I
Chienne de vie.

Je m'étais réveillé, allongé sur le flanc, le nez dans un tas d'immondices. Des écorces de mangues et de pastèques pourrissaient dans un compost fétide. Au-dessus de ma tête, un ciel bleu métallisé scintillait comme un écran d'ordinateur. J'étais dans un terrain vague enchâssé entre deux immeubles aux façades striées de traînées de suie. Du linge flottait aux barreaux des fenêtres, des paraboles cherchaient les satellites comme des tournesols le soleil.

Au pied d'un des immeubles, un homme brûlait des déchets dans un baril en fer. Il avait la peau très noire et portait un pagne. Un ventre proéminent narguait sa maigreur. Du bout d'une branche calcinée, il touillait les flammes. La concentration plissait son front et les cendres dansaient dans l'air comme des papillons de nuit à ses ordres.

Je voulus me lever et y parvins à moitié. Je marchai à quatre pattes jusqu'à lui. Ma tête dépassait à peine ses genoux. Ses yeux continuèrent à m'ignorer, fixés sur le fond du baril comme sur le sens de sa vie. J'ouvris la bouche. Un chien aboya. C'était moi.

La journée entière, je marchai au hasard d’une ville immense et apocalyptique, où la vie grouillait comme un virus sans remède. J'allai le nez au ras des trottoirs défoncés, des excréments, des mendiants, des infirmes, des étals de jeans et d'ustensiles de cuisine. Je me frayai un chemin dans une forêt de pieds nus et de sandales. Certains se soulageaient sur les côtes d'un chien d'une existence de rat et me frappaient sans crier gare.

J'avais l'habitude des foules, mais admiratives et disciplinées, derrière un cordon de sécurité, et qui ne me dépassaient pas de quatre têtes. L’air chaud me collait à la peau, le nez et les yeux me piquaient. Quand la claustrophobie m’oppressa trop, je me glissai hors du courant et, perché sur un tas de gravats, regardai les passants vaquer, indifférents ou abrutis, à leur vie d’ilotes de la croissance mondiale. Entendue à un colloque, l’expression m’avait plu. Je l’avais récupérée sans la comprendre. Rendue géniale par ma bouche, personne ne m’avait interrogé sur son sens.

Une mer démontée de rickshaws, vélos, mobylettes, motos, carrioles, bus, camions, camionnettes, taxis, voitures à la rouille multicolore, inondait les rues. Une lame débordait parfois sur les rives et tentait d’emporter un piéton. Les conducteurs des rickshaws, des vieillards décharnés avant l’âge dressés sur leurs pédales, trimbalaient, tendons bandés, leurs passagers de nid de poule en nid de poule. Chaque carrefour était un maelström, où un policier s’époumonait, gesticulait, bastonnait au nom des lois de la circulation les dos encore plus impuissants que son autorité. Quand il n’en trouvait pas, il rouait de coups de bottes le chien assez naïf pour passer comme moi à sa portée. Sourds et aveugles à son burlesque, les véhicules s’encastraient dans d’inextricables amas de tôle pour s’assurer que leurs voisins ne s’échapperaient pas sans eux. À défaut d’avancer, les bus fulminaient des panaches noirâtres qui empoisonnaient un peu plus l’atmosphère. Les limousines s’enfermaient à double tour derrière leurs vitres fumées et se lavaient les mains dans l’asepsie de l’air conditionné du spectacle lamentable du sous-développement. Le trafic procédait par sautes d’humeur imprévisibles, paralysé et soudain déchaîné.

Tout évoquait le sous-continent indien et l’islam. Des minarets hérissaient la ville, des femmes voilées de noir jusqu’aux yeux hantaient les comptoirs des bijouteries. J’ignorais où j’étais. Venu dans cette ville, je ne l’aurais pas oubliée. J’en avais pourtant traversé beaucoup, du fond d’une limousine comme j’en contemplais maintenant la langue pendante, de ces métropoles démentes, entre leur aéroport et les parcs technologiques verdoyants, semés comme des graines d’éden dans l’enfer, où les discours sur les économies émergentes retrouvaient leur sens. J’en avais prononcé sans retenue, copiés collés les uns sur les autres, à l’inauguration de laboratoires de recherche, dont les ingénieurs, même à cinquante fois le salaire de leurs pères, nous coûtaient moins qu’un laveur de carreaux mexicain sans papiers à Cupertino.

Ici, nulle trace de ces oasis, aucun répit dans l’agression et la lutte pour la survie. Rien dans le paysage n’annonçait qu’un jour les lendemains chanteraient et il y aurait des iMacs, iPods, iPhones, iPads, iPlus-et-j’en-passe pour chacun, selon ses besoins. Les damnés de la terre, et leurs chiens aussi, emportés par le courant, couraient derrière le progrès. La misère accrochée à leurs basques, ils poursuivaient un développement obtus dont le reste du monde ne voulait plus, mais personne n’avait à cœur de le leur dire. Croyant avancer, ils tournaient en rond dans une danse macabre sans issue.

