté, ne soit le tonnerre de la foudre qui s'ébranle pour choir. Quoique leur accusation soit ridicule, et, peut-être, un effet de leur stupidité, je ne serais pas moins mort, quand une douzaine d'habiles gens, qui m'auraient vu griller, diraient que mes juges sont des sots. Tous les arguments dont ils prouveraient mon innocence ne me ressusciteraient pas ; et mes cendres demeureraient tout aussi froides dans un tombeau qu'à la voirie. C'est pourquoi, sauf votre meilleur avis, je serais fort joyeux de consentir à la tentation qui me suggère de ne leur laisser en cette province que mon portrait ; car j'enragerais double de mourir pour une chose à laquelle je ne crois guère. »

Colignac n'eut quasi pas la patience d'attendre que j'eusse achevé, pour répondre. D'abord, toutefois, il me railla ; mais, quand il vit que je le prenais sérieusement :

« Ah ! par la mort ! s'écria-t-il d'un visage alarmé, on ne vous touchera pas au bord du manteau, que moi, mes amis, mes vassaux, et tous ceux qui me considèrent, ne périssent auparavant. Ma maison est telle, qu'on ne peut pas la forcer sans canon ; elle est très avantageuse d'assiette, et bien flanquée. Mais je suis fou de me prendre des précautions contre des tonnerres de parchemin.

— Ils sont, lui répliquai-je, quelquefois plus à craindre que ceux de la moyenne région. »

De là en avant, nous ne parlâmes que de nous réjouir. Un jour, nous chassions ; un autre, nous allions à la promenade ; quelquefois, nous recevions visite, et quelquefois, nous en rendions ; enfin, nous quittions toujours chaque divertissement, avant que ce divertissement eût pu nous ennuyer.

Le marquis de Cussan, voisin de Colignac, homme qui s’y connaît aux bonnes choses, était ordinairement avec nous, et nous avec lui ; et, pour rendre les lieux de notre séjour encore plus agréables par ce changement, nous allions de Colignac, à Cussan, et revenions de Cussan à Colignac.

Les plaisirs innocents, dont le corps est capable, ne faisaient que la moindre partie ; de tous ceux que l'esprit peut trouver dans l'étude et la conversation, aucun ne nous manquait ; et nos bibliothèques, unies comme nos esprits, appelaient tous les doctes dans notre société. Nous mêlions la lecture à l'entretien ; l'entretien à la bonne chère, celle-là à la pêche ou à la chasse, aux promenades ; et, en un mot, nous jouissions, pour ainsi dire, et de nous-mêmes et de tout ce que la nature a produit de plus doux pour notre usage, et ne mettions que la raison pour bornes à nos désirs.

Cependant, ma réputation, contraire à mon repos, courait les villages circonvoisins, et les villes mêmes de la province. Tout le monde, attiré par ce bruit, prenait prétexte de venir voir le seigneur, pour voir le sorcier. Quand je sortais du château, non seulement les enfants et les femmes, mais aussi les hommes, me regardaient comme la Bête[Note_5], surtout le pasteur de Colignac[Note_6], qui, par malice ou par ignorance, était en secret le plus grand de mes ennemis, Cet homme, simple en apparence, et dont l'esprit bas et naïf était infiniment plaisant en ses naïvetés, était, en effet, très-méchant ; il était vindicatif jusqu'à la rage ; calomniateur, comme quelque chose de plus qu'un Normand, et si chicaneur, que l'amour de la chicane était sa passion dominante. Ayant longtemps plaidé contre son seigneur, qu'il haïssait d'autant plus qu'il l'avait trouvé ferme contre ses attaques, il en craignait le ressentiment, et, pour l'éviter, il avait voulu permuter son bénéfice. Mais, soit qu'il eût changé de dessein, ou seulement qu'il eût différé pour se venger de Colignac, en ma personne, pendant le séjour qu'il ferait en ses terres, il s'efforçait de persuader le contraire, bien que des voyages qu'il faisait bien souvent, à Toulouse en donnassent quelque soupçon. Il y faisait mille contes ridicules de mes enchantements ; et la voix de cet homme malin, se joignant à celle des simples et des ignorants, y mettait mon nom en exécration. On n'y parlait plus de moi que comme d'un nouvel Agrippa[Note_7], et nous sûmes qu'on y avait même informé contre moi, à la poursuite du curé, lequel avait été précepteur de ses enfants. Nous en eûmes avis par plusieurs personnes qui étaient dans les intérêts de Colignac et du marquis ; et, bien que l'humeur grossière de tout un pays nous fût un sujet d'étonnement et de risée, je ne manquai pas de m'en effrayer en secret, lorsque je considérais de plus près les suites fâcheuses que pourrait avoir cette erreur. Mon bon génie, sans doute, m'inspirait cette frayeur ; il éclairait ma raison de toutes ces lumières, pour me faire voir le précipice où j'allais tomber ; et, non content de me conseiller ainsi tacitement, il se voulut déclarer plus expressément en ma faveur.

