Chapitre 3

— Voyez-vous, Rapine, vous avez tort d'hésiter. Cinquante centimes pour les deux premiers mille et quatre-vingt-dix centimes pour les mille suivants... Fichtre ! Il me semble que je ne suis guère exigeant. Savez-vous que je pourrais demander un franc, hein ?... Oui, un franc !... Et on me l'a offert, mon bon ami... pas plus tard qu'hier... Dame ! la Mort d'un Peuple, on ne trouve pas ça sous le pied d'un cheval. Vous comptez sur cinquante éditions au minimum ; moi, je vous en promets cent ; coupons la poire en deux : soixante-quinze. Si vous n'appelez pas ça un joli chiffre, que le diable m'emporte ! Je vous parle ici en commerçant, bien que ces questions d'intérêt me répugnent, vous le savez, profondément. Vous non plus, du reste, vous n'aimez pas à parler chiffres... Abrégeons. Acceptez-vous ?

Et l'Ogre, se renversant sur le dossier de sa chaise, affecta de regarder attentivement le plafond pendant que son interlocuteur, les jambes croisées derrière son bureau, jouait nerveusement avec un couteau à papier.

Rapine réfléchissait. Il n'aimait pas à parler chiffres, évidemment ; mais, à vrai dire, les prétentions de l'Ogre l'étonnaient un peu. Lorsqu'il lui avait offert ses presses, il était loin de s'attendre à de pareilles exigences. Quatre-vingt-dix centimes par exemplaire, sapristi, c'était salé ! Il était vrai que la Mort d'un Peuple n'était pas un livre ordinaire et qu'il n'y avait pas deux Ogres au monde. Une œuvre de polémique superbe, digne de faire entrer son auteur à l'Académie ! Rapine ne s'y trompait pas. Il jugeait l'ouvrage, non pas en éditeur, mais en homme de lettres. Car, à l'encontre de tous ses confrères qui ne sont, comme chacun sait, que de vulgaires trafiquants, des marchands de papier noirci, Rapine était, avant tout, homme de lettres. Et pas un littérateur en toc ; un artiste en vrai — poinçonné et contrôlé. Tout jeune, à l'âge où les parents, Croquemitaines pour rire, nomment leurs enfants Diable-à-quatre et Touche-à-tout, on l'appelait lui, le Petit moraliste. A six ans, il prêtait déjà, à intérêts, des billes à ses condisciples qui avaient perdu les leurs — pour leur donner une leçon d'ordre et d'économie ; il leur chipait leur chocolat — pour les guérir de la gourmandise — et mangeait ses tartines tout seul — pour les corriger de l'envie. Le petit moraliste avait grandi presque aussi vite que s'il eût été Espagnol. Le fait est qu'il l'était à moitié. Dans sa haine des extrêmes, dans sa répugnance pour les partis violents, le Mentor en herbe — à qui il devait suffire, plus tard, d'avoir presque de tout : un semblant d'honneur, un à peu près de probité, une apparence de conviction et une façon de conscience — s'était contenté de naître provençal.

Affligé de la précocité merveilleuse qui caractérise cette race bénie des dieux, il s'enthousiasma de très bonne heure pour la littérature et le génie méridionaux. Et, à l'époque où l'on organisa des fêtes pour célébrer la renaissance de la littérature et du génie susdits, le jeune Rapine, positivement étourdi par les cris rauques des cigaliers, ébloui par les feux d'artifice que tiraient les félibres, se sentît subitement éclairé par l'un des sept rayons de la symbolique étoile, et se découvrit une vocation. Il écrivit. Il collabora au Fanal artistique d'Aigues-Mortes et au Putois, revue littéraire. Quelques-uns de ses articles firent sensation. L'un, surtout, consacré à un livre sur la Terreur, et dans lequel il déclarait avec une audace peu commune que, du sang versé à cette époque maudite, il était resté la boue.

Enhardi par ces succès et bien qu'il n'eût pas, précisément, le coup d'œil d'aigle de Bonaparte, le jeune Rapine s'aperçut très vite qu'une ville de province — fût-elle du Midi — était un champ de bataille trop étroit pour les gigantesques luttes qu'il rêvait d'engager. Il partit pour Paris, convaincu que l'avenir était à lui — on le lui avait juré, à Aigues-Mortes — roulant dans sa tête pommadée les plus extravagants projets. Il devait régénérer l'art, rénover la littérature, trouver des formules nouvelles ; il devait faire ceci, il devait faire cela. Que ne devait-il pas faire ?

