Préface des Éditions de Londres

« Les Grenouilles » est une pièce d’Aristophane écrite et représentée en 405 avant Jésus Christ. Comme Les Thesmophories que nous publierons bientôt, « Les Grenouilles » sont une satire dirigée contre Euripide. Avec Lysistrata et L’Assemblée des femmes, « Les Grenouilles » sont pour nous une des pièces les plus « modernes » d’Aristophane.

Bref résumé

« Les Grenouilles » est une pièce littéraire. Encore un aspect de l’œuvre d’Aristophane que les gentilles Editions de Londres s’échinent à vous faire découvrir. La pièce se compose de deux parties. Dans la première partie on assiste à la descente de Dionysos aux Enfers. En effet, Dionysos, qui est aussi, nous le rappelons pour tous les incultes dont font partie Les Editions de Londres, le Dieu du théâtre, est fort dépité par le manque de qualité dramatique qui sévit dans une Athènes ravagée à l’époque par les conflits politiques, et pour laquelle l’art constitue un contrepoint bienheureux au sentiment de déclin qui habite les malheureux Athéniens. Accompagné de son esclave Xanthias, et revêtu d’une peau de lion que lui a refilée Héraclès, il traverse le Styx tout en écoutant le concert infernal des Grenouilles. Son accoutrement est à la source de multiples quiproquos puisque les habitants des Enfers le prennent pour Héraclès, et cherchent à se venger de lui, et le font avec un ressort comique supposé faire rire les spectateurs et les amener tranquillement jusqu’à la parabase, puis à la deuxième partie de la pièce qui est clairement le propos d’Aristophane.

Nous assistons alors à une véritable discussion littéraire. Un dialogue qui, tout en restant comique, outrancier, un peu vulgaire par moments, est d’une remarquable et moderne qualité, d’autant plus si l’on intéresse à la tragédie Grecque, ce qui est le cas des fondateurs des Editions de Londres, lesquels tenaient au berceau, un recueil d’Eschyle d’une main, un recueil de Sophocle de l’autre. Encore de nos jours, nous ne connaissons pas de meilleure façon d’aborder une fille que de lui réciter quelques vers des "Perses" ou des "Sept contre Thèbes", mais en Grec Ancien, avec l’accent athénien des faubourgs. Alors, pour en revenir au bon Dionysos, il doit décider lequel des deux dramaturges il ramène des Enfers. Il assiste à une confrontation des talents des deux grands Grecs ; chacun va présenter ses arguments et critiquer les vers de l’autre. Le choix de Dionysos se porte finalement sur Eschyle, qu’il ramène avec lui, et c’est Sophocle qui assure l’intérim, et occupe le trône de la Tragédie qu’Euripide voulait récupérer.

De l’art et du déclin

Dans la plupart des périodes historiques, l’essor artistique va de pair avec la foi dans l’avenir, et la foi dans l’avenir, chez une société, est souvent contigu à la prospérité économique, commerciale, laquelle n’existe la plupart du temps que par la liberté d’entreprendre et de s’exprimer. Des modèles économiques de type militaire comme celui de la Chine et de l’Asie du Nord Est depuis les années quatre-vingts ne sont que l’exception qui confirme la règle, et ce type de modèle, s’il n’est pas réformé, bute à un moment ou un autre sur l’absence de changement sociétal. Pour en revenir aux Grecs, tout helléniste vous le confirmera, trois dramaturges se suivent et se chevauchent dans le temps, ce sont Eschyle, Sophocle, Euripide.

Grossièrement, on associe Eschyle à la phase épique de la Tragédie, Sophocle à la psychologique et Euripide à la phase réaliste. Mais plutôt que de vous ennuyer avec nos considérations non expertes, laissons parler notre grand ami Nietzsche : quand il s’agit des Grecs, nul ne peut aussi bien résumer notre pensée ;« Le sûr instinct d’Aristophane avait certainement vu juste quand il réunit dans une même haine Socrate, la tragédie d’Euripide, et le nouveau dithyrambe et qu’il subodora dans ces trois phénomènes les symptômes d’une civilisation dégénérée » (in « La Naissance de la Tragédie »).

