Préface des Éditions de Londres

« Les Pharisiens » est un roman de Georges Darien écrit en 1891. A mi-chemin entre le pamphlet, le roman, et le règlement de comptes, c’est le troisième roman de Darien, un de ses moins connus (il est quasiment introuvable), mais aussi l’un de ses plus originaux puisque à la fois violent, virulent, et sombre, intimiste. « Les Pharisiens » nous éclaire sur la personnalité de Darien, ses haines, ses frustrations, ses angoisses, ses convictions. Après la lecture des « Pharisiens », on comprend mieux Le voleur et La Belle France.

Les Pharisiens ?

Les Pharisiens ou les Péroushim en Hébreu prônent le respect sans équivoque de la Loi Juive. Ainsi l’explique le philosophe de Cordoue du Treizième siècle Moïse Maïmonide : « Ceux qui se gardent de l’impureté en toute circonstance, y compris lorsqu’ils réalisent des activités ordinaires (ne nécessitant pas d’être nécessairement en état de pureté ou de sainteté) sont appelés Péroushim. » Mais le sens commun est devenu autre : ce sont ceux qui croient incarner la pureté, la réflexion, mais qui sont fondamentalement des hypocrites. Et aux Pharisiens, Darien oppose les hommes, ceux qui sont honnêtes, qui ne prônent pas une conduite pour en adopter une autre en douce, ceux qui assument leurs choix, leurs responsabilités, ceux qui à la différence des « honnêtes gens » sont vraiment honnêtes.

A vrai dire, Les Pharisiens sont différents des Dogmatiques, une des cibles préférées des Editions de Londres, car les Dogmatiques gagnent en courage ce qu’ils perdent en lucidité. En effet, les Dogmatiques sont tellement convaincus d’avoir raison qu’ils en conçoivent une fascination quasi obsessionnelle pour leur vérité. Les Pharisiens seraient plutôt une bande de pleutres grégaires aimant bouffer avec les cochons (à condition qu’ils soient de leur monde) et crier avec les loups. Les Dogmatiques ont donc une influence non négligeable sur les Pharisiens mais ce sont ces derniers qui font vivre les Dogmatiques. Et les Germanopratins ? Les Germanopratins, nous en parlons ci-dessous, mais disons, comme Harry Callaghan, « Les pires de tous les Pharisiens… ».

Le roman de l’édition

Les industries culturelles sont bien connues pour être le monde de l’arrogance ; en revanche, le monde de l’arrogance ne s’arrête pas aux industries culturelles. Parmi celles-ci, l’édition est évidemment à part, puisque là où la musique se nourrit de coco et de parties fines dans les boîtes branchées, le cinéma de silicone et de botox (pas celui d’auteur, ou indépendant, que nous admirons, ni celui franchouillard qui lui, et on ne peut lui reprocher, se nourrit plutôt de subventions), l’édition quant à elle se nourrit de prix dans des restaurants si vieux que les poutres menacent de s’y écrouler, et de poussière, du bon parfum de cyanure qui fait l’encre des vieux papiers, et de photos d’auteurs ennuyeuses placardées aux murs, comme une ribambelle de Dieux muets que la Plèbe se refuse à adorer, une sorte de culte de Mithra au moment de l’envolée des Chrétiens en quelque sorte, ou encore « Nous avons raison parce que les autres ont tort », ou l’inverse, je ne sais plus…

Et comme souvent, avec ce petit monde narcissique, auto-congratulateur, consanguin, pharisien, Darien a quelques comptes à régler. Principalement avec son éditeur Albert Savine, ici Rapine, et Edouard Drumont, ici l’Ogre. Ce serait un peu long de tout vous raconter, mais le roman débute par une charge contre les pamphlets à succès de l’Ogre, tous aussi haineux et antisémites les uns que les autres, puis après une trentaine de pages de récriminations, prend un tour plus romanesque quand est introduit le jeune écrivain Vendredeuil, épris de Suzanne, qui a bien des difficultés avec son éditeur, jusqu’à ce que l’Ogre et le même Rapine proposent à Vendredeuil d’écrire un ouvrage au vitriol sur les journalistes, Les mercenaires. Vendredeuil veut leur envoyer le projet à la figure mais finit par accepter en voyant là la seule opportunité de sortir de la misère, condition sine qua non pour assouvir son amour avec Suzanne. Ce marché inique lui semblera bien vite insupportable, l’amour ne se monnaye pas, il brûle le manuscrit avant de le présenter, rompt avec Suzanne et reprend sa liberté.

