Les Guêpes

SOSIAS.

Holà ! hé ! Que fais-tu là, infortuné Xanthias ?

XANTHIAS.

J'essaie une diversion à ma garde de nuit.

SOSIAS.

Tes côtes ont donc encouru quelque grand châtiment ? Ne sais-tu pas quel animal nous gardons là ?

XANTHIAS.

Je le sais ; mais j'ai envie de dormir un peu.

SOSIAS.

Cours-en donc le risque, d'autant que, moi aussi, je sens sur mes paupières se répandre un doux sommeil.

XANTHIAS.

Es-tu fou réellement, ou délires-tu comme les Korybantes ?

SOSIAS.

Non, mais je suis pris d'un sommeil émanant de Sabazios.

XANTHIAS.

Comme moi tu adores donc Sabazios ; car tout à l'heure a fondu en vrai Mède, sur mes paupières, un sommeil alourdissant, et j'ai vu récemment un songe merveilleux.

SOSIAS.

Et moi, vraiment, j'en ai eu un tel que je n'en vis jamais. Mais toi, parle le premier.

XANTHIAS.

Il m'a semblé voir un aigle d'une taille énorme s'abattre sur l'Agora, saisir dans ses serres un bouclier d'airain, l'emporter jusqu'au ciel, et puis ce bouclier tomber des mains de Kléonymos.

SOSIAS.

Ce Kléonymos ne diffère donc en rien d'un logogriphe.

XANTHIAS.

Pourquoi cela ?

SOSIAS.

Quelqu'un des convives demandera comment le même monstre a perdu son bouclier sur la terre, dans le ciel et dans la mer.

XANTHIAS.

Hélas ! Quel malheur va-t-il m'arriver après la vue d'un pareil songe ?

SOSIAS.

Ne t'inquiète pas. Il ne t'arrivera rien de terrible, j'en atteste les dieux.

XANTHIAS.

C'est cependant quelque chose de terrible qu'un homme qui jette ses armes. Mais à toi de me dire le tien.

SOSIAS.

Il a de l'importance : il s'y agit du vaisseau de l'État tout entier.

XANTHIAS.

Dis-moi vite le fond de cale de l'affaire.

SOSIAS.

Il m'a semblé, dans mon premier sommeil, voir sur la Pnyx des moutons réunis en séance, ayant bâtons et manteaux ; puis, au milieu de ces moutons, j'ai cru entendre pérorer une baleine vorace, qui avait la voix d'une truie qu'on grille.

XANTHIAS.

Pouah !

SOSIAS.

Qu'est-ce donc ?

XANTHIAS.

Finis, finis : n'en dis pas davantage. Ce songe sent une odeur puante de cuir pourri.

SOSIAS.

Cette maudite baleine avait une balance et pesait de la graisse de bœuf.

XANTHIAS.

Hélas ! Malheur ! Il veut dépecer notre peau.

SOSIAS.

J'ai cru voir auprès d'elle assis par terre Théoros avec une tête de corbeau. Alors Alkibiadès me dit, en grasseyant : « Legalde Théolos ; il a la tête d'un colbeau. »

XANTHIAS.

Excellent ce grasseyement d'Alkibiadès.

SOSIAS.

N'est-ce pas là un présage étrange, Théoros devenu corbeau ?

XANTHIAS.

Pas du tout, au contraire, c'est fort heureux.

SOSIAS.

Comment ?

XANTHIAS.

Comment ? D'homme il est devenu corbeau tout à coup. N'est-ce pas un présage évident qu'il va s'envoler de chez nous pour aller aux corbeaux ?

SOSIAS.

Et je ne te donnerais pas deux oboles de récompense, à toi qui interprètes si sagement les songes !

XANTHIAS.

Attends que j'explique le sujet aux spectateurs et que je leur expose quelques idées que voici : qu'on n'attende de nous rien de trop grand, ni un rire dérobé à Mégara. Nous n'avons pas deux esclaves lançant aux spectateurs des noix tirées d'une corbeille ; ni un Héraklès frustré d'un dîner, ni Euripidès, criblé une seconde fois de nos railleries. Et si Kléôn a brillé, grâce à la Fortune, nous ne remettrons pas le même homme à la sauce piquante. Mais notre modeste sujet a une intention : sans aller au delà de votre finesse, il a plus de portée qu'une comédie banale. Nous avons un maître, qui dort là-haut, homme de mérite, sous le toit. Il nous a donné l'ordre, à nous deux, de garder son père, enfermé là dedans, afin qu'il ne franchisse pas la porte. Ce père est malade d'une maladie étrange, que pas un de vous ne connaîtrait, ni ne supposerait, si vous ne l'appreniez de nous. Devinez. Amynias, fils de Pronapos, ici présent, dit qu'il aime les dés : ce n'est pas vrai.

