Chapitre 4.

M. Edme Le Campion, chef du personnel au ministère de l’Équilibre, chevalier de l’ordre impérial de la Légion d’honneur, commandeur de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, est un homme de taille moyenne, au front chauve, à l’œil vacillant. Son âge est un mystère que nul n’a pu sonder. Il n’a pas d’âge.

Napoléon Ier connaissait, dit-on, par leurs noms tous les grognards de sa vieille garde ; il sait, lui, la biographie de tous les officiers, caporaux et soldats de son corps d’armée administratif. Il n’ignore pas plus la position intéressante de Balançard, le contrôleur de l’Équilibre de Loudéac, chargé de neuf enfants et d’une mère aveugle, que les habitudes vicieuses de Fadart, dit Liche-à-l’œil, jeune surnuméraire parisien, qui se galvaude dans tous les caboulots latins.

Bref, le cerveau de M. Le Campion est un véritable bureau à compartiments, divisé en une infinité de casiers administratifs. Dans les lobes de ce cerveau, chaque employé a son dossier, avec pièces à l’appui. Le tout fermé à secret.

Le secret !… mais c’est la condition même de l’existence du chef du personnel. Aussi, fait-il de la discrétion à outrance. On l’a quelquefois entendu parler, jamais répondre. Il fuit les mots précis. Oui et non sont rayés de son vocabulaire. Autant vaudrait interroger la sibylle de Cumes. Ce n’est qu’avec les précautions les plus humiliantes pour son interlocuteur, qu’il ouvrira en sa présence le tiroir où il serre ses plumes et ses crayons ; il tremble sans doute de laisser s’évaporer le mystère de l’alchimie bureaucratique…

Cet homme impénétrable est le grand ressort du ministère, un ressort d’acier. C’est sur sa présentation que se font toutes les nominations et toutes les promotions. Il est le dispensateur de l’avancement, dispensateur avare ; à lui s’adressent tous les vœux, à lui toutes les prières ; il est de la part du peuple employé l’objet d’un culte analogue à celui que le lazzarone napolitain professe pour son grand saint Janvier. Le fanatisme y touche de près à l’insulte, l’adoration à l’outrage. Le miracle de l’avancement ou de la gratification a-t-il eu lieu, Dieu ne fait pas fleurir assez de roses pour le saint Janvier de l’Équilibre ; mais le bienheureux du personnel a-t-il fait la sourde oreille, ce n’est plus du rez-de-chaussée aux combles de la maison qu’un formidable concert d’invectives et d’imprécations. Impassible, il ne sait rien de cet orage.

Lorsque, du même pas méthodique, son parapluie sous le bras, drapé dans son nuage de mystère, il traverse les corridors, la crainte et l’espoir ferment toutes les bouches et découvrent toutes les têtes.

La renommée, qui grossit tout, exagère certainement l’omnipotence du chef du personnel, et les employés de province qui, chaque année, font deux cents lieues pour tenir le bougeoir à son petit lever, n’auraient peut-être pas tort de faire cette économie de bouts de chandelles. Non, Le Campion n’est pas tout-puissant ; non, Le Campion ne fait pas tous les jours ce qu’il veut ; il est juste, mais il n’est pas le maître ; il propose le plus méritant, et le plus protégé est nommé. Il est juste, et il fait des injustices ; mais chacune de ces injustices est comme une épine cruelle qui hérisse son oreiller et trouble la nuit les rêves de sa conscience.