Au crépuscule, j’atteignis les sources de la cité, un réseau de bazars et de rues toujours plus exiguës, où se déversaient toutes les multitudes de l’agglomération. Ce ne fut plus des bousculades, mais une guerre de tranchées, un corps-à-corps pour un mètre gagné et une respiration de plus. Les torrents humains se télescopaient, tiraient, s’étripaient, piétinaient, sans un mot, presque sans émotion, mus par l’habitude et la nécessité. Les moins privilégiés de mes anciens employés, formés aux heures de pointe des transports en commun occidentaux, auraient peut-être trouvé à l’expérience un air de déjà-vu.

Au ras du sol, aveugle, ballotté par les remous, écrasé par des pieds en quête de terre ferme, arraché à mon tour au sol, propulsé d’une rue à l’autre, je crus étouffer dix fois, et survécus par instinct, sans savoir pourquoi. Entrant dans la peau de mon personnage, j’aboyai, montrai les crocs et mordis même, par crainte des représailles si j’attaquais plus grand que moi, un enfant à ma mesure.

Une déferlante me jeta dans les rouleaux de soie d’une boutique moins envahie que les autres, signe sans doute qu’elle périclitait. Son propriétaire me chassa à coups de balai dans un boyau protégé par son étroitesse de la foule et une procession de rats bien portants me conduisit au bord d’une rivière. Des portefaix squelettiques, accablés de sacs de riz, cageots de choux ou machines à laver, marchaient en crabe dans une gadoue organique vers des barcasses en bois aux couleurs délavées. À peine soulagés de leur fardeau, ils repartaient sautillants en quête du suivant, comme inquiets de la soudaine légèreté de leur être. Mon ventre cria famine. Je les suivis dans des entrepôts, dont je fouillai les recoins, et trouvai des amas de fruits abandonnés. Il y avait même des pommes à demi-pourries. Je découvrais l’inadaptation de l’anatomie canine à congénères me tombèrent sur le poil. Leurs crocs et leurs griffes me signifièrent que j’avais violé leur territoire. Ignare en combats de rues, je repartis la queue entre les jambes et un peu de sang au museau. Un pont enjambait la rivière. Je m’y engageai et m’arrêtai à mi-chemin des deux rives. Je m’allongeai et léchai mes plaies. Un immense soleil rouge plongeait dans les eaux huileuses. Une odeur de mazout montait des bateaux à quai. La nuit tomba. J’aurais voulu ne plus bouger, m’endormir dans l’instant et que demain soit plus que jamais un autre jour. Le coup de canne d’un passant me rappela à l’ordre des mœurs locales. Je regagnai ma rive de départ et dénichai dans l’obscurité un square où une patrouille de police montait la garde devant des buissons rabougris. J’y pénétrai, aucun chien errant comme moi ne semblait y avoir élu domicile. Je me roulai en boule et fermai les yeux avec l’espoir de faire de beaux rêves qui redeviennent ma réalité.

*

Bouddhiste, je m’étais moins intéressé à mes vies futures qu’aux antérieures. Je couronnais sans doute une prodigieuse lignée d’inventeurs. Beaucoup étaient probablement restés méconnus, l’humanité y avait perdu des siècles de développement. J’étais certain d’avoir été Archimède ; j’avais sans cesse son Eureka aux lèvres. Descartes aussi, l’inventeur du iThink-ergosum. Tous les produits d’Apple en découlent, même si le suffixe ergosum est désormais sous-entendu : à l’instar du iThink, le iMac, le iPhone et les autres garantissent leur utilisateur de son existence. J’avais aussi été Newton. Sa pomme lui avait révélé la gravité, les fruits de la nôtre en affranchissaient : nos clients lévitaient en apesanteur parmi les nuées de données. Dans le monde moderne, tout le monde me comparait à Edison, sa vie avait été le dernier brouillon de la mienne.

Einstein ? Je n’ai pas été lui. Il est mort quelques mois après ma naissance, comme rassuré sur sa succession. Nous nous complétons : il bouleversait l’univers, moi le quotidien de ses habitants.