SOSIAS.

De par Zeus ! il juge de cette maladie d'après la sienne.

XANTHIAS.

Et ce n'est pas cela : il y a bien du « philo » dans l'origine de son mal. Mais Sosias, ici présent, dit à Derkylos qu'il est « philopot ».

SOSIAS.

Pas du tout : c'est là une maladie d'honnêtes gens.

XANTHIAS.

De son côté Nikostratos, du dême de Skambôn, prétend qu'il est « philothyte » ou « philoxènos ».

SOSIAS.

Par le Chien ! ô Nikostratos, il n'est pas « philoxènos », car Philoxènos est un prostitué.

XANTHIAS.

Laissez là ces niaiseries : vous ne trouverez pas. Or, si vous désirez le savoir, taisez-vous. Je vais vous dire tout de suite la maladie de notre maître. Il est philhèliaste, le cher homme, comme pas un. Sa passion est de juger. Il gémit, s'il ne se trouve pas assis au premier banc ; la nuit, il ne goûte pas un brin de sommeil. Ferme-t-il les yeux un instant, son esprit voltige encore autour de la klepsydre. L'habitude qu'il a de tenir les suffrages fait qu'il se réveille en serrant ses trois doigts, comme celui qui offre de l'encens, à la nouvelle lune. Par Zeus ! s'il voit écrit sur une porte : « Charmant Dèmos, fils de Pyrilampès !» il va écrire à côté : « Charmante urne aux suffrages !» Son coq s'étant mis à chanter le soir, il dit que pour l'éveiller tard, il avait été gagné par l'argent des accusés. A peine a-t-il songé, qu'il demande en criant ses chaussures ; il court au tribunal bien avant le jour, et il s'y endort, comme un coquillage, au pied de la colonne. Sa mauvaise humeur lui faisant inscrire contre tous la longue ligne, il sort, en manière d'abeille ou de bourdon, les ongles enduits de cire. Ayant peur de manquer de cailloux à suffrages, et voulant avoir de quoi juger, il entasse chez lui toute une grève. Telle est sa manie. On le remet dans le droit chemin, mais toujours il juge de plus belle. Voilà pourquoi nous le gardons enfermé sous les verrous, afin qu'il ne s'échappe pas. Son fils, en effet, est désolé de cette maladie. D'abord il le sermonna en usant de bonnes paroles, l'engageant à ne plus porter de manteau et à ne pas s'éloigner de la porte ; mais il n'y réussit point. Ensuite, il le baigna, le purifia : pas plus de succès. Puis il le soumit aux pratiques des Korybantes ; mais le père, muni du tambour, courut juger au Kænon. Voyant que toutes ces initiations ne servaient de rien, il fit voile vers Ægina. Là il le fait coucher la nuit dans le temple d'Asklèpios ; dès la pointe du jour, il paraît au barreau du tribunal. Depuis, nous ne le laissons plus sortir. Il s'enfuit par les gouttières et par les tuyaux. Nous, tout ce qu'il y avait de trous, nous les avons bouchés avec du vieux linge et rendus impénétrables. Lui, en vrai geai, enfonçait des piquets dans le mur et sautait de branche en branche. Nous, nous avons tendu des filets tout autour de la cour, et nous montons la garde. Le nom du vieux est Philokléôn, soit dit de par Zeus ! et celui du fils est Bdélykléôn, homme qui veut guérir les orgueils insolents.

BDÉLYKLÉÔN.

(à la fenêtre.)

Xanthias, Sosias, dormez-vous ?

XANTHIAS.

Oh ! oh !

SOSIAS.

Qu'y a-t-il ?

XANTHIAS.

Bdélykléôn est levé.

BDÉLYKLÉÔN.

Que l'un de vous deux accoure vite ici ! Mon père est dans l'étuve, et il fouille comme un rat qui se cache dans un trou. Toi, aie l'œil sur le tuyau, afin qu'il ne s'échappe point par là ; et toi, colle-toi contre la porte.

XANTHIAS.

C'est fait, maître.

BDÉLYKLÉÔN.

