Chapitre 2

L'Ogre était un drôle.

C'était, au moral et au physique, le plus grandiose échantillon de crétinisme illuminé qu'il fût possible de rencontrer. On avait le droit de se figurer un masque aussi vil, une conscience aussi abjecte ; mais il était absolument interdit à l'imagination la plus ardente de rêver une telle âme habitant un tel corps. Pour peu qu'on eût le cœur assez solide pour contempler sa hideur et l'esprit assez ferme pour sonder sa bassesse, il devenait évident que l'Ogre était, entre tous, un prédestiné.

Lorsqu'on écrira l'histoire avec autre chose que des récits de batailles, des papotages de soi-disant témoins et des cancans de diplomates, lorsqu'on ne cherchera, dans la vie des peuples, ni leurs actes ni leurs rêves, mais leurs appétits, on s'étonnera de trouver, toujours, une époque entière synthétisée par un homme.

L'Ogre était la synthèse vivante de la troisième République française.

Ce n'était point un scélérat que l'avenir devait traîner sur la claie le long des tortueux sentiers où rôdent les malfaiteurs, le long des chemins de traverse que hantent les condottieri ; c'était un drôle qu'il devait empaler, épouvantail infâme, au milieu de la route fangeuse où rampe la France depuis vingt ans.

Le succès de ce maraud, si prodigieux qu'il parût tout d'abord, était la chose la plus naturelle, la plus forcée qui se pût voir. Et si son opaque sottise — dont le voile, épaissi des plus immondes crasses, se déchira par miracle un jour — lui eût permis d'avoir l'intuition de son élection au sacerdoce ignoble qui lui était réservé, il n'eût pas attendu aussi longtemps, certes, pour se faire le grand prêtre de la boulimique bassesse, le prophète des concupiscences fétides.

Car il avait attendu longtemps. Il n'avait pas toujours été l'Ogre ; il avait été le Dévoré. On l'avait vu, pendant près d'un quart de siècle, traîner sa carcasse le long des murailles en location que bariole la multicolore réclame et au pied desquelles d'indulgents préposés à la voirie littéraire lui laissaient déféquer, de temps en temps, en cinq secs, ses inavouables ordures. Il avait accompli, dans les recoins les plus sombres de l'ergastule de la Presse, les plus répugnantes besognes. Le dos rond, les épaules baissées sous les gourdins crottés de l'exploitation, il avait été ce chien errant qui s'en va, de rédaction en rédaction, miteux, l'estomac creux et les dents longues, attendant qu'on lui demande, en un moment de pitié : « Chien, veux-tu un os ? »

Il faut dire qu'il avait été admirablement préparé, de longue main, à cette existence peu enviable. Issu d'une famille israélite qui tint longtemps, à Cologne, une boutique de lunetterie à l'enseigne des Trois Lunes et qui, laissant derrière elle les plus détestables souvenirs, émigra en France où elle abjura ses croyances pour des raisons d'intérêt sordide, l'Ogre avait dans les veines du sang d'usurier et de renégat. Ses ataviques instincts d'avidité et d'apostasie se développèrent rapidement, dès sa prime enfance, sous l'influence de l'exemple donné par des parents que mordait l'envie la plus démesurée et qui desservaient publiquement, sans aucun scrupule, le gouvernement qui les payait. Bien qu'il suivît, comme externe, et aux frais de la Société — en, sa qualité de fruit de budgétivore — les cours d'un lycée dont il désespérait les plus beaux cancres, il fut admis — toujours à l'œil — dans une institution chic dont les aristocratiques élèves avaient besoin d'un bouffon. Triboulet enfantin, diminutif de Vert-de-Gris, il trouva moyen, entre la dégustation des sarcasmes et l'absorption des coups de pied au derrière, de décourager, histoire de s'entretenir la main, les efforts rétrogrades d'un goitreux qui déshonorait l'établissement. Ses condisciples, dont il faisait les commissions et qui étaient toujours sûrs de pouvoir sans aucun risque, en cas d'absence du paillasson, décrotter leurs semelles au fond de sa culotte, lui vouèrent une bienveillance apitoyée ; et, au réfectoire, les garçons de salle qu'il flagornait et dont il essuyait la vaisselle, dans les coins, lui réservèrent les croûtons.

Plus tard, les réductions d'amitié compatissante que lui avaient valu la flexibilité de son échine et la facilité de ses grimaces, Iui furent souvent utiles ; et l'on cite même un de ses camarades qui poussa la commisération jusqu'à n'abandonner complètement l'Ogre que le jour où il fut devenu tout à fait infréquentable. Le maître de pension, néanmoins, convaincu que sa recrue, malgré ses talents domestiques, ne ferait jamais aucun honneur à sa maison, prit le parti de la rendre, au bout d'une paire de pincettes, à messieurs ses parents.