Après un tel parcours, mon âme me semblait mériter la retraite, comme les numéros de maillot que les équipes sportives hissent en haut d’un mât d’où ils ne redescendront plus, en hommage aux géants qui les ont portés. Je croyais mon âme vouée au nirvana, ce néant consubstantiel d’une absolue connectivité, où elle aurait été en contact avec l’univers entier. Je croyais glisser vers lui en pente douce dans mon dernier souvenir avant mon réveil en chien. Je m’enfonçais dans un tunnel noir, triste de quitter ma famille et mes amis si tôt, mais conforté par la certitude de mourir à l’heure juste pour ma postérité d’inventeur. Je partais alors que j’étais une légende vivante, avec le secret des inventions dont mon décès priverait le monde

Des esprits sournois avaient insinué que j’avais nié un temps mon cancer, et ainsi scellé mon sort, car je savais mon inventivité épuisée. Conscient que rien ne me viendrait à l’esprit après l’iPad, j’avais décidé d’en faire mon chant du cygne. Mon narcissisme avait sacrifié ma vie à mon mythe. Je réfute ces allégations.

Comment, en route vers le nirvana, ai-je pu être, moi le bouddhiste végétarien, réincarné en chien sur une terre d’islam ?

J’exclus la sanction d’un mauvais karma. Ma vie personnelle s’est limitée à des péchés véniels. S’ils méritent une réincarnation en animal dans le quart-monde, alors je verrai sous peu rappliquer toutes mes connaissances à quatre pattes.

À la tête d’Apple, j’ai toujours été soucieux d’éthique, c’est bon pour les affaires. Mes inventions ont illuminé les jours de centaines de millions de personnes. À ma mort, j’ai été plus pleuré que le pape et Lady Di réunis.

Il y avait bien ma supposée tyrannie, dénoncée par une poignée d’employés entrés chez Apple comme ils auraient franchi le seuil du Panthéon : pour savourer le repos éternel. La société était à leurs yeux une gigantesque planche à billets qu’ils regardaient tourner, les bras croisés et, moi, le conducteur de rickshaw chargé, à la force du jarret, de les conduire à la fortune, tandis qu’ils se prélassaient sur la banquette. Engraissés de salaires mirifiques et plans d’actions obscènes, ils refusaient de comprendre que mon extrême réussite était le fruit de mon extrême travail et, inconditionnels de la franchise si c’était pour leur tresser des lauriers, s’offusquaient que je leur mette le nez dans leur fumisterie. Tyrannie ? Bon sens.

Comme bouddhiste, j’ai offert à ma religion des milliards de dollars en publicité gratuite. Je l’ai promue sans fanatisme, dans le respect de ses concurrentes, dont les fidèles étaient d’excellents clients. Le commerce est une école d’œucuménisme.

Posant le fondement de son succès futur, j’ai réconcilié le bouddhisme avec l’argent et l’ai dégagé de la caricature obsolète du moine faisant la manche entre deux siestes méditatives. J’ai montré par l’exemple que la méditation, loin d’être stérile, était l’antichambre de l’invention et l’illumination de Bouddha son étincelle : créer des systèmes de pensée ou d’exploitation, c’est du pareil au même.

Les produits d’Apple, en repoussant les limites du monde physique, fournissent à la méditation une matière infinie, plus les moyens de mettre ses leçons en pratique. Avec eux, l’empathie n’a plus d’excuse pour ne pas passer à l’acte : l’amour des autres n’est qu’à un clic d’un don ou un engagement. Apple a ouvert à ses clients l’autoroute vers l’amour universel et en perçoit les péages.

Je ne peux croire que les puissances qui nous dépassent m’aient rétrogradé sciemment au statut de chien sur un tas d’ordures, ce serait avouer leur mesquinerie et leur jalousie. J’exclus aussi la vengeance de mon père musulman ou d’un concurrent ; la vie des affaires m’a enseigné que la malveillance était moins répandue que l’incompétence.

Ma mésaventure est juste la triste preuve que l’au-delà bouddhiste est géré en dépit du bon sens. C’est le charme et la faiblesse de cette religion qu’elle doute d’en être une et ne vit pas sous le joug d’un Dieu tonnant et tyrannique, mais capable d’imposer l’ordre dans sa boutique. Le plus imbécile employé d’Apple, saoul ou stipendié par la concurrence, n’aurait pu commettre une bourde de la magnitude de celle qui m’accable ; nos procédures l’en auraient empêché.

Je crois les préposés à la réincarnation boud-dhiste dépassés par leur succès. Je vois, dans des hangars et sur des rayonnages à perte de vue, entassés selon un classement au secret perdu, débordant de chemises au papier décoloré, des dossiers sans nombre, énormes et incomplets, aux feuilles couvertes de l’écriture illisible de générations de portiers de l’illumination, dont la numérisation, à peine entamée, ne finira jamais. Je subodore, pour le traitement des réincarnations, une marche balbutiante vers l’automatisation, des algorithmes et applications chargés de toute la sagesse de Bouddha, mais plus bourrés d’erreurs qu’une camelote de Microsoft et, avant le nirvana douteux de l’infaillibilité numérique, un âge de chaos dont je fais les frais.