Souverain Poséidon, quel est ce bruit dans la cheminée ? Hé ! là-haut, qui es-tu ?

PHILOKLÉÔN.

Je suis la fumée qui sort.

BDÉLYKLÉÔN.

La fumée ? Et de quel bois es-tu donc ?

PHILOKLÉÔN.

De figuier.

BDÉLYKLÉÔN.

Par Zeus ! c'est la plus âcre des fumées. Mais, je t'en réponds, tu ne t'échapperas pas. Où est le couvercle ? Rentre. Allons, je vais ajouter une traverse. Cherche alors quelque autre machine. Vraiment, je suis malheureux comme pas un ; on va m'appeler maintenant le fils de « l'Enfumé ». Enfant, tiens la porte, pèse dessus ferme, vigoureusement. J'y vais venir aussi. Veille à la serrure ; et, pour le verrou, prends garde qu'il ne ronge le fermoir.

PHILOKLÉÔN.

Que faites-vous ? Ne me laisserez-vous pas aller juger, tas de coquins ? Va-t-on absoudre Drakontidès ?

BDÉLYKLÉÔN.

Cela te ferait donc beaucoup de peine ?

PHILOKLÉÔN.

Oui, car le Dieu m'a répondu, un jour où je consultais l'oracle de Delphœ, que si un accusé échappait de mes mains, je mourrais desséché.

BDÉLYKLÉÔN.

Apollôn sauveur, quel oracle !

PHILOKLÉÔN.

Allons, je t'en conjure, laisse-moi sortir, de peur que je ne crève.

BDÉLYKLÉÔN.

Non, par Poséidon ! Philokléôn, jamais.

PHILOKLÉÔN.

Je rongerai donc le filet à belles dents.

BDÉLYKLÉÔN.

A belles dents ? Mais tu n'en as pas.

PHILOKLÉÔN.

Malheur ! Infortuné que je suis. Comment faire pour te tuer ? Comment ? Donnez-moi une épée tout de suite, ou la tablette aux condamnations.

BDÉLYKLÉÔN.

Cet homme va faire quelque mauvais coup.

PHILOKLÉÔN.

Mais non, de par Zeus ! Je veux aller vendre mon âne tout bâté : c'est la nouvelle lune.

BDÉLYKLÉÔN.

Pourquoi n'irais-je pas le vendre, moi ?

PHILOKLÉÔN.

Non ; pas comme moi.

BDÉLYKLÉÔN.

Mais mieux, j'en atteste Zeus !

PHILOKLÉÔN.

Voyons, amène l'âne.

XANTHIAS.

Le bon prétexte qu'il a imaginé ! quelle finesse pour que tu le laisses aller plus vite !

BDÉLYKLÉÔN.

Mais il n'a rien attrapé ; j'ai éventé sa ruse. Entrons toutefois ; je vais moi-même faire sortir l'âne, afin que le vieillard ne s'échappe pas de nouveau.

XANTHIAS.

Bonne bourrique, pourquoi pleures-tu ? Parce qu'on va te vendre aujourd'hui ? Avance plus vite. Pourquoi gémis-tu, à moins que tu ne portes quelque Odysseus ? Mais, de par Zeus ! il porte quelqu'un qui s'est glissé sous son ventre !

BDÉLYKLÉÔN.

Qui cela ? Voyons !

XANTHIAS.

C'est lui !

BDÉLYKLÉÔN.

Qu'est-ce que c'est ? Qui es-tu, l'homme ? Dis-le nettement.

PHILOKLÉÔN.

Outis, de par Zeus !

BDÉLYKLÉÔN.

Outis, toi ? De quel pays ?

PHILOKLÉÔN.

D'Ithakè, fils d'Apodrasippidès.

BDÉLYKLÉÔN.

Outis, j'en atteste Zeus ! tu n'auras pas à te réjouir. Entraîne-le vite. Ah ! le misérable. Où s'est-il glissé ? A mes yeux, il est tout ce qu'il y a de plus ressemblant avec l'ânon d'un témoin.

PHILOKLÉÔN.

Si vous ne me laissez pas tranquille, nous plaiderons.

BDÉLYKLÉÔN.

Et sur quoi notre procès ?

PHILOKLÉÔN.

Sur l'ombre d'un âne.

BDÉLYKLÉÔN.

Tu es un méchant sans malice et rempli d'audace.

PHILOKLÉÔN.

