Chapitre 1

L'Ogre se promenait dans son cabinet de travail.

Les bras croisés, la tête rejetée en arrière, il arpentait la salle à grands pas ; et ses coups de talon vainqueurs faisaient craquer le plancher.

Sur une grande table, au milieu de la pièce, des papiers s'entassaient. Une page, encore humide d'encre, au bas de laquelle le mot : Fin s'étalait en grosses lettres, tirait l'œil. En passant, l'Ogre prit cette feuille et en relut à haute voix les dernières phrases.

— Très bien, très bien... Terminer mon livre par ce chapitre très doux... des souvenirs de campagne... des impressions de forêt... Ça repose... Et puis, quelques gémissements sur l'état présent de la France ; et finir par une prière... une prière... Très bien...

Il remit la page sur la table, et reprit sa promenade.

— Fin !... Fin !... et le titre : la Mort d'un Peuple ! Ah ! Le titre !...

Il fit claquer un baiser sur ses doigts.

— Une trouvaille, que ce titre. Oui, une trouvaille...

Et, se laissant tomber sur un fauteuil, croisant les jambes, le coude sur le genou et le menton dans la main, l'Ogre se répéta, pour la vingtième fois depuis une heure, la phrase que lui avait dite autrefois Veuillot :

— Vous aurez de la peine à arriver parce que vous avez du talent et que le monde déteste les gens de talent, mais vous arriverez parce que le monde a besoin des gens de talent.

L'Ogre était arrivé. Il était connu, célèbre.

Son premier livre, la Gaule sémitique, avait soulevé des tempêtes. Il avait éclaté, comme le clairon de la diane au milieu du sommeil d'un camp, dans le léthargique assoupissement des consciences.

Au premier coup de langue de la trompette, les dormeurs se réveillent en sursaut ; les sentinelles, engourdies par le froid et brisées par la fatigue d'une longue veille, saisissent leurs armes qu'elles ont laissé tomber, rouvrent leurs yeux qui vont se clore ; et les chacals, les hyènes, toutes les hideuses bêtes qui rôdaient autour du camp, flairant la mort dans le sommeil, se sont enfuies effarées. L'appétit excité par l'atroce ripaille de chairs mortes qu'elles ont faite, là-bas, hier, sur le dernier champ de bataille, affamées, un rêve de curée dans leurs cervelles lâches, elles ont disparu dans la brousse, se sont terrées dans leurs tanières.

Ah ! C'est que les peuples, eux aussi, ont leur sommeil. Un sommeil de plomb, ce sommeil écrasant qui suit les grands efforts, et qui les livre sans défense aux attentats des voleurs de nuit. Depuis longtemps en embuscade dans l'ombre, accroupis sur leurs besaces vides, les larrons attendent l'heure ; ils savent que leurs victimes dorment, qu'elles dorment bien, et qu'ils auront le temps, avant qu'elles se réveillent, de les Iier à leur aise, pour les dépouiller sans pitié. Qu'importe, s'ils ont trop serré les cordes, s'ils  ont si brutalement tiré sur les liens que les membres se gonflent et que les veines éclatent ! Qu'importe s'ils font d'une nation un cadavre ; s'ils font d'une société une charogne. Qu'importe, pourvu que leurs sacoches soient pleines, que l'Europe étouffe sous leur genou et que la France agonise !

Mais, soudain, les bandits ont tressailli d'épouvante. Un homme a entendu les râles de la Patrie mourante et a poussé un cri d'alarme. Les Sémites ont eu la sensation de la défaite, la vision des restitutions possibles.

Cet homme, se dressant devant eux, le livre de leurs crimes à la main, a glacé la moelle dans leurs os. Mais, bientôt, ils se sont remis de leur effroi. Un seul adversaire les faire trembler, eux qui, derrière les triples remparts de leurs coffres-forts gavés, pourraient défier des armées et narguer des potentats ! Un ennemi, à eux ! Hé ! Il pouvait crier, cet ennemi, et tant qu'il voudrait, encore ! Est-ce qu'ils n'étaient pas assez sûrs du croupissement des consciences et de l'abâtardissement des âmes pour rien craindre ? Ah ! Il pouvait venir, ce vengeur, ce Gargantua qui devait les avaler d'une bouchée – cet Ogre...