Une nuit des plus fâcheuses qui fut jamais, ayant succédé à un des jours les plus agréables que nous eussions eus à Colignac, je me levai aussitôt que l'aurore ; et, pour dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit était encore offusqué, j'entrai dans le jardin, où la verdure, les fleurs et les fruits, l'artifice et la nature, enchantaient l'âme par les yeux ; lorsqu'au même instant j'aperçus le marquis, qui s'y promenait seul dans une grande allée, laquelle coupait le parterre en deux. Il avait le marcher lent et le visage pensif. Je restai fort surpris de le voir, contre sa coutume, si matinal ; cela me fit hâter mon abord, pour lui en demander la cause.

Il me répondit que quelques fâcheux songes, dont il avait été travaillé, l'avaient contraint de venir, plus matin qu'à son ordinaire, guérir au jour un mal que lui avait causé l'ombre. Je lui confessai qu'une semblable peine m'avait empêché de dormir, et j’allais lui en conter le détail ; mais, comme j'ouvrais la bouche, nous aperçûmes, au coin d'une palissade qui croisait la nôtre, Colignac qui marchait à grands pas. D'aussi loin qu'il nous aperçût :

« Vous voyez, dit-il, un homme qui vient d'échapper aux plus affreuses visions dont le spectacle soit capable de faire tourner le cerveau. À peine ai-je eu le loisir de mettre mon pourpoint, que je suis descendu pour vous le conter ; mais vous n'étiez plus ni l'un ni l'autre dans vos chambres. C'est pourquoi je suis accouru au jardin, me doutant que vous y seriez ; »

En effet, le pauvre gentilhomme était presque hors d'haleine. Sitôt qu'il l'eut reprise, nous l'exhortâmes de se décharger d'une chose, qui, pour être souvent fort légère, ne laisse pas de peser beaucoup.

« C'est mon dessein, nous répliqua-t-il ; mais, auparavant, asseyons-nous. »

Un cabinet de jasmins nous présenta tout à propos de la fraîcheur et des sièges ; nous nous y retirâmes, et, chacun s'étant mis à son aise, Colignac poursuivit ainsi :

« Vous saurez qu'après deux ou trois sommes, durant lesquels je me suis trouvé parmi beaucoup d'embarras ; dans celui que j'ai fait environ au crépuscule de l'aurore, il m'a semblé que mon cher hôte, que voilà, était entre le marquis et moi, et que nous le tenions étroitement embrassé, quand un grand monstre noir, qui n'était fait que de têtes, est venu tout d'un coup nous l'arracher. Je pense même qu'il allait le précipiter dans un bûcher, allumé proche de là, car il le balançait déjà sur les flammes ; mais une fille, semblable à celle des Muses qu'on nomme Euterpe ; s'est jetée aux genoux d'une dame, qu'elle a conjurée de le sauver (cette dame avait le port et les marques dont se servent nos peintres pour représenter la nature). À peine a-t-elle eu le loisir d'écouter les prières de sa suivante, que, tout étonnée : « Hélas ! a-t-elle crié, c'est un de mes amis ! » Aussitôt, elle a porté à sa bouche une espèce de sarbacane, et a tant soufflé par le canal, sous les pieds de mon cher hôte, qu'elle l'a fait monter dans le ciel, et l'a garanti des cruautés du monstre à cent têtes. J'ai crié après lui, fort longtemps, ce me semble, et l'ai conjuré de ne pas s'en aller sans moi ; quand une infinité de petits anges, tout ronds, qui se disaient enfants de l'Aurore, m'ont enlevé au même pays, vers lequel il paraissait voler, et m'ont fait voir des choses que je ne vous raconterai pas, parce que je les tiens pour trop ridicules. »

Nous le suppliâmes de ne pas manquer de nous les dire.

« Je me suis imaginé, continua-t-il, être dans le Soleil, et que le Soleil était un monde. Je n'en serais pas même encore désabusé, sans le hennissement de mon barbe[Note_8], qui, me réveillant, m'a fait voir que j'étais dans mon lit. »

Quand le Marquis sut que Colignac avait achevé :

« Et vous, dit-il, monsieur Dyrcona[Note_9], quel a été le vôtre ?

