Préface des Éditions de Londres

« Les gens de bureau » est un roman d’Emile Gaboriau écrit en 1862. C’est une satire de la vie administrative au Second Empire. Heureusement, nous assure t-on à notre Ministère favori en dix exemplaires sur papier carbone et à en-tête, les choses ont changé depuis.

Une satire de la vie administrative

Romain Caldas, jeune étudiant et apprenti dramaturge, échoue à ses examens de l’Ecole de Droit faute de boules blanches, et décide de postuler à un poste dans l’Administration. Il écrit au Ministère de l’Equilibre National. Suite à un examen au cours duquel il affronte deux cents autres candidats, il reçoit du dit Ministère une réponse favorable dix neuf mois plus tard. Il est engagé en tant qu’employé surnuméraire. La suite est édifiante, et démontre à ceux qui en douteraient à quel point l’administration française a changé depuis les temps de Napoléon Le Petit. Quelle chance nous avons de ne plus vivre à l’époque des deux Emiles, Gaboriau et Zola !

Déjà, Gaboriau montre son originalité dans la composition et la structure narrative. L’ouvrage, qui lui permet de régler des comptes avec une Administration pléthorique, annonçant déjà les administrations communistes et la vision Kafkaïenne de la société, l’ouvrage est un peu écrit comme un journal de notes, mais utilise en fait deux personnages, celui dont on parle, Romain Caldas, et l’auteur, qui intervient aux moments où on ne l’attend pas, qui n’est pas vraiment présent dans l’action mais semble bien connaître le personnage principal.

Anecdote après anecdote, c’est un spectacle tour à tour sidérant, comique, absurde, pathétique, hilarant, incroyable auquel nous convie Gaboriau : dans ce Ministère, personne ne fait rien, tous tirent au flanc, ceux qui travaillent sont mal vus, ceux qui espèrent sont déçus, toute initiative est punie, toute pratique peut être améliorée par une meilleure systématisation des méthodes en cours et une centralisation de la décision. On en apprend de belles. On comprend comment les employés disparaissent du Ministère tous les après-midi pour aller jouer au billard et boire des coups, ceci grâce au tour du chapeau. On nous explique que la préférence des employés qui font l’école buissonnière va non pas au café le plus luxueux, mais à celui aux vitres duquel le patron a eu l’idée de mettre des rideaux fort épais. On apprend que le déjeuner n’absorbe pas plus du tiers des six heures de travail réglementaires. On découvre tout un ensemble de personnages, prototypes régionaux, tous falots et satisfaits, ou hauts en couleur et frustrés. On assiste à l’étonnante démonstration des méfaits de la centralisation dans l’automatisation des process humains, conférer chapitre 33.

Au final, Romain Caldas écrira et fera jouer sa pièce, « Les oisifs », à la Comédie Française, il conquerra le cœur de Mademoiselle Célestine, dont l’argot de coulisses apportera un peu de touches colorées aux mornes formulaires administratifs, et maintenant célèbre, il démissionnera, abandonnant sans regret la carrière administrative pour se consacrer à celle, beaucoup plus périlleuse, d’écrivain.

Une peinture de Paris au Second Empire

Un autre intérêt du livre, c’est la peinture du Paris de l’époque, faite sans l’emphase ou le point de vue de classe typique des romanciers du Dix Neuvième siècle, comme Zola et Balzac. Et Paris a bien changé ! On oublie souvent qu’au Second Empire, Paris est encore le réceptacle, le melting-pot de toutes les provinces françaises que la médiatisation normative n’a pas encore unifiée sous le joug d’un parler et d’une culture communes. Provençaux, Alsaciens…ont tous leurs spécialités culinaires. Ouvriers, domestiques, fonctionnaires, bourgeois…, chacun appartient à un groupe bien identifié.

Au passage, « Les gens de bureau » nous rappellent qu’autre chose a fondamentalement changé depuis cent cinquante ans : la durée de vie. Caldas l’évoque chapitre 28, elle est de quarante ans à son époque. Alors, comme toujours, et bien que cela n’ait rien à voir avec la choucroute que mangent les Alsaciens au Ministère de l’Equilibre National, nous nous sommes penchés sur les chiffres.