Alors, ce fut pour l'Ogre l'existence atroce du jeune crétin qu'on chauffe à blanc pour le bachot. Dans un bâtiment administratif, devant une table de bureau qu'encombraient ses Quicherat et les feuillets de ses pensums, il finit les manches de lustrine, il usa les vieux ronds-de-cuir de son père. Sa famille aveugle avait décidé que, bon gré mal gré, il devait monter à l'arbre de la science pour en cueillir les plus doux fruits ; et le malheureux se demandait avec désespoir pourquoi on le condamnait à l'ascension de ce végétal symbolique, lui qui avait eu tant de mal, déjà, à en ronger les amères racines.

L'Ogre aimait, lorsqu'il fut célèbre, à faire le récit des années grises qu'il avait passées ainsi.

— Au collège comme dans la vie, disait-il avec une confondante naïveté, tout dépend du jugement qu'on porte sur vous le premier jour. Ainsi, moi, je suis quelqu'un aujourd'hui, n'est-ce pas ? Je suis quelqu'un ; il n'y a pas à dire... Eh bien ! Je suis sûr qu'il se trouve des gens qui m'ont connu autrefois et qui ne peuvent admettre ma supériorité... Et voyez donc ! Au lycée, j'avais été mal noté, tout d'abord : j'étais régulièrement classé dernier... Eh bien ! même à présent, je ne puis m'expliquer parfaitement pourquoi...

Hélas !... Bien que la découverte de barbarismes nouveaux, la recherche de contresens inédits et la fabrication de pensums plus nombreux que les étoiles du ciel, lui prissent pas mal de temps, l'Ogre trouvait moyen de « s'imprégner de la lecture des chefs-d'œuvre de l'esprit humain. » Cette connaissance approfondie de la littérature universelle lui fut d'un grand secours, plus tard, au jugement public ; mais, immédiatement, elle ne lui donna que l'idée de faire des vers : Il fut poète. Une pièce de lui qui débutait par cet alexandrin : L'omnibus de la Halle aux Vins place Pigalle...révolutionna Charlemagne.

L'Ogre résolut d'obéir à sa vocation. Il versifia à tour de bras. Des malles entières s'emplissaient de feuilles de papier qu'il couvrait de lignes inégales. Il faisait des vers comme il faisait pipi — jusque dans son lit. Ses parents, justement effrayés d'une fécondité si merveilleuse, voulurent arrêter cette incontinence de rimes. Tout fut inutile. L'Ogre tint bon. Naissait-on écrivain, ou ne naissait-on pas écrivain ? Il était né écrivain. Il se savait du talent. Il se sentait du génie.

Le souvenir de son oncle, en la personne de qui les bouquinistes des quais avaient fait récemment une perte irréparable, le hantait sans merci. Cet oncle, César Musson, le grand homme de la famille, grimaud de lettres impuissant, réduction de Philarète Charles, ratissure de Gustave Planche, avait rongé pendant de longues années, de ses dents gâtées de rat savantasse, les poussiéreux manuscrits qui se dissolvent, dédaignés, dans les in-pace des bibliothèques. Son œuvre, indigeste capilotade de documents inutiles, n'avait pu forcer, malgré son poids, la porte de la plus bienveillante Académie ; et César Musson était mort, aussi désolé qu'inconnu, empoisonné, dit-on, par les champignons et les chancissures des parchemins qu'il grignotait. Un fossoyeur ironique avait enfoui le malheureux, ses rêves entre les jambes, dans le Clamart. des incompris, sans se douter qu'un neveu sans pitié devait venir, un jour, exhumer le cadavre et l'asseoir triomphalement sur la pierre de son tombeau, une couronne de papier sale posée de travers sur son crâne vidé.

Les chiffonniers, cependant, se livraient quotidiennement des batailles acharnées dans le quartier, paisible d'ordinaire, qu'habitait l'Ogre ; réunis devant sa maison, ils se disputaient avec fureur les feuilles 'de papier, de plus en plus nombreuses, que noircissait le jeune poète et que tous les matins, par ordre, la bonne descendait dans le ruisseau avec ses épluchures de pommes de terre et ses coquilles de moules. Pour mettre un terme à ce scandale, la famille résolut de donner à son héritier présomptif une occupation plus sérieuse et parvint, à force de courbettes, à le faire entrer à la Préfecture.