Moi, un méchant ! Non, de par Zeus ! Tu ne sais pas maintenant tout mon mérite ; mais peut-être le sauras-tu, lorsque tu mangeras le sous-ventre du vieux juge de l'Hèliæa.

BDÉLYKLÉÔN.

Fais rentrer l'âne et toi-même dans la maison.

PHILOKLÉÔN.

O juges, mes collègues, et toi, Kléôn, venez à mon aide !

BDÉLYKLÉÔN.

Une fois là dedans, hurle, la porte fermée. Toi, roule un tas de pierres à l'entrée, remets le verrou dans la traverse, et hâte-toi d'appuyer ce gros mortier contre la poutre, pour servir de barricade.

XANTHIAS.

Malheur à moi ! D'où me tombe cette motte de terre ?

BDÉLYKLÉÔN.

C'est peut-être quelque rat qui te l'a jetée.

XANTHIAS.

Un rat ! Non, par Zeus ! C'est cet hèliaste de gouttière, qui s'est glissé sous les tuiles du toit.

BDÉLYKLÉÔN.

Malheur à moi ! Voilà notre homme devenu moineau ! Il va s'envoler. Où est le filet ? où est-il ? Psichtt ! psichtt ! Hé ! Psichtt !... Par Zeus ! j'aimerais mieux garder Skiônè qu'un tel père.

XANTHIAS.

Voyons, maintenant que nous l'avons chassé, et qu'il n'y a pas moyen qu'il nous échappe furtivement, pourquoi ne dormirions-nous pas un tantinet ?

BDÉLYKLÉÔN.

Mais, malheureux, dans un instant vont arriver les autres juges ses collègues, pour appeler mon père !

XANTHIAS.

Que dis-tu ? Le jour se lève à peine.

BDÉLYKLÉÔN.

Par Zeus ! ils se sont levés tard aujourd'hui. C'est toujours vers le milieu de la nuit qu'ils viennent le chercher, apportant des lanternes, et fredonnant les chants antiques des Sidoniennes de Phrynikhos, qui leur servent à l'appeler.

XANTHIAS.

Eh bien, s'il le faut, nous nous mettrons à leur lancer des pierres.

BDÉLYKLÉÔN.

Mais, malheureux, cette engeance de vieux, quand on la met en colère, devient semblable à un essaim de guêpes ! En effet, ils ont, au bas des reins, un dard des plus aigus, dont ils piquent ; ils bondissent en criant, et ils le lancent comme des étincelles.

XANTHIAS.

Ne t'inquiète pas ! Que j'aie des pierres, et je disperserai cette guêpière de juges...

LE CHŒUR.

Avance, marche ferme ! O Komias, tu traînes ? Par Zeus ! ce n'est plus comme autrefois ; tu étais une lanière à chien. Aujourd'hui Kharinadès est meilleur marcheur que toi. O Strymodoros de Konthylè, le plus distingué de nos confrères, Evergidès est-il ici, ou Khabès le Phlyen ? Ils y sont. Il s'y trouve aussi,—appapæ, papæax—le reste de cette jeunesse, qui était avec nous à Byzantion, lorsque nous montions la garde, moi et toi. Dans nos excursions de nuit, nous dérobâmes en secret le pétrin de la boulangère et nous le fendîmes pour y faire cuire nos gros légumes... Mais hâtons-nous, mes amis ; c'est aujourd'hui le tour de Lakhès : tout le monde dit que sa ruche est pleine d'argent. Aussi Kléôn, notre soutien, nous a-t-il enjoint hier de venir de bonne heure, avec une provision de trois jours de colère furieuse contre l'accusé, pour le punir de ses méfaits. Hâtons-nous donc, braves amis, avant que le jour paraisse. Marchons, et regardons bien de tous côtés avec nos lampes, de peur que quelque pierre ne nous fasse obstacle et ne nous mette à mal.

UN ENFANT.

Un bourbier, père, père ! Prends-y garde !

LE CHŒUR.

Prends par terre un brin de paille et mouche la lampe.

L'ENFANT.

Non ; je la moucherai bien, je pense, avec mon doigt.

LE CHŒUR.

Pourquoi donc allonges-tu la mèche avec ton doigt, lorsque l'huile manque, petit niais ? Ce n'est pas toi qui en souffres, quand il faut en payer le prix.

(Il le frappe.)

L'ENFANT.

