Préface des Éditions de Londres

Les Naufragés de la Djumna est un roman d’aventures d’Emilio Salgari publié en 1897 sous le titre original de Il capitano della Djumna.

Pourquoi rééditer Les Naufragés de la Djumna ?

Faut-il numériser les « classiques oubliés » ? La question mérite d’être posée. On peut se dire que si des textes n’ont jamais été réédités, c’est qu’il y a une bonne raison. Ou pas.

La présente publication par Les Éditions de Londres des Naufragés de la Djumna, qui n’est de surcroît pas l’œuvre la plus connue d’Emilio Salgari, résulte de la convergence de plusieurs facteurs.

Il y a avant tout une raison sentimentale, l’histoire d’un « beau livre », seul rescapé de l’immense bibliothèque d’un grand-père trop tôt disparu.

Il y a la découverte d’un auteur en avance sur son temps, quand bien même Les Naufragés de la Djumna n’est peut-être pas le plus représentatif en ce domaine : Emilio Salgari n’a par exemple eu de cesse de dénoncer la colonisation, mais ses critiques sont ici plus discrètes que dans d’autres de ses romans. Néanmoins, vous serez probablement touché par un appel à la tolérance qui se cache au détour d’un paragraphe, ou par la vision de l’écrivain sur l’humain, qu’il dote souvent d’une grandeur d’âme qui frise la candeur.

Il y a un récit épique et une source de dépaysement. Par son style (parfois trop) flamboyant et par les paysages qu’il décrit, curieusement méconnus, même aujourd’hui. On pourrait lui reprocher sa description caricaturale des sauvages de la petite Andamane, mais il n’en est rien : en 2006, non loin de là, deux pêcheurs ont été tués quand leur bateau a fait naufrage, et l’hélicoptère qui devait récupérer les corps a dû faire demi-tour, victime d’un jet continu de flèches (tant pis pour les familles). Il en fut de même après le tsunami de 2004, lorsque les secours ont cherché à savoir si les autochtones avaient survécu et avaient besoin d’aide. Si bien qu’en 2010, les autorités indiennes ont décidé de les laisser définitivement tranquilles… Il semble qu’au moins cette fois, l’imagination délirante d’Emilio Salgari ait été en phase avec la réalité.

Il y a enfin la caution morale de tous ces pays où l’œuvre d’Emilio Salgari n’est pas tombée dans l’oubli. 

Aux lecteurs des Éditions de Londres d’en juger, maintenant, en gardant à l’esprit la nécessité de le lire avec le recul d’un siècle d’évolution sociale.

Les vingt-quatre illustrations présentes dans cet ouvrage sont l'œuvre du peintre Eugène Trigoulet (1867-1910).

Les sources

Naturellement, nous les remercions :

http://www.rohpress.com/salgari.htm

http://fr.wikipedia.org/wiki/Emilio_Salgari

http://ileslointaines.blogs.courrierinternational.com/archive/2013/04/04/guerre-et-paix-aux-iles-andaman.html

Bref résumé

L’action se passe en Inde au dix-neuvième siècle, dans la région du Golfe du Bengale. Par un hasard étonnant, Harry et Sir Olivier découvrent un message attaché aux ailes d’une oie sauvage. Ils y apprennent le naufrage de la Djumna. Ce naufrage est le fait d’un sabotage par deux Saniasses avides d’or, Garrovi et Hungre. Ils arrêtent Garrovi et l’interrogent. Il ne faut pas bien longtemps pour que le Pariah parte à leur secours, emportant à son bord les officiers anglais qui ont découvert le message ainsi que le frère du capitaine de la Djumna, et Garrovi, enfermé dans une cabine. Pourtant, avec l’aide de sa fille adoptive Narsinga qu’il a adroitement dissimulée, Garrovi profite d’une terrible tempête pour mettre le feu au navire et causer le naufrage du Pariah.