— Pour le mien, répondis-je, encore qu'il ne soit pas des vulgaires, je ne le mets en compte de rien. Je suis bilieux, mélancolique ; c'est la cause pour laquelle, depuis que je suis au monde, mes songes m'ont sans cesse représenté des cavernes et du feu. Dans mon plus bel âge, il me semblait, en dormant, que, devenu léger, je m'enlevais jusqu'aux nues, pour éviter la rage d'une troupe d'assassins qui me poursuivaient ; mais, au bout d'un effort fort long et fort vigoureux, il se rencontrait toujours quelque muraille, après avoir volé par-dessus beaucoup d'autres, au pied de laquelle, accablé de travail, je ne manquais pas d'être arrêté. Ou bien, si je m'imaginais prendre ma volée droit en haut, encore que j'eusse avec les bras nagé fort longtemps dans le ciel, je ne manquais pas de me rencontrer toujours proche de terre ; et, contre toute raison, sans qu'il me semblât être devenu ni las ni lourd, mes ennemis ne faisaient qu'étendre la main, pour me saisir par le pied, et m'attirer à eux. Je n'ai guère eu que des songes semblables à celui-là, depuis que je me connais ; hormis que, cette nuit, après avoir longtemps volé comme de coutume, et ayant plusieurs fois échappé à mes persécuteurs, il m'a semblé qu'à la fin je les ai perdus de vue, et que, dans un ciel libre et fort éclairé, mon corps soulagé de toute pesanteur, j'ai poursuivi mon voyage jusque dans un palais, où se composent la chaleur et la lumière. J'y aurais sans doute remarqué bien d'autres choses ; mais mon agitation pour voler m'avait tellement approché du bord du lit, que je suis tombé dans la ruelle, le ventre tout nu sur le plâtre, et les yeux grands ouverts. Voilà, Messieurs, mon songe tout au long, que je n'estime qu'un pur effet de ces deux qualités qui prédominent à mon tempérament ; car, encore que celui-ci diffère un peu de ceux qui m'arrivent toujours, en ce que j'ai volé jusqu'au ciel sans retomber, j'attribue ce changement au sang, qui s'est répandu, par la joie de nos plaisirs d'hiver, plus au large qu'à son ordinaire ; a pénétré la mélancolie, et lui a ôté, en la soulevant, cette pesanteur qui me faisait retomber. Mais, après tout, c'est une science où il y a peu à deviner.

— Ma foi ! continua Cussan, vous avez raison, c'est un pot-pourri de toutes les choses à quoi nous avons pensé en veillant, une monstrueuse chimère, un assemblage d'espèces confuses, que la fantaisie, qui dans le sommeil n'est plus guidée par la raison, nous présente sans ordre, et dont toutefois, en les tordant, nous croyons exprimer le vrai sens, et tirer, des songes comme des oracles, une science de l'avenir ; mais, par ma foi, je n'y trouve aucune autre conformité, sinon que les songes, comme les oracles, ne peuvent être entendus. Toutefois, jugez par le mien, qui n'est pas extraordinaire, de la valeur de tous les autres. J'ai songé que j'étais fort triste ; je rencontrais partout Dyrcona qui nous réclamait. Mais, sans davantage m'alambiquer le cerveau à l'explication de ces noires énigmes, je vous développerai en deux mots leur sens mystique. C'est, par ma foi, qu'à Colignac on fait de fort mauvais songes, et que, si j'en suis cru, nous irons essayer d'en faire de meilleurs à Cussan.

— Allons-y donc, me dit le comte, puisque ce trouble-fête en a tant d'envie. »

Nous délibérâmes de partir le même jour. Je les suppliai de se mettre donc en chemin devant, parce que j'étais bien aise (ayant, comme ils venaient de conclure, à y séjourner un mois) d'y faire porter quelques livres. Ils en tombèrent d'accord, et, aussitôt après déjeuner, mirent le cul sur la selle. Ma foi ! cependant, je fis un ballot des volumes que je m'imaginai n'être pas à la bibliothèque de Cussan, dont je chargeai un mulet ; et je sortis environ sur les trois heures, monté sur un très bon coureur. Je n'allais pourtant qu'au pas, afin d'accompagner ma petite bibliothèque, et pour enrichir mon âme avec plus de loisir des libéralités de ma vue. Mais écoutez une aventure qui vous surprendra.