Dans ce roman-règlement de comptes, Darien y démonte les mécanismes de l’édition (corruption, népotisme, collusion, diffamation…). Car l’édition, telle que pratiquée par Rapine et on le devine, par beaucoup d’autres, n’est finalement rien d’autre qu’un business, un misérable commerce, avec la particularité qu’il dissimule son objectif réel, faire de l’argent en vendant des banalités, ou des torchons in-folio, tout en mettant en avant sa mission soi-disant culturelle. Dans le livre, Rapine, tombé sur un filon, celui de l’antisémitisme, en fait un vrai fond de commerce, ce qui nous donne droit à des scènes hilarantes quand il décrit la boutique de Rapine : « On voyait, de la rue, à travers les glaces, des gens y gesticuler d’une manière effrayante, frapper du pied dans les boiseries, frapper du poing sur les tables, se livrer à une gymnastique d’énergumènes. On entendait des cris, des bribes de discussions : - Les juifs sont des canailles ! – Les juifs sont des cochons !... »

Darien passe en revue tout ce petit monde avec une objectivité douteuse, hésite entre « l’envoyer en bloc, à Charenton. » ou « tout simplement, de le conduire à l’abattoir ». Il décrit la collusion entre éditeurs, journalistes, et politiques, la façon dont les éditeurs font maronner de jeunes auteurs, la scène du manuscrit qui croupit dans l’armoire…Bon, l’humour et la verve de Darien sont sans égal.

Darien se met en scène

S’il raconte et romance son histoire dans Biribi, s’inspire de ses souvenirs d’enfance dans Bas les cœurs!, Darien se met carrément en scène dans « Les Pharisiens » sous les traits de Vendredeuil :

« Vendredeuil était un rudimentaire. C’était une sorte de barbare intolérant et immiséricordieux. Il avait été très malheureux, déjà, à différents titres. Et, de la compulsion de ses souvenirs douloureux, il était entré en lui une grande haine des tortionnaires et un grand dégoût des torturés. De sorte qu’il lui arrivait de souhaiter ardemment le bonheur des misérables, tout en restant convaincu, le plus souvent, que la seule chose méritée qui pût leur advenir, était d’être, de temps en temps, massacrés en masse. » ; là on a déjà l’esprit et les thèmes de La Belle France. Puis « Non pas qu’il fût ambitieux, ni envieux. Certes, il lui arrivait de regretter, quelquefois, que ses parents, non contents de lui avoir fait apprendre à lire, ne lui eussent point fait enseigner, en même temps, la fabrication de la fausse monnaie. » Et là, on a déjà Le voleur.

Vendredeuil, c’est Darien, une verve incroyable, un homme plein de contradictions, entre envie, jalousie, frustrations de tous ordres, ambition d’écrire et d’être reconnu, hésitations, tentations d’une vie plus douce, plus tranquille, une existence apaisée, mais dans laquelle il comprend vite qu’il ne serait jamais à sa place, et haine croissante pour un système qui rétribue à peu près l’opposé de ce qu’il prêche, un système d’hypocrisie et de veulerie institutionnalisée dont la réalisation le force à faire des choix radicaux : Certes, il souffrirait… Soit. Il saurait supporter la souffrance- et la cacher, aussi, comme l’enfant de Sparte qui cachait le renard qui lui dévorait le ventre. Et d’abord, il lui fallait sortir de la nuit, de cette fosse dans laquelle il était tombé, de cette sentine. Il ne devait pas être un Pharisien. Il devait être un homme. » Darien exprime si bien ce que toute personne qui a voulu intégrer, qui a voulu forcer la reconnaissance d’un système qu’il récuse et dans lequel il ne saurait se reconnaître, a pu ressentir, le constat que c’est sa contradiction qui est à l’origine de son malheur, de son mal être, car on ne serait être soi, et embrasser ce que l’on abhorre. C’est le sort des critiques réalistes non dogmatiques de ne pouvoir trouver leur chapelle, mais de suivre leur chemin, en solitaire, jusqu’à ce que l’écho de leurs voix parvienne à ceux qui sont comme eux.

Une histoire d’amour qui finit mal

Pour la première fois, Darien parle d’amour. Je me trompe, il y a avant ça les pages magnifiques du narrateur de L’Epaulette, celles qui suivent la mort de sa mère. La relation de Darien avec les femmes a toujours été ambiguë, comme beaucoup des aspects de sa personnalité en l’occurrence. Il les respecte, et méprise la société bourgeoise qui les traite comme des filles censées procurer le plaisir aux hommes, ou des mères censées enseigner tous les miasmes dont se nourrit la société, et en même temps, il les critique sévèrement pour entretenir ce jeu dont elles sont les consentantes victimes. Dans « Les Pharisiens », Vendredeuil est amoureux de Suzanne, femme libre, drôle, piquante, cultivée, ancienne comédienne, et pourtant plutôt que de le suivre dans une vie imprévisible, elle le convainc d’accepter le marché faustien que lui propose l’Ogre, ce qui conduit à la rupture. Comme toujours, les pages qui décrivent la relation de Vendredeuil et de Suzanne, les dialogues vifs, et vrais, sont d’une étonnante modernité. Darien avait au moins cinquante ans d’avance. Est-ce paradoxalement le premier écrivain féministe ?

Darien, l’anti-antisémite ?

« Les Pharisiens » sont un roman curieux. L’un des attraits du texte, bien entendu, c’est qu’on peut le voir comme un règlement de compte avec Drumont et sa bande, tous ses petits amis, les antisémites bon ton qui peuplent la France de 1891 comme les morpions le bas clergé.