Il était venu. Ce surnom que lui avaient jeté les Juifs, il l'avait ramassé et s'en était fait un titre de gloire. L’Ogre !... ah ! Oui… Ses morsures avaient marqué, déjà, la peau des fils d'Israël, et ils devaient sentir, encore, les dents de leur implacable ennemi s'enfoncer dans leur chair et en arracher des lambeaux.

— Et pourtant, s'écria l'Ogre en se renversant sur le dossier de son fauteuil, et pourtant, Dieu sait si je portais en moi les instincts haineux et les véhémentes passions d'un pamphlétaire ! Ah ! Ah !... qui m'aurait dit, il y a cinq ans seulement, que je deviendrais la bête noire du Sémitisme, le nouveau libérateur du territoire ? Qui m'aurait dit que moi, si poli, si modeste, si simple, je devais écrire ce livre si âpre et si violent, cette terrible Gaule sémitique ? Ah ! Il faut que j'en aie vu, tout de même, des choses ignobles ! Faut-il que j'aie assisté à des vols impunis, glorifiés, récompensés, à des outrages à la religion, à des dénis de justice, à des apothéoses d'escrocs, pour que cette œuvre d'indignation et de revanche ait tout à coup jailli de ma cervelle !... Mais, quel succès aussi !... Et comme c'est bon, comme c'est beau, de se sentir le porte-parole d'un peuple, l'interprète des faibles et des opprimés, le vengeur des souffrants qui n'osent se plaindre ! Etre celui qui crie ce que tout le monde pense et ce que personne n'ose dire...

Oui, l'Ogre le savait : son livre, c'était Paris qui l'avait fait. C'était par sa bouche que Paris avait hurlé, avec ses poings qu'il avait frappé. Paris, qui s'était aperçu brusquement qu'il était devenu la proie du Juif ; Paris qui depuis si longtemps, sans s'en indigner, et même sans trop s'en douter, laissait ce vampire se vautrer sur son corps et boire son sang. C'était la grande ville qui s'était révoltée par sa voix, à lui, contre les monstrueuses convoitises, contre les spoliations éhontées de l'internationale Jaune, la ville des consciences probes et des âmes droites, la ville des braves travailleurs, des gens honnêtes et sincères, la ville dont il était un des fils, lui, l'Ogre.

— Un homme de génie, reprit-il, se répétant à lui-même une phrase de Saint-Bonnet qu'il aimait à citer, un homme de génie est un produit mérité par les aïeux.

Et, se penchant en avant, les jambes écartées et les mains sur les genoux, l'Ogre se prit à rêver. Il revit son enfance et sa jeunesse passées tout entières dans un milieu humble et austère, pauvre et digne, dans une atmosphère de travail consciencieux et de vertu chrétienne. Il revit ses parents, son père et sa mère, d'excellentes gens qui vécurent sans convoitises et sans autre envie que celle de faire le bien autour d'eux ; son oncle, César Musson, un savant modeste, dont les supérieurs travaux historiques sont aujourd’hui, hélas ! Trop oubliés, et qui descendait en droite ligne de Villehardoin, le chroniqueur. Il revécut sa vie d'enfant et de jeune homme, cette vie si calme qu'il se proposait d'écrire un jour, pour faire voir quel fils affectueux, quel homme de  labeur et de dévouement, il y avait sous l'enveloppe brutale et haineuse de ce pamphlétaire sans pitié qu'était l'Ogre. Puis, il revit son âge mûr : vingt années du travail le plus acharné et le moins bruyant, avec les espérances vagues, les déboires fréquents, les tentations auxquelles on n'échappe pas, les pièges dans lesquels on tombe ; mais avec, aussi, les convictions qui s'affirment, les croyances qui se fortifient, les visions qui s'exaspèrent. Et, enfin, le jour où l'indignation lui mit à la main la plume qui devait écrire l'Œuvre...