Il fit de la critique, naturellement, l'éternelle ressource des impuissants. De la toute petite critique, plus méridionale que méchante, et qui se bornait, en définitive, à goûter religieusement la bouillabaisse des Cigaliers ou à étendre des tapis sous les pieds plats de Georges Ohnet. Mais bientôt, comme il avait une âme de poète, la critique lui parut insuffisante. Il résolut d'établir sa gloire sur des bases plus solides et songea à la poésie. Malheureusement, il ne pouvait opérer lui-même — comme Pierre Petit. Il fut obligé de se rabattre sur les traductions et empoigna par les cheveux deux malheureux poètes espagnols qui ne lui avaient rien fait. Il les coucha sur le chevalet de torture de l'adaptation et leur arracha les aveux les plus compromettants pour leur mémoire. Leurs œuvres prirent entre ses mains la figure la plus grotesque et la plus inattendue ; ce fut, de l'autre côté des Pyrénées, un long éclat de rire. Et, lorsque le traducteur infidèle eut le toupet de tendre, par-dessus la frontière, son implorante sébile, nos bons voisins se firent une joie d'y déposer — histoire de nous mystifier une fois de plus — un titre de membre correspondant de l'Académie andalouse et une croix de commandeur de Ferdinand le Catholique.

Rapine ne se sentit plus de joie. Et même, une maison d'édition, dans laquelle il avait placé des fonds, étant tombée en déconfiture, il ne parut guère s'en émouvoir. Il perdait de l'argent ! Qu'est-ce que ça pouvait lui faire ? Son père n'était-il pas né avant lui ? Il fit une forte brèche à son patrimoine, rétablit les affaires de la maison en question, pria l'ancien titulaire d'aller se faire pendre ailleurs et prit place. Il apportait, outre une fortune qui courait les plus sérieux dangers, son expérience commerciale ; son âme de poète et une incommensurable vanité. Son premier soin fut de réimprimer ce qu'il appelait ses œuvres et d'inonder à nouveau, de ces panades sans sel, tout ce qui portait un nom ou faisait semblant de porter un nom dans la littérature. L'invasion des sauterelles dans un département algérien peut seule donner l'idée des incursions audacieuses des volumes signés Rapine. Les chers confrères, très embarrassés, en· dénichaient partout : sur leur paillasson, quand ils rentraient chez eux ; sous leur serviette, quand ils se mettaient à table ; et jusque dans leur bonnet de nuit. Ça en devenait inconvenant. Mais Rapine avait juré de devenir célèbre ; et il le serait devenu, s'il en avait eu le temps, à sa manière, bien entendu. Il n'en eut point le temps, malheureusement. Le commerce a ses exigences ; il réclamait impérieusement Rapine. Rapine obéit. Il se consacra entièrement aux affaires. Mais il garda néanmoins — et il le fit savoir à ses amis et connaissances — le souvenir attendri des chauds rayons qui brûlent le cerveau et des rimes ensoleillées qui dorent le cœur.

Avec sa cervelle au beurre noir et son cœur braisé bourgeoise, Rapine n'était pas un Méridional ordinaire. Il appartenait à une espèce à part, la plus effroyable, sans contredit, de cette race encombrante de fantoches frottés d'ail et d'arlequins trempés dans l'huile dont la répugnante hâblerie s'est étendue sur la France comme une lèpre, et qui sont arrivés, à force de maquiller le plagiat et de farder le mensonge, à en faire des demi-vertus. Il était le Méridional taciturne. Toutes les déformations morales, toutes les perfidies onctueuses, toutes les hypocrites malpropretés qui envahissent, comme des champignons malsains, la conscience faisandée de ses compatriotes, et qu'ils s'efforcent, avec trop de succès, hélas ! de dissimuler sous les dehors cauteleux de leur exubérante faconde, Rapine les avait concentrées en lui. Une vanité tellement extraordinaire qu'elle invoquait la circonspection en avait fait un animal à sang froid. Gonflé d'orgueil, mais trop timide pour jouer au pied levé les Caragousses politiques qui battent la caisse sur les tréteaux du parlementarisme, ou pour faire concurrence aux Thénardiers littéraires qui pendent sans vergogne à leur décroche-moi-ça la défroque des morts qu'ils ont volés, Rapine s'était résolu à rester derrière son comptoir de libraire en attendant son heure. Chat roulé dans la farine, prêt à tout, il guettait une proie. Plusieurs fois, il crut l'apercevoir, mais il éprouva des déceptions qui l'aigrirent. Les affaires commerciales, non plus, n'étaient pas très brillantes. Les échéances se succédaient et les bénéfices étaient maigres. Rapine commença à s'inquiéter sérieusement. Il courut d'abord se pendre aux cordons des sonnettes ministérielles et implora, pour des volumes publiés par lui, des souscriptions officielles qu'on lui accorda. Puis, il se mit à éditer à tort et à travers — infructueusement.