Là, naturellement, l'Ogre continua à versifier ; et, fortement convaincu que les arts libéraux avaient entre eux des rapports très intimes, il parcourut, non sans fruit, les différentes galeries du monument. Il voua particulièrement une admiration sans bornes à la peinture « très décorative, disait-il, et gaie à l'œil » de Cabanel.

L'administration, tout en reconnaissant que de pareils sentiments artistiques honoraient un jeune homme ; pria l'Ogre de vouloir bien jeter les yeux, de temps en temps, sur les expéditions qui l'attendaient. L'Ogre alla fumer des cigarettes dans les cabinets. Et l'administration, absolument résolue à ne payer, avec les deniers des contribuables, que des employés qui fissent semblant de travailler, déposa l'Ogre sur le trottoir.

Il y resta, sur le trottoir, pendant plus de vingt ans. Coquine éhontée, sans scrupules et sans dégoûts, gueuse offrant au rabais ses plus ignobles complaisances, il fit, sur le boulevard, la retape des convictions en rut. Lâché par l'un, plaqué par l'autre, il continuait son quart lugubre, raccrochant sans trêve, un bout du drapeau à la mode sortant de sa poche, comme un coin de foulard de la poche des filles. Une opinion lui faisait signe : il accourait. Un journal lui faisait : Psitt ! Il montait l'escalier. Au bas bout des tables de rédaction, dans les retraits sombres où moisissent les balayures, on rencontrait l'Ogre. Galérien courbé sur la rame fatigante qui, sans laisser de traces, laboure le flot stérile, le malheureux pâlissait sur des tâches ingrates, sur des articles morts-nés, des comptes-rendus inanes. Il ne renonçait pas, pourtant, prêt à tout, gonflé de rage, rongé des plus atroces convoitises ; entre un panégyrique de la révolution et un article à la louange du droit divin, il parvint à publier — à quel prix ! — de confondantes compilations ; et il abusa de la confiance d'un éditeur naïf, jusqu'à lui faire imprimer, sous couleur de roman, une élucubration sans nom. Rien n'y fit. L'Ogre restait, malgré tout, irrémédiablement, condamné à l'insuccès, voué aux fausses couches.

Et une génération passa, assistant, pleine de pitié, aux efforts que tentait le misérable pour sortir de la tinette abjecte où l'encaquait sa médiocrité.

Brusquement, la Gaule sémitique s'écrasa sur Paris. Les affiches qui l'annonçaient maculèrent les murailles ; la presse trompetta la gloire de l'auteur ; un fleuve de pus coula par la ville.

L'Ogre avait percé.

Du premier coup, il avait fait un chef-d’œuvre. Certes, lorsqu'il avait commencé son livre, l'onglée aux doigts, la faim au ventre, la rage au cœur, le malheureux n'avait rêvé que le scandale, le scandale productif, le scandale à monnayer. Séduit peut-être par les promesses alléchantes d'établissements catholiques en détresse, poussé, dans tous les cas, par cette fureur qui porte les apostats à injurier la foi qu'ils ont reniée, il avait entrepris, à tout hasard, de faire le procès des Juifs.

Puisqu'il était, manifestement, hors d'état de ramasser, dans le fumier littéraire qu'il brassait, gloire ou argent, puisqu'il lui fallait, à toute force, calmer le prurit de jalousie qui lui brûlait la peau en se vautrant dans le bourbier· du pamphlet, autant, avait-il pensé, faire jaillir la fange du cloaque dans lequel il allait piaffer contre les remparts de la Haute Banque. Il piquait son plat-cul au petit bonheur. La fortune pouvait le tirer, victorieux, de son égout, l'insuccès pouvait l'y plonger pour jamais. Question de chance ! Crever là ou ailleurs... Au fond, l'Ogre n'était pas homme à réclamer, pour s'y noyer, le tonneau de Malvoisie du duc de Clarence : un puisard lui suffisait.

Et il s'était trouvé que ce drôle, en écrivant à coup de ciseaux son réquisitoire inepte, avait, sans s'en rendre compte certainement — crétin visionnaire, cuistre illuminé — écrit le livre, le seul livre qui donnât la note exacte, la note complète de son époque.

Nul autre que l'élu d'une Providence écœurée n'avait pu tracer ces pages qui suaient l'envie, qui suintaient la diffamation. La force supérieure qui avait distendu autrefois les mâchoires de l'âne de Balaam avait fait parler l'Ogre. Il avait été I'instrument nécessaire et aveugle d'une cause hors de lui. La Gaule sémitique devait rester, pour l'édification des races futures, comme le plus synthétique monument d'une ère de bassesse visqueuse et d'appétits voraces.