Les bouddhistes fervents, qui contrôlent leur karma avec plus de soin que leur poids et se refusent des mauvaises actions comme des friandises trop appétissantes pour ne pas mettre en péril leur existence suivante, seraient scandalisés d’apprendre que leurs chargés de clientèle dans l’au-delà égarent leurs dossiers ou ne les ouvrent pas, et estiment le karma à la louche ou d’un lancer de dés, quand ils ne le pêchent pas dans les usines à ragots d’Internet. Ils avaient peut-être découvert là ma tyrannie et décidé de me réincarner en chien, comme d’autres m’auraient rééduqué dans une mine de sel, si leur incompétence ne s’était pas contentée d’inverser mon dossier avec un autre. Un parasite qui partageait mon état-civil a longtemps tenté de se faire passer pour moi et semé sur son parcours des impayés très au-dessus de ses moyens afin que j’en hérite. Après des années d’insuccès, peut-être a-t-il réussi le vol d’identité parfait et flotte-t-il, sans comprendre pourquoi, dans un nirvana qu’il est incapable d’apprécier, tandis que je paye les pots cassés de l’épouvantable karma qu’il a accumulé à tenter de me nuire.

J’étais victime de l’incurie que j’avais combattue toute ma vie.

*

La question de la religion m’a toujours paru mal posée. Pour moi, elle n’est pas « Dieu existe-t-il ? » mais « Tous les dieux existent-ils ? » et j’ai l’intuition que la réponse est « Oui ».

La nature a horreur des monopoles. Même Apple ne régnera jamais sans partage. Le consommateur gardera le droit de se tromper. Je ne crois pas davantage que tous les monothéismes sont à peine des points de vue différents du même Dieu, comme si toute l’électronique du monde sortait de la même usine, mais sous des marques diverses. Si Dieu était unique, son paradis n’existerait pas ou serait un enfer ; sans concurrence entre les divinités, l’homme n’aurait pu négocier sa place dans l’au-delà.

Avec ces convictions, je ne me pardonne pas d’avoir mis toutes mes pommes dans le panier bouddhiste. Une réincarnation en chien au lieu de l’illumination avait de quoi reconvertir au christianisme ou à l’islam. J’aurais demandé un transfert dans le paradis chrétien ou discuté le nombre de vierges dont l’islam était prêt à payer mon passage dans ses rangs, si mon père et ma mère biologiques ne m’avaient dégoûté à jamais de leurs religions. Je regrette aujourd’hui mon intransigeance. Ma fortune m’aurait acheté assez d’indulgences pour m’assurer une place de choix parmi les bienheureux catholiques et aurait convaincu le plus sourcilleux calviniste que j’avais reçu dix fois la grâce.

J’aurais pu me rabattre sur les petites chapelles de tout acabit qui vivotaient sur le marché de l’au-delà, mais je doutais de leur capacité à tenir leurs promesses d’éternité. Me restaient comme issues de secours l’hindouisme, mais je n’y avais jamais rien compris, et le judaïsme. Je faisais confiance à Yahvé, un des pionniers du marché qui n’avait jamais sacrifié la qualité à la quantité, pour gérer sa petite – en regard des oligopoles concurrents – entreprise du feu de Dieu, mais il me semblait assez ombrageux et susceptible pour traiter pire que des chiens les âmes qui auraient vu en lui leur plan B et je m’étais abstenu de frapper à sa porte.

Perfectionniste, je m’étais engagé pour l’éternité bouddhiste sans parachute de secours : qui part encore en voyage avec une seule carte de crédit ? Puni de mon inconséquence, je demeurais coincé dans ma nouvelle peau, sans numéro gratuit à appeler pour changer de religion comme d’opérateur téléphonique, ni d’association de consommateurs à alerter sur l’injustice de mon sort.

*

Il y avait deux semaines que j’étais là. Je m’accommodais de mon mieux de ma nouvelle vie, mais ne capitulais pas. Dans ma tête, j’étais toujours Steve Jobs. C’était l’essentiel.

Occuper la peau d’un chien était une expérience étrange, comme se trouver aux commandes d’un jet primitif. Je planais au ras des trottoirs sans savoir comment. Mon corps se résumait à un bout de mufle. Sans rétroviseurs, il fallait me contorsionner pour former une petite idée de ce à quoi je ressemblais. Mes angles morts me rendaient vulnérable aux attaques latérales et par l’arrière. Les sadiques en abusaient depuis la nuit des temps.