Certains passages de « La Naissance de la Tragédie » sont presque une « réécriture » ou plutôt une reconstruction accidentelle de la pensée d’Aristophane. Pour simplifier, Eschyle, c’est l’épique, c’est le rêve, la musique, le côté grandiloquent qui agace certains de nos contemporains blasés et prompts à traiter de conservateurs et de réactionnaires tous ceux qui aiment les cuivres et les coups de tambour, que ce soit par association ou accusation de non-penser correct, ou une vision non généreuse de l’histoire, puisque, c’est maintenant bien clair, cuivres et tambours, drapeau, donc patriotisme, donc xénophobe, donc raciste, donc exploiteur etc… Sophocle nous entraîne dans une civilisation prospère mais où cette prospérité est tout de même le fait des hommes du passé, et Euripide, c’est le pessimisme et l’enfermement intellectuel qui se drape de soi-disant réalisme. Ces grandes étapes extrêmement simplifiées de la Tragédie du Cinquième siècle avant Jésus Christ sont après tout des archétypes approximatifs. En effet, si on s’amusait à regarder l’histoire de la France contemporaine, l’époque d’Eschyle, c’est probablement la France Gaullienne du Gouvernement provisoire, celle de Sophocle, ce sont les années soixante de De Gaulle et de Pompidou, et puis Euripide, c’est la formidable, admirable, enthousiasmante période qui débute avec Giscard, et dont nous ne sommes toujours pas sortis.

Cela, Nietzsche le dit bien mieux que moi : « Ce même esprit non dionysiaque, hostile au mythe, nous le voyons d’autre part à l’œuvre dans la prépondérance croissante que la peinture des caractères et le raffinement psychologique prennent dans la tragédie à partir de Sophocle. On ne demande plus au personnage de s’élargir aux dimensions d’un type éternel mais au contraire de produire, par traits accessoires et nuances artificielles, par la minutieuse précision des contours, un effet d’individualisation tel que le spectateur finit par ne plus rien ressentir du mythe mais goûte simplement la puissance du naturel et les capacités imitatives de l’artiste. «  (in "La Naissance de la Tragédie")

Eh oui, rien n’a changé depuis vingt-cinq siècles. Le rejet du passé et de son emprise est naturel et souhaitable, mais ce n’est pas parce que l’on se sépare d’un ordre moral que l’ordre a-moral ou la négation des valeurs traditionnelles ne risque pas de se transformer en nouveau dogmatisme. Quoi de plus dogmatiques que les tenants du Gaullisme dans les années soixante, mais quoi de plus dogmatiques de nos jours que les partisans de l’extrême, de même que ceux qui croient, sont convaincus d’avoir raison, parce qu’ils savent du premier coup d’œil distinguer le Bien du Mal, surtout quand ils portent des lunettes, ceux qui confondent le fait et le jugement subjectif, je les plains, ceux qui jamais ne doutent, quelle que soit leur coloration politique, qu’ils aient mauvaise conscience ( de droite) ou bonne conscience (de gauche), tous ceux là manquent l’essentiel.

L’élan des sociétés ne se mesure pas à la générosité de leurs valeurs, mais comme des organismes naturels, à leur élan centripète ou centrifuge. En cela, la tragédie d’Euripide est centripète, elle tourne en rond, elle prive le corps sanguin social de son flux nécessaire, et en cela Aristophane et Nietzsche ont probablement raison. Un dernier point : il ne faut surtout pas confondre littérature centripète et pessimisme. Le pessimisme peut être plein d’énergie (Nietzsche, Darien, Céline), enivrant (Kafka), révoltant (Orwell, Huxley), il peut prendre toutes les formes, même celle de la résignation, pourvu que jamais il ne nous endorme d’un sommeil éternel.

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