Oh ! Oui, c'était bien le livre de cette époque platement égoïste, trop lâche pour la foi, trop lâche pour la souffrance, trop lâche pour, le crime même, qui ne se mettait à plat ventre devant le Veau d'or que pour chercher hypocritement à en rogner des parcelles. L'Ogre avait parlé le langage de son temps : il avait parlé exclusivement d'argent. Il s'était fait le héraut de la concupiscence universelle. On aurait juré — si on l'eût connu moins stupide — que ce bélître, dénué de tout talent et de toute compréhension des choses élevées, avait eu conscience de la Convoitise insatiable, folle et honnête qui corrodait l'âme de la société. On aurait juré qu'il avait compris, ce coupe-jarret ignare, qu'un peuple ne peut pas être impunément, pendant vingt ans, militaire et sociolâtre, reliquiaire et athée ; et qu'il avait deviné, en politique subtil, comment il fallait s'y prendre pour remuer les sales passions d'une multitude sourdement vile, d'une bourgeoisie décemment sordide...

En réalité, l'Ogre avait été, tout bonnement, l'homme de son époque.

Mais il avait été complètement l'homme de son époque, et voilà ce qui était admirable. Sa cervelle en avait pompé, comme une éponge, tous les fiels et toutes les boues, toutes les biles et tous les crachats, tous les purins et toutes les fanges ; et, le jour venu, il n'avait eu qu'à la presser, de ses doigts sales, pour faire couler, sur le papier blanc, la quintessence des passions cupides, des appétences immondes d'une génération entière. A côté des classes possédantes luttant entre elles et cherchant à couvrir de prétextes spécieux les horreurs de leurs déprédations, on rencontre, à chaque période de l'histoire, un type symbolisant les souffrances et les revendications des déshérités ; sans foi ni loi, sachant seulement qu'il a faim et qu'il veut manger, il est tantôt le bandit qui dépose son chapeau au milieu de la grand-route et marmotte une prière lamentable, le doigt sur la détente de son escopette, il est tantôt le Jacques qui force les portes des châteaux, la faulx et la torche à la main.

Aujourd'hui, ce n'est plus le rudimentaire détrousseur, le révolté barbare ; c'est l'abruti documenté qui surgit au-dessus d'une tourbe idiote, comme un champignon mou sur un fumier ; c'est le coquin saoûlant qui explique le Vol, le commente, l'exalte, l'honnêtifie. Il dénombre les droits de la faim et lui en trouve de nouveaux ; il apprend à la médiocrité qu'elle peut, d'une façon fort décente, et en un tour de main, se transformer en aisance ; il ne cache pas à l'aisance qu'elle peut devenir fortune, très correctement, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire et qu'il n'y a, pour arriver à ces beaux résultats, qu'à pendre ou brûler, au choix, quelques douzaines d'Israélites ; ce qu'on faisait autrefois, du reste, non sans s'en trouver très bien. Il appuie, naturellement, sur l'honnêteté du procédé ; car il sait que son public aime, avant tout, à agir honnêtement. C'est un public qui veut voler, mais avec décence. Il tient, avant d'aller se salir les mains, à avoir la conscience nette. Il ne veut pas se mettre en route comme ça, sans un nombre suffisant de bonnes raisons bien convenables. C'est un public bourgeois, vous comprenez ? ou qui aspire à le devenir... La tourbe idiote, enchantée, rêvant de bûchers et de gibets, sourit d'avance au luxe que lui a promis son prophète — dont elle court acheter les œuvres.

— C'est mon homme ! dit-elle...

Oui, c'est son homme, ce castrat. Et c'est justement parce qu'il avait été plat, envieux et lâche autant qu'il est possible de l'être, que l'Ogre avait trouvé le moyen de faire casquer la Lâcheté, de faire cracher l'Envie, de faire chanter la Platitude.

Du reste, la Lâcheté, la Platitude et l'Envie n'avaient point été volées. Elles en avaient eu pour leur argent. Si la Gaule sémitique était, ainsi que l'Ogre avec raison le hurlait sur les toits, « un cri de l'âme française », elle était aussi une œuvre d'art. L'Ogre l'affirmait, et l'on ne voyait pas bien pourquoi il l'aurait affirmé sans preuves. Et l'engouement de la multitude le constatait.