Six jours, j’avais refusé de voir la réalité en face. Le septième, je m’étais posté devant la façade vitrée d’une agence de l’Islami Bank et j’avais levé les yeux. Ma vue ne me surprit, ni ne me causa de joie. Je ressemblais à tous les bâtards croisés depuis mon arrivée. Je n’avais nulle idée de mes ascendances, sans doute bâtards de père en fils depuis trop longtemps pour se rappeler l’existence de chiens de race. J’étais bas sur pattes, robuste d’aspect, sans une once de graisse. L’absence d’infirmités témoignait de ma jeunesse. Mon pelage était fauve si j’avais voulu me vanter, brun sale sinon. J’avais un museau pointu, deux petites oreilles triangulaires, un regard sans grande intelligence et une ridicule queue en tire-bouchon. Je me trouvais pourtant un troublant air de famille avec moi-même : quelque chose du poil ras, poivre et sel, de mes joues et mon crâne, et de la silhouette efflanquée de loup des steppes, que j’avais cultivée mes dernières années. Le Steppenwolf était devenu un bâtard des bidonvilles.

Le mot était insultant mais, appliqué à un chien, ne choquait personne. Autant nous louangions le métissage des races humaines – j’en avais à mes heures testé de prodigieux prototypes –, autant, s’agissant de chiens, notre esprit rétrogradait et ne jurait que par le pedigree et la pureté de la race, fût-elle affligée de la laideur du teckel.

Je ne manquais pas de congénères dans les rues de ma nouvelle ville. Les convaincre de se désintéresser de moi impliquait un minimum de sociabilité. Je fus stupéfait de découvrir que les chiens communiquaient aussi mal entre eux qu’avec les humains. Leur langage se résumait à ce que nous en connaissons : aboiements modulés par les émotions primaires – menace, peur, douleur, gratitude –, langue pendante, queue et oreilles tournicotantes, jeux de crocs.

J’obtempérais distraitement aux obligations de ma vie canine, comme si un système d’exploitation dédié s’en chargeait pour moi. Je n’avais pas à me demander où et quand lever la patte, me gratter ou hurler. J’intervenais à peine quand je souhaitais agrémenter d’un grain de sel les activités de mon espèce provisoire, afin que mon passage dans ses rangs bénéficie à son évolution. J’organisai ainsi un raid dans le hangar d’un grossiste en légumes, où ma tactique de diversion sans précédent réussit au point d’inquiéter. Je fus regardé de travers, comme si leur instinct chuchotait à certains de mes pairs que je n’en étais pas vraiment un.

Pour convaincre de ma normalité, j’honorai poliment quelques chiennes en chaleur, mais mon manque d’entrain renforça les soupçons. Ma libido restait solidement campée dans mon ancienne vie et des érections me surprenaient, aux yeux de tous, au passage d’une femelle aux charmes dévoilés. Je fus jugé pervers, ce qui était un moindre mal.

Je savais désormais où j’étais : Dacca, la capitale du Bangladesh ; des signes en alphabet latin, des titres de journaux me l’avaient appris. Dacca offrait à ses populations humaine et animale parmi les pires conditions de vie au monde, mais pouvait s’enorgueillir de sa différence. Proie de choix des catastrophes naturelles, Dacca résistait bien au raz-de-marée de la globalisation. Les enseignes qui s’affichaient aux quatre coins de la planète ne s’aventuraient pas dans ses taudis, les Occidentaux guère davantage : j’en avais compté huit depuis mon arrivée, plus douze Japonais. Son bruit, sa crasse, sa misère, ses grouillements étaient devenus mon ordinaire. Les matins où les yeux me piquaient moins, je trouvais à l’air un parfum de montagne. Seule la presse des vieux quartiers outrepassait mon pouvoir d’assimilation. Je n’y étais retourné qu’au cœur de la nuit, quand leurs trottoirs se transformaient en dortoirs pour mendiants et chiens mêlés, enroulés dans des haillons ou des sacs de riz.

J’avais déniché à Dacca un jardin secret, dans un parc voisin des universités, à l’ombre de deux arbres siamois, unis à jamais par leur tronc, face à une tentative de plates-bandes et des bancs publics où des amoureux se touchaient du bout des doigts, dans l’appréhension d’un court-circuit. Là, j’étais vraiment moi-même, Steve Jobs, le vacarme de la ville réduit à un acouphène, et appliquais mon génie à la résolution de mon mauvais sort. À défaut du petit-frère de l’iPad, j’inventerais le moyen de me tirer d’affaire.