Il faut dire que Drumont, dont nous avons choisi la caricature comme couverture des « Pharisiens », c’est tout de même un cas. Né en 1844, antisémite, nationaliste, antidreyfusard, fondateur de « La libre parole » dont l’un des titres de gloire fut entre autres la manchette de très bon goût « A bas les Juifs ! », fondateur de la Ligue nationale Antisémitique de France, converti au catholicisme par le Jésuite Stanislas du Lac, admiré par Maurras, édité par Savine, considéré par certains comme un anarchiste de droite (on croît rêver, comme si les anarchistes, quels qu’ils soient, pouvaient génétiquement crier avec la meute), en réalité monarchiste, élu député d’Alger suite aux émeutes antisémites de 1898…Son titre de gloire à Drumont, c’est « La France juive », le type d’ouvrage beaucoup plus courant à l’époque que l’on ne pourrait le croire…Drumont explique dans son journal que tout le système est « presque tout entier tenu par des mains juives ». Repris sous le personnage de l’Ogre, tout fier de son livre « La Gaule sémitique » dans « Les Pharisiens »…

Mais assez de parler de celui qui voulut la peau de Dreyfus…Laissons plutôt parler Darien qui nous en livre un portrait croquignolesque :

« L’Ogre était un drôle. C’était, au moral et au physique, le plus grandiose échantillon de crétinisme illuminé qu’il fût possible de rencontrer. On avait le droit de se figurer un masque aussi vil, une conscience aussi abjecte ; mais il était absolument interdit à l’imagination la plus ardente de rêver une telle âme habitant un tel corps. Pour peu qu’on eût le cœur assez solide pour contempler sa hideur et l’esprit assez ferme pour sonder sa bassesse, il devenait évident que l’Ogre était, entre tous, un prédestiné. » Et je continue, personne ne parle de Drumont comme Darien : « Catholicisme à faire vomir, littérature à faire pitié. L’Ogre écrivait comme un cochon. Une rhétorique d’eunuque en colère, des appréciations de commissaire-priseur véreux, une phraséologie fabriquée dans les prisons… » ou encore « Sa cervelle (l’Ogre) en avait pompé (l’époque), comme une éponge, tous les fiels et toutes les boues, toutes les biles et tous les crachats, tous les purins et toutes les fanges… », mais la conclusion, c’est la meilleure : « Judas hispide, maquignon du catholicisme, mercanti de plume, proxénète de l’envie, l’Ogre était un drôle. »

Bon, on le sait, l’antisémitisme à l’époque était un sport national. Drumont était l’un des chantres les plus abjects d’une sale manie qui visait à traîner tout le monde dans la boue, mais surtout les Juifs, parce qu’à cette époque, on pouvait dans l’inconscient populaire remplacer le mot « riches » avec le mot « Juifs », mais ce serait une simplification de s’arrêter là. L’antisémitisme c’était le moyen pour toutes les classes sociales, de droite comme de gauche, d’exprimer leur haine de ceux qui détiennent L’Argent sans pour autant remettre en cause le système de castes bourgeois. L’antisémitisme cristallise la haine de tous ceux qui refusent de voir la fondamentale iniquité du système. Là-dessus, Vendredeuil dit : « il y a beau jour qu’ils sont fondus l’un dans l’autre, le prolétariat et la bourgeoisie, et qu’ils marchent la main dans la main, malgré leurs dénégations. A force de se faire des mamours, ils devraient finir par lancer, par-dessus le fossé bourbeux qui les séparait, le socialisme d’Etat, ce pont d’Avignon sur lequel le prolétaire aux mains calleuses danse une carmagnole réglée par Prud’homme avec la petite industrie et le petit commerce… »

A cela s’ajoutent évidemment les vieux poncifs catholiques paysans dont la France et la Pologne sont les meilleurs représentants. Et l’affaire Dreyfus, et la naissance du sionisme avec Herzl (voir notre article Le juif errant est arrivé), et l’affaire des Protocoles des sages de Sion, écrit en Russe en 1901, un faux commandité par l’Okhrana…Donc, merci à Darien d’avoir dit ses deux mots à cet homme qui compte dans sa bibliographie des livres aux titres aussi remarquables que « Le testament d’un antisémite ». Alors, Darien, ami des Juifs ? Même dans « Les Pharisiens » il y va de quelques piques, de quelques remarques, lesquelles, dans notre monde policé, seraient vues comme antisémites, notamment dans sa représentation de Léon Bloy en Marchenoir (alors que Léon Bloy n’était pas un antisémite, croyons nous). Mais il faut comprendre l’ambiguïté de cette période. C’est donc plus aux Pharisiens que Darien s’attaque sans pitié que les Juifs qu’il défend. Et pourtant, ce genre de pamphlet anti-antisémite est tellement rare dans la France xénophobe de la fin du siècle que nous devons encore une fois saluer la grande honnêteté intellectuelle de Georges Darien, son courage, sa verve et la férocité avec laquelle il attaque des hommes qui font honte à la Nation, à la littérature et à l’histoire de France. Bravo Darien !

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