J'avais avancé de plus de quatre lieues, quand je me trouvai dans une contrée que je pensais indubitablement avoir vue autre part. En effet, je sollicitai tant ma mémoire de me dire d'où je connaissais ce paysage, que, la présence des objets excitant les images, je me souvins que c'était justement le lieu que j'avais vu en songe la nuit passée. Cette rencontre bizarre eût occupé mon attention plus de temps qu'elle ne l'occupa, sans une étrange apparition par laquelle je fus réveillé. Un spectre (au moins, je le pris pour tel), se présentant à moi, au milieu du chemin, saisit mon cheval par la bride. La taille de ce fantôme était énorme ; et, par le peu qui paraissait de ses yeux, il avait le regard triste et rude. Je ne pourrais pourtant pas dire s'il était beau ou laid, car une longue robe, tissée des feuillets d'un livre de plain-chant, le couvrait jusqu'aux ongles, et son visage était caché d'une carte où l'on avait écrit l'In principio[Note_10]. Les premières paroles que le fantôme prononça : « Satanus diabolas ! cria-t-il tout épouvanté, je te conjure par le grand Dieu vivant. »

À ces mots, il hésita ; mais, répétant toujours le grand Dieu vivant, et cherchant d'un visage effaré son pasteur, pour lui souffler le reste, quand il vit que, de quelque côté qu'il allongeât la vue, son pasteur ne paraissait pas, un si effroyable tremblement le saisit, qu'à force de claquer, la moitié de ses dents en tombèrent, et les deux tiers de la gamme, sous lesquels il était gisant, s'écartèrent en papillotes. Il se retourna pourtant vers moi, et, d'un regard ni doux ni rude, où je voyais son esprit flotter pour résoudre ce qui serait plus à propos de s'irriter ou de s'adoucir : « Oh bien ! dit-il, Satanus Diabolas, par le sangué ! je te conjure, au nom de Dieu et de Monsieur Saint Jean, de me laisser faire ; car, si tu grouilles ni pied ni patte, diable emporte, je t'étriperai. »

Je tiraillais contre lui la bride de mon cheval ; mais les éclats de rire qui me suffoquaient m'ôtèrent toute force. Ajoutez à cela qu'une cinquantaine de villageois sortirent de derrière une haie, marchant sur leurs genoux, et s'égosillant à chanter Kyrie Eleison.

Quand ils furent assez proche, quatre des plus robustes, après avoir trempé leurs mains dans un bénitier que tenait tout exprès le serviteur du presbytère, me prirent au collet. J'étais à peine arrêté, que je vis paraître Messire Jean, lequel tira dévotement son étole, dont il me garrotta ; et ensuite, une cohue de femmes et d'enfants, qui, malgré toute ma résistance, me cousirent dans une grande nappe ; au reste, j'en fus si bien entortillé, qu'on ne me voyait que la tête. En cet équipage, ils me portèrent à Toulouse, comme s'ils m'eussent porté au tombeau. Tantôt l'un s'écriait que sans cela il y aurait eu famine, parce que, lorsqu'ils m'avaient rencontré, j'allais assurément jeter le sort sur les blés ; et puis, j'en entendais un autre qui se plaignait que le claveau n'avait commencé dans sa bergerie, que d'un dimanche, qu'au sortir de vêpres je lui avais frappé sur l'épaule. Mais ce qui, malgré tous mes désastres, me chatouilla de quelque émotion pour rire, fut le cri plein d'effroi d'une jeune paysanne, après son fiancé ; autrement, le fantôme, qui m'avait pris mon cheval (car vous saurez que le rustre s'était acalifourchonné dessus, et déjà, comme sien, le talonnait de bonne guerre) : « Misérable ! glapissait son amoureuse, es-tu donc borgne ? Ne vois-tu pas que le cheval du magicien est plus noir que charbon, et que c'est le diable en personne qui t'emporte au sabbat ? »

Notre pitaud[Note_11], d'épouvante, en culbuta par-dessus la croupe ; ainsi, mon cheval eut la clef des champs.