Au crépuscule, je gagnais les abords du stade national. Les mœurs s’adoucissaient avec la lumière et la température. Le trafic s’apaisait et abandonnait à la population des bouts de rues. Des vendeurs de tout poil les investissaient et déballaient leurs marchandises. Il y avait des livres, enveloppés avec soin dans des films en plastique, en bengali et en anglais : des cours, des traités religieux, de la fiction, et une réalité qui la dépassait : ma vie. Soir après soir, elle s’étalait sur les trottoirs et je contemplais avec nostalgie, reproduit presque à perte de vue sur les couvertures, mon visage à peine retouché, ce regard acéré où une pointe de malice semblait mettre en garde contre le contenu de l’ouvrage.

Les livres coûtaient une fortune locale et partaient comme des petits pains. C’était un bien faible prix pour être un génie pendant six cents pages, et milliardaire presque aussi longtemps. Les acheteurs déchiraient l’emballage avec la même urgence maladroite que l’enveloppe d’un préservatif et se plongeaient dans ma vie comme s’ils assouvissaient un besoin naturel.

Au fil de mes journées, je croisais mes lecteurs, debout, assis, accroupis, dans la foule des rues et des bus, marchant, crachant, mangeant. Partout et toujours, ils me dévoraient. J’en avais surpris un, qui me camouflait au creux de son Coran pour m’étudier dans la tranquillité de sa mosquée. Je les regardais avec bonheur gober goulûment les contes et légendes que j’avais concoctés, et mon biographe fidèlement rapportés, pour leur édification sur ma vie et Apple.

La société devait son nom à mon goût pour les pommes ? Peut-être. Le a d’Apple marquait aussi le début de l’alphabet et d’une ère, où l’usage de l’ordinateur serait aussi naturel que croquer une pomme. Notre réussite a dépassé nos attentes : certains croient le fruit nommé en l’honneur de la société. Nous avions croqué la pomme pour être chassés du jardin d’Eden et créer le nôtre.

Selon des contes et légendes non autorisés, Eve était ma mère, coupable du péché originel, mon abandon. Partout, à tout instant, le nom et le logo de la société le lui rappelaient, comme l’œil aux trousses de Caïn jusque dans la tombe. Ma mère m’avait abandonné de crainte d’être déshéritée si elle épousait mon père biologique. Pour me venger, j’avais amassé une fortune dont je l’avais privée.

J’aurais aimé dédicacer ces exemplaires de ma vie d’un coup de patte, mais leurs acheteurs ne voyaient en moi qu’un bâtard ; je réalisai pour la première fois qu’aux yeux de beaucoup, tout au long de mon existence, par mon caractère ou ma naissance, croisement illégitime d’Arabe et d’Anglo-Saxonne, je n’avais été que cela. Les étroits d’esprit qui veillaient si mal sur la réincarnation bouddhiste avaient pu raisonner de même et leur humour potache jugé amusant de me réincarner à l’identique : de bâtard en bâtard.

J’avais recensé quatre boutiques agréées par Apple. Chaque jour, j’accomplissais ma tournée d’inspecteur des ventes. À l’encontre des autres commerces, elles ne se répandaient pas sur la chaussée mais s’abritaient, comme les banques, derrière des parois de verre. Elles semblaient des bocaux où s’exposaient des échantillons du vrai monde, le mien. Je me posais sur mon séant et des passants s’arrêtaient comme moi. Ensemble, nous contemplions, derrière la vitre, mes inventions, aussi rutilantes que la pomme qui les marquait, sur des présentoirs immaculés. L’élite globalisée de la ville, vêtue à l’occidentale, un sourire extatique aux lèvres, écoutait des vendeurs aussi lisses et bien finis que leur marchandise en vanter les infinis mérites. Convaincus, les clients déballaient leurs cartes de crédit comme les épouses d’un harem, à la recherche de celle qui satisferait leur désir.

À la sortie des nouveaux propriétaires de l’une de mes inventions, c’était ridicule mais plus fort que moi, je me frottais, comme le plus stupide des chiens, à leurs jambes. Au mieux, ils ignoraient mes marques non sollicitées d’affection, les yeux et l’attention rivés à leur nouvel appendice, qui les connectait un peu plus au monde et coupait tout autant de Dacca. Conscient de les importuner, je continuais pourtant avec un entêtement masochiste. J’aurais voulu leur crier qui j’étais, mais mes aboiements les exaspéraient à peine et je recevais, au lieu d’un regard, un coup de pied. Porté, non par une sandale ou des orteils nus, mais la pointe d’une chaussure du meilleur cuir, il me blessait les côtes et l’ego.

À force de maltraitance, je me reprochais mon indifférence passée aux chiens. Il y avait trop de pathétique d’un côté et de cruauté de l’autre dans ces offres de tendresse rejetées et ces amours malheureux bégayés à l’infini. Je me demandais avec sérieux si le chien n’était pas le plus fidèle ami de l’homme, car tous étaient comme moi des humains déchus, victimes d’un accident de réincarnation et désespérés de se faire reconnaître pour ce qu’ils étaient et le redevenir.