De par Zeus ! si vous nous faites encore la leçon à coups de poing, nous éteignons les lampes, et nous retournons à la maison seuls. Alors, sans doute, au milieu des ténèbres, privé de clarté, tu barboteras, en marchant dans la boue comme un francolin.

LE CHŒUR.

Oui, j'en châtie d'autres plus grands que toi. Mais il me semble que je patauge dans cette boue. Il n'est pas possible que d'ici à quatre jours le Dieu ne fasse pas tomber de l'eau en abondance, tant nos lampes se couvrent de champignons. C'est l'habitude, quand cela se produit, qu'il y ait une pluie torrentielle. Et puis, tout ce qu'il y a de fruits encore verts a besoin d'eau et du souffle de Boréas. Mais qu'est-il donc arrivé à notre collègue, habitant cette maison, pour qu'il ne paraisse pas ici dans notre groupe ? On n'avait pas besoin jadis de le remorquer : il marchait le premier de nous, en fredonnant du Phrynikhos ; car c'est un amateur de chant. Mon avis, chers camarades, est de nous arrêter ici et de l'appeler en chantant ; s'il entend ma musique, le plaisir l'attirera vers la porte.

Mais pourquoi ce vieillard ne se montre-t-il pas à nous, devant sa porte, et ne nous répond-il pas ? A-t-il perdu ses chaussures ? ou bien s'est-il cogné l'orteil dans l'obscurité, et y a-t-il une inflammation à la cheville du pauvre vieux ? Peut-être aussi a-t-il une tumeur à l'aine. Il était pourtant le plus âpre de nous tous et le seul inexorable. Si quelqu'un le suppliait, il baissait la tête, et : « Tu veux cuire une pierre, » disait-il. Peut-être est-ce à cause de l'homme qui nous a échappé hier par mensonges, en disant qu'il était ami d'Athènes et qu'il avait révélé le premier les affaires de Samos : la peine qu'il en a ressentie l'aura fait coucher avec la fièvre : car voilà l'homme.

Mais, mon bon, lève-toi, ne te ronge pas ainsi, ne te fâche pas : il nous arrive un homme gras, un de ceux qui ont livré la Thrakè : tu vas le condamner à mort.

Avance, enfant, avance.

L'ENFANT.

Voudrais-tu bien me donner, mon père, ce que je vais te demander ?

LE CHŒUR.

Sans doute, mon enfant. Mais dis-moi ce que tu veux que je t'achète de beau. Je pense que tu aimes sans doute les osselets, mon enfant.

L'ENFANT.

Non, par Zeus ! J'aime mieux les figues, petit père ; c'est plus doux.

LE CHŒUR.

Eh bien, non, par Zeus ! dussiez-vous aller vous pendre !

L'ENFANT.

Alors, par Zeus ! je ne vous conduirai plus.

LE CHŒUR.

Ainsi, avec mon chétif salaire j'ai trois choses à acheter, farine, bois et comestibles, et tu me demandes encore des figues !

L'ENFANT.

Mais, voyons, mon père, si l'arkhonte ne convoque pas tout de suite le tribunal, où achèterons-nous à dîner ? As-tu quelque heureux espoir à nous offrir ou le chemin sacré de Hellè ?

LE CHŒUR.

Oh ! oh ! hélas ! Oh ! oh ! hélas ! J'en atteste Zeus, je ne sais pas comment nous dînerons.

L'ENFANT.

Pourquoi, malheureuse mère, m'as-tu mis au monde ?

LE CHŒUR.

Pour me donner le mal de te nourrir.

L'ENFANT.

O mon petit sac, tu n'es donc qu'un ornement inutile ! Hélas ! hélas ! c'est notre lot de gémir.

PHILOKLÉÔN.

(enfermé et parlant à travers la porte)

Amis, il y a longtemps que je dessèche à vous entendre de cette fenêtre, mais je ne puis chanter avec vous. Que ferai-je ? Je suis gardé par les gens qui sont là, parce que je veux depuis longtemps aller avec vous du côté des urnes et y faire du mal. O Zeus au tonnerre retentissant, change-moi tout de suite en fumée ou en Proxénidès, ou en fils de Sellos, ce hâbleur. N'hésite pas, roi du ciel, à me faire cette grâce : prends pitié de mon malheur. Que ta foudre ardente me réduise en cendre à l'instant, et qu'ensuite ton souffle m'enlève et me jette dans une saumure bouillante, ou bien fais de moi la pierre sur laquelle on compte les suffrages.