Ils consultèrent s'ils se saisiraient du mulet, et délibérèrent que oui : mais, ayant décousu le paquet, et, au premier volume qu'ils ouvrirent, ayant rencontré la Physique de M. Descartes, quand ils aperçurent tous les cercles par lesquels ce philosophe a distingué le mouvement de chaque planète, tous d'une voix hurlèrent que c'était les cernes[Note_12] que je traçais pour appeler Belzébuth. Celui qui le tenait le laissa choir d'appréhension, et par malheur, en tombant, il s'ouvrit à une page où sont expliquées les vertus de l'aimant ; je dis par malheur, parce qu'à l'endroit dont je parle, il y a une figure de cette pierre métallique, où les petits corps qui se déprennent de sa masse pour accrocher le fer sont représentés comme des bras. À peine un de ces marauds l'aperçut, qui je l'entendis s'égosiller que c'était là le crapaud qu'on avait trouvé dans l'auge de l'écurie de son cousin Fiacre, quand ses chevaux moururent. À ce mot, ceux qui avaient paru les plus échauffés rengainèrent leurs mains dans leur sein, ou se gantèrent de leurs pochettes, Messire Jean, de son côté, criait à gorge déployée qu'on se gardât de toucher à rien ; que tous ces livres-là étaient de francs grimoires, et le mulet, un Satan. La canaille, ainsi épouvantée, laissa partir le mulet en paix. Je vis pourtant Mathurine, la servante de M. le Curé, qui le chassait vers l'étable du presbytère, de peur qu'il n'allât dans le cimetière polluer l'herbe des trépassés.

Il était bien sept heures du soir, quand nous arrivâmes à un bourg, où, pour me rafraîchir, on me traîna dans la geôle ; car le lecteur ne me croirait pas, si je disais qu'on m'enterra dans un trou, et cependant il est si vrai, que d’une pirouette j'en visitai toute l'étendue. Enfin, il n'y a personne qui, me voyant en ce lieu, ne m'eût pris pour une bougie allumée sous une ventouse. D'abord que mon geôlier me précipita dans cette caverne :

« Si vous me donnez, lui dis-je, ce vêtement de pierre pour habit, il est trop large ; mais si c'est un tombeau, il est trop étroit. On ne peut ici compter les jours que par nuit ; des cinq sens, il ne me reste l'usage que de deux, l'odorat et le toucher : l'un, pour me faire sentir les puanteurs de ma prison ; l'autre, pour me la rendre palpable. En vérité, je vous l'avoue, je croirais être damné, si je ne savais pas qu'il n'entre pas d'innocents en enfer. »

À ce mot d'innocent, mon geôlier éclata de rire :

« Et, par ma foi, dit-il, vous êtes donc de nos gens ? Car je n'en ai jamais tenu sous ma clef que de ceux-là. »

Après d'autres compliments de cette nature, le bonhomme prit la peine de me fouiller, je ne sais pas à quelle intention ; mais, par la diligence qu'il y employa, je conjecture que c'était pour mon bien. Ses recherches étant demeurées inutiles, parce que, durant la bataille de Diabolas, j'avais glissé mon or dans mes chausses ; quand, au bout d'une très exacte anatomie, il se trouva les mains aussi vides qu'auparavant, peu s'en fallut que je ne mourusse de crainte, comme il pensa mourir de douleur.

« Oh ! vertubleu ! s'écria-t-il, l'écume dans la bouche, je l'ai bien vu d'abord que c'était un sorcier ! il est gueux comme le diable. Va, va, continua-t-il, mon camarade, songe de bonne heure à ta conscience. »

Il avait à peine achevé ces paroles, que j'entendis le carillon d'un trousseau de clefs, où il choisissait celles de mon cachot. Il avait le dos tourné ; c'est pourquoi, de peur qu'il ne se vengeât du malheur de sa visite, je tirai dextrement de leur cache trois pistoles, et je lui dis :

« Monsieur le Concierge, voilà une pistole ; je vous supplie de me faire apporter un morceau, je n'ai pas mangé depuis onze heures. »

Il la reçut fort gracieusement, et me protesta que mon désastre le touchait. Quand je sus son cœur adouci :

« En voilà encore une, continuai-je, pour reconnaître la peine que je suis honteux de vous donner. »

Il ouvrit l'oreille, le cœur et la main ; et j'ajoutai, lui en comptant trois, au lieu de deux, que, par cette troisième, je le suppliais de mettre auprès de moi l'un de ses garçons pour me tenir compagnie, parce que les malheureux doivent craindre la solitude.

Ravi de ma prodigalité, il me promit toutes choses, m'embrassa les genoux, déclama contre la justice, me dit qu'il voyait bien que j'avais des ennemis, mais que j'en viendrais à mon honneur ; que j'eusse bon courage, et qu'au reste il s'engageait, avant qu'il fût trois jours, à faire blanchir mes manchettes. Je le remerciai très sérieusement de sa courtoisie, et après mille accolades, dont il pensa m'étrangler, ce cher ami verrouilla et reverrouilla la porte.

FIN DE L’EXTRAIT

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