Avons-nous inventé les centaures, les sphinx et les sirènes, car nos souvenirs embrouillés superposent nos vies d’homme et d’animal ? Est-ce parce que les hindouistes ont connu des vies de vache bien plus heureuses que leurs existences humaines qu’ils les ont rendues sacrées, ou par intuition qu’ils se réveilleront un jour dans leur peau, qu’ils leur ont assuré ce privilège ? Ces chiens qui, sur les pistes de cirque, marchent sur deux pattes, font de la bicyclette, se travestissent en hommes et femmes, sont prêts, sur les vidéos de YouTube, à tout pour que nous les regardions, ne nous hurlent-ils pas : « Reconnaissez-moi, vos yeux et mon apparence vous trompent » ? Devant leurs numéros, nous murmurons : « Il ne leur manque que la parole », sans oser prendre l’expression au pied de la lettre. Incapables d’admettre que nous n’avons pas affaire à des chiens qui nous singent, mais des hommes enfermés dans une peau de chien, nous laissons leur appel au secours sans réponse et les abandonnons à leur sort : habitants du purgatoire bouddhiste.

Même si leurs appareils étaient sous le rapport de l’intelligence aussi éloignés d’un iPhone que, par la géographie et l’hygiène, Dacca de Zurich, presque tous les habitants de la ville communiquaient à leur faim. Privés de tout, ils se serraient encore la ceinture pour s’offrir un téléphone portable. Jusqu’au dernier conducteur de rickshaw en possédait, preuve que mes inventions, quoi qu’en ricanent certains imbéciles, sont tout sauf des gadgets. Elles participent du ergosum, communiquer est le besoin primaire de l’humanité. Même sans rien à dire, le conducteur de rickshaw téléphonait pour se rassurer sur sa propre existence : tant qu’il avait accès au réseau et sa voix circulait sur les ondes, il se savait toujours de ce monde. J’avais connu de raisonnables professeurs d’université, qui, privés d’accès à leur messagerie Internet, y avaient vu l’annonce de leur mort.

Ce marché immense et à peine solvable stimulait l’esprit d’entreprise. Assis en tailleur sur les trottoirs, des bricoleurs géniaux rafistolaient et assemblaient avec deux fois rien – un fil électrique, un transistor – des téléphones qu’ils vendaient trois fois rien. Dans leurs repaires installés sous les tribunes du stade national, des pirates faisaient trafic, au vu et su de tous, de rêve frelaté. Ils négociaient au mieux de la contrebande, plus souvent de la contrefaçon. Les piles de caisses, marquées du logo d’Apple comme de la garantie suprême de qualité, contenaient des trognons ou des fruits pourris.

Quand leur fraude sur mon dos me révoltait trop, j’allais hurler devant leurs boutiques à m’en rendre presque sourd. Je montrais mes crocs aux chalands, les chassais et les mordais s’ils revenaient malgré mon veto. C’était combattre des moulins à vent, je le savais. J’étais sans illusion sur l’efficacité de ma guérilla, mais l’agacement, puis la rage, des pirates à mes apparitions me payaient de mes efforts.

Dans ces moments, j’avais du bonheur à être chien. Je débranchais ma raison et m’abandonnais à mes instincts animaux. Une fois débarrassé de ma peau de bâtard, je l’enfilerai avec plaisir à nouveau quand les combats juridiques contre les faussaires et les voleurs de brevets ne produiront que d’extravagantes factures d’avocats. Après Don Diego de la Vega et Zorro, Clark Kent et Superman, et bien d’autres, il y aura Steve Jobs et le Bâtard masqué, le Justicier aux crocs d’acier. Des litiges commerciaux encalminés dans le pot-au-noir des procédures trouveront en quelques coups de mâchoires un dénouement heureux.

Un jour, combinant mes instincts de bête et ma résolution humaine, je menai une meute de mes congénères à l’attaque d’une de ces boutiques, dont le propriétaire avait envoyé trois sbires armés de barres de fer à mes trousses à ma dernière visite. Il faisait nuit, c’était l’heure de la fermeture, les vendeurs rangeaient les marchandises. Il ne s’agissait pas de piller, mais juste de détruire. Mes troupes s’en donnèrent à cœur joie, moi aussi. Je saisis un peu de la jouissance des casseurs lors des manifestations humaines, puis sonnai le repli à l’arrivée de la police, ameutée en désespoir de cause par le commerçant. En sus des pertes subies, il lui faudrait graisser des pattes pour fermer les yeux des autorités sur la provenance des biens détruits.