Dans la deuxième partie, on découvre les naufragés de la Djumna. On comprend les évènements qui viennent de se produire ; on découvre les personnages principaux : Ali Middel, frère d’un de ceux qui sont partis à leur secours sur le Pariah, Sciapal et le chien Panda. Commence alors une incroyable suite d’aventures : ils manquent échouer leur navire privé de voilure contre les récifs, ils sont menacés par un énorme requin, puis ils échouent sur la petite Andamane, une des îles de l’archipel des Andaman, où ils sont aussitôt attaqués par un tigre. Ils usent ensuite d’un étonnant stratagème puisqu’ils capturent une oie sauvage et écrivent un message décrivant leur situation, qu’ils attachent à son aile, espérant bien qu’un chasseur le trouvera. Ils sont ensuite les victimes d’un mancenillier, arbre à l’ombrage mortel, et sont sauvés in extremis par le chien Panda. Puis ils sont attaqués par un troupeau de buffles, et forcés à trouver refuge dans des grands arbres. Ils retrouvent ensuite Narsinga, qui par hasard est aussi sur les rivages de la petite Andamane, mais venant du navire en feu censé leur porter secours, le Pariah (mais cela, les naufragés de la Djumna ne le savent pas). Ils apprennent ensuite qu’elle est la fille adoptive de Garrovi, et qu’il a commis tous ses crimes afin de lui assurer un futur meilleur. Ils sont capturés par des sauvages, les autochtones des îles Andaman. Ils leur faussent compagnie par une ruse pittoresque, et tombent sur des sables mouvants. En voulant toujours échapper aux sauvages, ils se retrouvent sur un îlot pullulant de serpents, avec une ambiance qui rappelle vraiment Les aventuriers de l’arche perdue. Puis l’action revient vers le Pariah, toujours en flammes, mais rassurez-vous, à la fin, tout finit bien : les secoureurs retrouvent enfin les secourus, Édouard retrouve son frère Ali Middel, Garrovi meurt tué par Panda, Narsinga trouve un nouveau père adoptif ; tout ce monde, Anglais, half-cast, Indiens, repart vers Calcutta, tandis que les autochtones de la petite Andamane retrouvent leur tranquillité.

La géographie, la faune et la flore

Salgari, comme Jules Verne, faisait des recherches sérieuses, à une époque où, pour la première fois dans l’histoire de l’Occident, les sources se multiplient. Encyclopédies, cartes, journaux de bord etc, Salgari s’intéresse à tout. Parfois il enjolive, comme avec l’épisode du Mancenillier, petit arbre très toxique, mais que l’on ne trouve que dans les régions tropicales d’Amérique, et dont la toxicité n’a rien à voir avec l’ombre mais avec la sève. En revanche, sa description des Negritos des îles Andaman est correcte : avec certaines régions de Malaisie péninsulaire, mais aussi du nord de Luçon aux Philippines, les îles Andaman concentrent une des rares populations Négrito, une des souches ethniques les plus anciennes de l’humanité, et certainement la plus ancienne d’Asie, probablement issue d’une migration africaine datant de plus de soixante-dix mille années.

Le vocabulaire maritime

Salgari voulait être capitaine. Il signait d’ailleurs ses premiers livres d’un « Capitaine Salgari », et on le voyait sur la couverture des premières éditions de ses ouvrages habillé en officier de marine. Il rêvait d’entrer à l’Académie Navale Sarpi de Venise… Dans Les naufragés de la Djumna, on ne peut qu’être frappé par la richesse et la précision du vocabulaire maritime.

Le roman cinématographique

Oies sauvages qui s’élèvent dans le ciel emportant un message appelant au secours, hasard des deux officiers qui abattent deux oies et découvrent le message, tempêtes dans le Golfe du Bengale, navire en flammes, sables mouvants, requins, sauvages qui capturent les naufragés et les emmènent dans leur village, îlot pullulant de serpents de toutes les tailles et toutes les espèces, flèches qui percent la canopée, secoureurs et secourus qui se retrouvent dans le plus insolite et exotique des endroits, troupeau de buffles qui charge… Tout ce que l’on découvre dans Les naufragés de la Djumna est visuel voire cinématographique. Par la simplicité et la linéarité de l’histoire, le découpage de l’action en scènes concrètes, simples, la neutralité du style, ni original ni ampoulé, on va dire de l’époque, par le travail minime sur les personnages, obéissant à une sorte de béhaviorisme d’avant l’heure, le roman de Salgari est étonnamment cinématographique. Rien de surprenant à ce que les films de Sergio Leone en portent la trace, et que Salgari en soit l’inspiration.

Salgari et Hugo Pratt

Nous ne savons rien de l’influence attestée qu’exerça Salgari sur Hugo Pratt : tout ce que nous allons dire ici n’est donc que pure spéculation. Mais disons que tout ceci semble suffisamment frappant pour que nous l’affirmions : la casquette de Salgari (Corto ?), Venise, la description des sauvages, les personnages soit taciturnes (Corto) soit extrêmes (Raspoutine), soit pleins d’une immorale moralité (Corto et Raspoutine), la description de la jungle, les animaux féroces (tigre, buffles, requins…) ou obscènes (serpents pullulant sur l’île), l’ambiance marine, les uniformes d’officiers anglais etc. La marque de Salgari sur l’œuvre d’Hugo Pratt nous semble aussi omniprésente qu’attendue vu que Salgari est l’auteur italien le plus vendu dans le monde dans les années cinquante (et très vendu dans les années quarante : la jeunesse de Pratt). Finalement, si Salgari est aujourd’hui inconnu, il semblera familier au lecteur français par ses « antécédents Prattiens ».

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