Elle n'avait pas été fâchée, cette foule idolâtre, de voir son grand homme s'affubler de la défroque de ces moines guerriers qui bataillaient contre les mécréants, le casque en tête et la croix sur la poitrine. Elle soupçonnait bien, sans aucun doute, que la foi de son héros ne valait pas celle de Bayard, mais elle lui était reconnaissante, tout de même, de lui donner l'illusion des chevaliers errants qui faisaient la veillée des armes et ne pourfendaient les Sarrazins qu'avec des épées bénites. Ce qu'il y avait derrière cet étalage de croyances lui importait aussi peu que le corps d'un homme-sandwich encarté dans ses placards : Elle devinait qu'elle aurait trouvé, en sondant la conscience du lanceur d'anathèmes hétérodoxes, juste autant de conviction qu'elle aurait pu découvrir d'athéisme en crevant l'ampoule rhétoricarde d'un richepinal blasphème. Mais à quoi bon, aujourd'hui, sonder une conscience ?... L'Ogre pouvait se livrer, sans crainte, au maquignonnage simoniaque le plus effroyable ; les chrétiens applaudissaient son charlatanisme profanateur de renégat crucifère. Et, lorsqu'on publia la Gaule sémitique illustrée, les murs de Paris et de la province furent couverts d'énormes affiches qui offraient aux passants béats l'allégorique tableau de ce saltimbanque sacrilège, de cet affreux drôle à gueule de pion, vêtu en chevalier du Saint-Sépulcre, et foulant aux pieds Moïse — l'immense prophète Moïse — étendu par terre et serrant convulsivement un sac d'écus !...

Catholicisme à faire vomir, littérature à faire pitié. L'Ogre écrivait comme un cochon. Une rhétorique d'eunuque en colère, des appréciations de commissaire-priseur véreux, une phraséologie fabriquée dans les prisons ; puis, des découpages, des découpages et encore des découpages. Une paire de ciseaux remplaçait sa plume, la lecture des entrefilets scandaleux et des bulletins financiers le dispensait de toutes les autres lectures. A part les œuvres d'un pontife qui le recevait, et dont l'ombilic lui donnait l'extase, ce confondant écrivain n'avait rien lu. Et, toute la littérature contemporaine, il l'ignorait éperdument.

Il se rattrapait sur la peinture. Il aimait la nature, et adorait l'art. Oui. Il était le Monsieur qui adore l'art — ce réservoir des admirations publiques. Ça, c'était certain. On l'avait rencontré, souvent, en train de lire son journal, à l'ombre, dans le square des Petits-Ménages. Et on l'avait vu, maintes fois, rester de longues heures en contemplation, au Louvre, devant un portrait de Villehardouin, c'est que l'Ogre, voyez-vous, depuis qu'il était célèbre avait changé de tactique. D'abord, il avait affirmé qu'il s'était élevé lui-même — au biberon ? —, il avait assuré qu'il était le fils de ses œuvres ; puis, un beau jour, il avait déclaré qu'il était le fils de son oncle. César Musson en avait tressailli d'orgueil dans sa tombe, et l'ombre de Villehardouin en avait frémi. Mais le vieux chroniqueur avait eu beau frémir, rien n'y avait pu faire, et ce fut comme si tous les notaires du monde y eussent passé. Il avait été saisi, enrôlé. Et l'Ogre, qui était déjà le fils de quelque chose, était devenu le descendant de quelqu'un. Quelle joie le gonflait, quel orgueil le boursouflait, lorsqu'il songeait, devant le portrait noirci de son ancêtre, aux faits glorieux, aux convictions antiques et profondes d'une race qui était la sienne, de toute une vieille famille française qui aboutissait à lui ! Il s'imaginait qu'il était noble. Il l'était. Il avait été aux croisades. Il se sentait alors grandir de cent coudées ; il était réellement l'Ogre, celui qui devait tout dévorer. Comme les rois barbares qui marchaient jadis sur Rome, il entendait une voix le pousser, sans trêve, à. la destruction de cette Jérusalem cosmopolite qu'avaient élevée les Juifs sur les ruines de la Sion abolie. Il rêvait d'être un phare, un conducteur de peuples, — ce syphilitique de la bêtise et de l'envie qui crevait ses bubons sur un tas d'immondices plus repoussant que le fumier du lépreux biblique...

Et il pouvait l'être ! Il pouvait marcher dans la colonne de nuées, cette parodie de justicier, cette raclure d'apôtre, cette caricature de prophète ! Il pouvait se faire porter sur le pavois par les multitudes — les multitudes qui célébraient l'esprit de cet inénarrable abruti fièrement caparaçonné d'un mot ironique de Veuillot ; qui chantaient les vertus négatives de ce Don Quichotte lamentable qui n'était pas même un Sancho !

Judas hispide, maquignon du catholicisme, mercanti de plume, proxénète de l'envie, l'Ogre était un drôle.