LE CHŒUR.

Qui donc est celui qui te retient et qui ferme la porte ? Parle ; tu t'adresses à des amis.

PHILOKLÉÔN.

C'est mon fils ; ne criez pas : il est là devant, il dort ; baissez la voix.

LE CHŒUR.

Mais quelle défense, mon pauvre homme, veut-il t'imposer en agissant de la sorte ? Quel prétexte est le sien ?

PHILOKLÉÔN.

Mes amis, il ne veut pas me laisser juger ni faire du mal à personne ; il est disposé à me faire faire bonne chère, et moi, je ne veux pas.

LE CHŒUR.

Les paroles audacieuses de cet infâme Dèmologokléôn sont provoquées par ce que tu dis la vérité au sujet de la flotte. Cet homme n'aurait pas cette audace de paroles s'il ne tramait quelque conspiration. Mais c'est le moment de chercher quelque nouveau moyen qui, à l'insu de cet homme, te permette de descendre ici.

PHILOKLÉÔN.

Quel serait-il ? Cherchez, vous. Moi, je serais prêt à tout, tant je désire parcourir les bancs avec ma coquille.

LE CHŒUR.

Y a-t-il quelque ouverture que tu puisses creuser à l'intérieur pour t'en échapper, couvert de haillons, comme l'industrieux Odysseus.

PHILOKLÉÔN.

Tout est bouché : il n'y a pas la moindre fissure par où passerait un moucheron. Il faut donc que vous cherchiez quelque autre chose : pas de trou possible.

LE CHŒUR.

Te souviens-tu comment, étant à l'armée et ayant volé quelques broches que tu fichais toi-même dans le mur, tu en descendis très vite ? C'était à la prise de Naxos.

PHILOKLÉÔN.

Je sais. Mais à quoi bon ? Il n'y a pas en ceci la moindre ressemblance. J'étais jeune alors, capable de voler et plein de vigueur ; personne ne me gardait, mais il m'était permis de fuir sans crainte. Maintenant, des hommes armés, rangés sur les routes, y font sentinelle. Deux d'entre eux sont devant ces portes, broches en main, et m'épient comme un chat qui a volé un morceau de viande.

LE CHŒUR.

Trouve donc au plus tôt quelque machine ; car voici le jour, mon doux ami.

PHILOKLÉÔN.

Il n'y a donc rien de mieux pour moi que de ronger mon filet. Que Diktynna me pardonne pour ce filet !

LE CHŒUR.

C'est bien le fait d'un homme qui travaille à son salut. Allons ! joue de la mâchoire.

PHILOKLÉÔN.

Voilà qui est rongé ; mais ne criez pas : veillez, au contraire, à ce que Bdélykléôn ne s'aperçoive de rien.

LE CHŒUR.

Ne crains rien mon cher, rien. S'il souffle mot, je le forcerai à se ronger le cœur et à courir la course pour sa propre vie : il verra bien qu'il ne faut pas fouler aux pieds les lois des deux Déesses. Attache donc une corde à la fenêtre, entoures-en ton corps et laisse-toi descendre, l'âme remplie de la fureur de Diopithès.

PHILOKLÉÔN.

Voyons donc ! Mais si ces deux hommes s'en aperçoivent, qu'ils essaient de me repêcher et de me remonter dans la maison, que ferez-vous ? Parlez vite !

LE CHŒUR.

Nous te porterons secours, faisant appel à tout notre cœur d'yeuse, si bien qu'il sera impossible de te renfermer. Voilà ce que nous ferons.

PHILOKLÉÔN.

J'agirai donc, confiant en vous. Mais retenez bien ceci : s'il m'arrive malheur, prenez mon corps, baignez-le de vos larmes, et enterrez-le sous la barre du tribunal.

LE CHŒUR.

Il ne t'arrivera rien ; sois sans crainte. Ainsi, mon cher ami, descends avec confiance, en invoquant les dieux de la patrie.

PHILOKLÉÔN.

O souverain Lykos, héros, mon voisin, tu te plais, comme moi, aux larmes éternelles et aux gémissements des accusés, et voilà justement pourquoi tu es venu habiter ici, afin de les entendre ; tu as voulu, seul de tous les héros, séjourner auprès des gémissants. Aie pitié de moi, sauve aujourd'hui ton voisin. Je jure que je ne pisserai ni ne pèterai jamais devant ta balustrade.

FIN DE L’EXTRAIT

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