Elle avait retenti comme un coup de tonnerre, cette œuvre ; et on l'acclamait de toutes parts. Des grands seigneurs, de futurs chefs de peuples félicitaient l'auteur. La Gaule sémitique s'ouvrait sur le bureau des barons de la Haute Banque, sur la table de sapin où fumait la soupe de l'ouvrier ; les étrangers la traduisaient ; et les chefs arabes d'Algérie lisaient le volume, le soir, avec des commentaires, à leurs hommes assis en rond sous la tente.

L'Ogre s'était levé et tenait son front à deux mains :

— C'est tout de même toi, mon pauvre ami, qui as fait ce livre !

Il reprit sa promenade à pas égaux et sonores. Sur la table, le titre du volume qu'il venait d'achever mordait de ses lettres noires le carton bleu d'une chemise : la Mort d'un Peuple...

Certes, il n'était pas un débutant dans la carrière des lettres ; ce n'était point la première fois qu'il réunissait les feuillets épars d'un livre pour les donner à l'impression. Il était l'auteur apprécié de travaux d'érudition vaste, l'auteur applaudi d'un roman quasi célèbre. Mais jamais, même lorsqu'il avait publié la Gaule sémitique, sa première étude sociale ; il n'avait ressenti ce qu'il éprouvait maintenant. C'est qu'il était convaincu, aujourd'hui, qu'il avait quelque chose à accomplir, c'est qu'il était pénétré de la grandeur et de la sainteté de sa mission. L'œuvre qu'il avait entreprise, œuvre grandiose et sainte, exigeait une foi d'apôtre, un dévouement de confesseur. Cette œuvre qu'il avait commencée avec enthousiasme, il s'était juré de ne pas l'abandonner, quels que pussent être les dangers de représailles, et comptant sur la protection de Dieu. Mais il n'attendait pas le succès qui avait couronné ses efforts ; il ne supposait pas que le monde entier allait fixer les yeux sur lui comme sur un libérateur, comme sur l'Hercule qui devait nettoyer les écuries d'Augias, comme sur le Messie qui devait mettre un terme aux souffrances des Exploités.

Aussi, c'était avec un soin religieux qu'il avait voulu, dans la Mort d'un Peuple, analyser les causes de la décadence de la France ; il s'était penché sur cette moribonde et, scrupuleusement, il l'avait étudiée. Il avait dénombré les légions d'Israélites, de Cosmopolites, de Francs-Maçons, qui buvaient son sang par toutes les blessures qu'ils lui avaient faites ; il les avait démasqués et flagellés ; leur sang giclait sous ses phrases comme sous les lanières d'un knout.

Son livre était un livre terrible qui allait marquer, ainsi qu'un fer rouge, l'épaule mise à nu du Sémite. Il avait trouvé, pour faire paraître cette nouvelle étude sociale, un éditeur jeune et hardi, un prosélyte convaincu, qui lui avait offert ses presses sans hésitation, méprisant les gains aléatoires, ne s'inquiétant pas des pertes possibles, tout à son patriotique désir de servir son pays. Avant un mois, la Mort d'un Peuple remuerait Paris comme les cris prophétiques de Jonas avaient remué Ninive. Et l'Ogre mangeait de la gloire.

A présent, il allait à grands pas. Qui donc, avant lui, avait osé se jeter à la tête du monstre, prendre à la gorge les mécréants ? Qui donc s'était dressé, seul, devant cette Puissance occulte qui faisait trembler les rois sur leurs trônes ? Qui donc avait saisi par les pieds le Veau d'or pour l'arracher de son socle ?...

Ah ! C'était grand, tout de même, d'être celui qui allait écraser l'infâme, celui qui allait trancher, coup sur coup, les têtes de l'Hydre, l'Ange dévorateur de la race maudite...

L'Ogre passait devant une glace. Une seconde, il se vit, immense.

Il s'arrêta, brusquement, et s'écria, en extase :

— Oui ! Je suis un grand homme.