Ah ! S'il avait pu obtenir un grand succès de vente ; décrocher, par exemple, une de ces lanternes japonaises qui éclairent, pendant toute une saison, une boutique d'éditeur ! Mais, voilà : les génies gardiens de ces lampions merveilleux réservaient leurs trésors pour d'autres Aladins. Ils se moquaient pas mal d'avoir affaire à un homme de lettres !... Et le malheureux Rapine se voyait forcé de pratiquer, à chaque instant, de nouvelles saignées à son patrimoine. Bien qu'il affectât de considérer l'insuccès du haut de sa grandeur, qu'il traitât de petitesses les affaires d'argent, et qu'il restât en apparence calme et froid, toujours dans son assiette,— une assiette creuse — il vit un beau jour qu'il était temps de prendre un parti énergique. Il se résolut, après mûre réflexion, à se faire l'éditeur du scandale.

Malheureusement, le scandale qu'il édita était du vrai scandale ; et le public, qui n'avait pas la bouche faite, à cette époque, n'aimait encore que le scandale qui n'était pas du scandale, le scandale bon enfant. Des volumes diffamatoires dans lesquels les personnages les plus respectés, et jusqu'à des femmes, étaient odieusement vilipendés, sortirent des presses de Rapine. Le dégoût universel en fit justice... Ah ! Bon Dieu ! On n'arriverait donc jamais à fourrer de force dans la bouche du public ce qu'il se refusait à avaler : du scandale scandaleux ? Quel guignon ! Se, sentir trempé pour l'apostolat de la Calomnie et n'arriver à se faire prendre que pour une insipide rognure de Basile ; rêver de se poser en roi des sycophantes et rester, en définitive, le délateur maladroit et inécouté, la canaille inoffensive et banale, la bonne pâte de malhonnête homme !... Rapine, de rage, se rongeait les poings.

Tout d'un coup, la Gaule sémitique parut. Cent quarante éditions ! Et c'était un confrère qui l'avait publiée !... Rapine se précipita chez l'Ogre, se traîna à ses pieds ; et, à force de bassesses, obtint de lui la promesse de son prochain volume.

— Eh bien ! demanda l'Ogre, qui avait eu le temps de considérer à loisir les quatre coins du plafond et dont les yeux s'étaient fixés, en désespoir de cause, sur une lettre de Mistral accrochée au mur, dans un cadre. Eh bien ! Avez-vous réfléchi ? Acceptez-vous ?

— Ma foi, répondit Rapine, sans regarder son interlocuteur, je vous avouerai franchement que je...

— Ah ! Si vous hésitez...

— Non, je n'hésite pas, mais...

— Mais vous êtes perplexe. Eh bien ! Écoutez, mon cher, vous avez tort. Au fond, convenez-en, vous avez besoin de moi. J'irai même plus loin, car je connais assez vos affaires pour être aussi affirmatif : vous ne pouvez point vous passer de moi.

Monsieur, fit Rapine...

— Pardon. Je pose en fait que vous ne pouvez vous passer de moi, mais je ne mets, veuillez le croire, aucune fatuité dans cette constatation. Et je vais vous en donner une preuve : si vous avez besoin de moi, j'ai, moi, besoin de vous.

Rapine sourit...

— Par exemple, reprit l'Ogre, je pourrais, à la rigueur, me passer de vous. Cependant, je renoncerais avec peine à votre concours. Vous êtes un homme jeune, hardi ; un fin lettré, aussi, très cultivé, très épris d'idéal ; vous m'êtes sympathique ; je me suis habitué à cette idée que vous éditeriez la Mort d'un Peuple : une foule de raisons... Pourquoi j'ai besoin de vous ? Je vous l'apprendrai tout à l'heure. En attendant, je tiens à vous expliques pourquoi je fais preuve de pareilles exigences. Il faut absolument qu'on sache que je gagne beaucoup d'argent, qu'on me paye très cher. J'ai ma valeur, mon cher ami, une valeur constatée par mes ennemis, reconnue par mes adversaires. Vous savez — ceci est de notoriété publique — que les Juifs m'ont offert un million, après le grand succès de la Gaule sémitique, à condition que je prisse l'engagement de ne plus rien écrire contre eux ?

Rapine fit un signe affirmatif.

— Oh ! Soyez tranquille ! Le million ne m'a pas tenté. Je suis l'homme que j'ai toujours été. Modeste lieutenant dans l'armée des lettres hier, célèbre aujourd'hui, je ne fais aucun cas de l'argent. Et la preuve, c'est que, lorsque mon volume eut dépassé sa centième édition, je distribuai aux pauvres la plus grande partie des sommes qu'il m'avait rapportées. Vous le savez, n'est-ce pas ?

Second signe affirmatif de Rapine.

FIN DE L’EXTRAIT

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