En 1750, l’espérance de vie était de 26 ans, elle est de 44 ans au Second Empire, et de 60 ans à la veille de la seconde guerre mondiale. En France, nous sommes quasiment à 80 ans aujourd’hui. C’est donc un doublement par rapport à l’époque de Gaboriau, il y a seulement cent cinquante ans. Oui, ce qui a radicalement changé la vie, nous le croyons, c’est l’allongement de la durée de vie. Sur ce, pour terminer cette digression, nous résistons mal à l’envie de faire cette observation : quand on lit les romans de Gaboriau, ou de Hugo, ou de Dumas, on ne peut qu’être frappé par le caractère sacré de la jeunesse, son enthousiasme, son envie de vivre, son envie de jouir de la vie maintenant. Nous ne croyons aucunement que la nature humaine ait changé, mais sommes convaincus que les jeunes des pays riches, et surtout les jeunes français, sont en réalité les victimes infortunées du malthusianisme moral qui manipule les esprits et convainc les jeunes générations de leur inutilité.

Et si c’était justement le spectaculaire allongement de la vie qui faisait basculer le système de valeurs social, stérilisant les valeurs « jeunes » (pétulance, risque, insolence, changement…) et privilégiant les valeurs « vieilles » (conservatisme, prudence, adversité au risque…) ?

Si c’était justement cette mise en minorité des jeunes qui expliquait l’absence d’émeutes ou de révoltes majeures depuis 1968, (quarante quatre ans sans troubles, c’est la plus longue période sans évènements politiques majeurs depuis 1789), alors que toutes les conditions insurrectionnelles semblent réunies ?

Les théories d’Ivan Illich observées par Gaboriau

Pierre Rosenvallon dans La crise de l’Etat Providence reprend les théories d’Ivan Illich : « C’est Ivan Illich qui a forgé le concept de contre-productivité des équipements collectifs et des grandes institutions sociales…Pour Illich, cette contre-productivité ne caractérise pas seulement le secteur public, mais l’ensemble de nos structures économiques qui sont fondées sur le développement d’un mode de production hétéronome (c’est sur ce point que son approche diverge radicalement de ceux qui critiquent l’Etat-Providence au nom de l’efficacité supérieure du marché) ».

Et il continue à commenter Illich : « La lutte contre les inégalités ne saurait donc passer par une multiplication de ces grandes institutions contre-productives, elle implique au contraire un certain resserrement de l’espace social permettant la production de valeurs d’usage immédiatement consommées par ceux qui les produisent et liées à des besoins réels. Il prône ainsi le développement d’un mode de production autonome. »

Des critiques pourraient aisément attaquer la solution prônée par Illich, et le taxer de réactionnaire, critique qui pourrait d’ailleurs être aussi faite à l’encontre de Kropotkine par les mêmes lorsqu’il regrette l’époque plus démocratique des Communes. Comme toujours, ces critiques seraient aveugles. Ils oublieraient à quel point l’Internet change tout, permet la constitution de réseaux autonomes et fédérés, annonçant ainsi le concept récent de « Indie Capitalism », et rendant ainsi des penseurs comme Illich ou Kropotkine étonnamment contemporains.

La différence avec l’époque de Gaboriau et de Illich, c’est que les critiques qui pouvaient être formulées à l’encontre de l’administration sont maintenant applicables à la quasi-totalité des grandes entreprises, lesquelles sont devenus ces espaces anti-démocratiques, immoraux, centralisés à outrance, où des soi-disant experts emploient des armées d’employés sous-payés afin de remonter de l’information pour que ces soi-disant experts, maniaques du contrôle et de la centralisation, prennent absolument toutes les mauvaises décisions et gaspillent l’argent prélevée aux consommateurs, mais sur lesquels ils gardent la main mise grâce à leur contrôle sur les politiques, les médias et la publicité.

Il y aura bientôt un livre à écrire sur ce monde moribond, auquel Les Editions de Londres donneraient volontiers le coup de grâce, à grands coups de liseuse made in Taiwan.

© 2012- Les Editions de Londres