Après ce triomphe, je caressai l’idée de fédérer les bâtards de Dacca en bande organisée. La ville était assez chaotique pour qu’un gang de chiens résolus fasse régner la terreur et instaure un pouvoir mafieux sur quelques pâtés de maisons. Ce ne serait pas la planète des singes, mais le quartier des chiens. Les terrains vagues ne manquaient pas, où installer un camp fortifié et, de là, racketter les commerçants : s’ils ne nous versaient pas une dîme en nature, nous ravagerions leurs magasins.

Créateur d’Apple, je deviendrais roi des bâtards de Dacca. Face au défi de ma réincarnation à quatre pattes, je me réinventerais en Robin des Bois des chiens, comme un champion olympique du lancer du poids se reconvertirait en torero.

Je convainquis deux bandes de rejoindre mes troupes et entraînai ma horde à l’assaut d’une boucherie et deux restaurants. Nos raids furent triomphaux. Les propriétaires de ces commerces qui ne m’avaient rien fait reçurent le message avec le pragmatisme des gens d’affaires. À notre passage suivant, ils nous invitèrent à manger leurs meilleurs morceaux. Les chefs des bandes que j’avais fédérées à ma meute mastiquèrent leurs côtelettes en me fixant pensivement. Durant les attaques, l’expertise de leur violence, sa cruauté raffinée m’avaient convaincu que, même s’ils l’avaient oublié, eux et leurs combattants avaient été dans une vie récente, comme moi, des hommes : mauvais garçons, trafiquants, exécuteurs, professionnels du crime organisé, dont la réincarnation en chiens ne devait rien à une erreur.

Je ne voyais plus la réincarnation comme un jeu de l’oie vers le nirvana, dont chaque case aurait été une vie possible et le karma les dés. J’imaginais plutôt des filières prédéfinies, où chaque vie conduisait presque à coup sûr à la suivante, comme se montent dans une entreprise un à un les degrés de la hiérarchie, sauf karma exceptionnel dans le bien ou le mal. Il existait des chemins de grande randonnée et des autoroutes vers l’illumination, où les mêmes individus avançaient côte à côte, de vie en vie, sans se reconnaître, comme des pèlerins ne sachant de leur itinéraire que l’étape du jour. De même, des sentiers de perdition n’arrivaient jamais nulle part ou tournaient en rond pour l’éternité. Au fil des siècles, mes chiens de combat s’étaient peut-être entre-tués sans le savoir, enrôlés dans des armées ennemies, ou avaient guerroyé sous la bannière des mêmes princes. Peut-être avaient-ils connu une fois la paix et cultivé la terre de villages voisins. Je les voyais dans leur prochaine vie enfants-soldats ou piranhas.

S’ils avaient été de tels hommes, les deux chefs de meute, dont les regards me déchiquetaient déjà comme une côtelette de plus, ne m’abandonneraient pas le pouvoir sans lutte. J’avais appris à la dure les couteaux tirés et les poignards dans le dos des conseils d’administration, mais, à mon arrivée à Dacca, j’étais puceau en violence physique. Ma vie de chien m’avait déniaisé, mais je restais un enfant de chœur face à mes deux rivaux. Mon monopole de l’intelligence me permettrait sans doute de m’en défaire par la ruse, les livrer à la police ou les monter l’un contre l’autre, mais ce ne serait que partie remise. Je ne pourrais éternellement fuir le duel de chien à chien pour légitimer mon pouvoir. Même victorieux, je serais condamné à la fuite en avant sans fin des conquérants. Il faudrait toujours plus de succès, de butin, pour assouvir les désirs de mes vassaux et qu’ils ne lorgnent pas ma place. La trahison qui avait mis fin à mon premier règne chez Apple me l’avait enseigné et seul mon incroyable réussite à la tête de la société à mon retour d’exil m’avait abrité d’un putsch. Comme je ne pouvais exiger de chiens qu’ils soient cartésiens, la prudence m’obligerait à la paranoïa : chaque printemps, j’exterminerais ma garde rapprochée à titre préventif.

De Robin des Bois, je me ferais Caligula et, à vivre avec des chiens, en deviendrais toujours plus un. Je ne serais plus Steve Jobs qu’à mes heures perdues et de sommeil. Il y a des milliers d’années, les chiens avaient eu l’intelligence de se mettre au service de l’homme pour devenir moins bêtes. Les chiens de Dacca remontaient le cours de l’histoire vers la sauvagerie. À quoi bon prendre leur tête dans la mauvaise direction ? Je devais me réinventer, pas me trahir et, loin de vouloir donner un sens à ma vie de chien, y mettre fin.

Je partis comme j’étais venu et personne ne me retint. Je n’avais jamais été un des leurs.

*

Un après-midi de méditation à l’ombre de mes arbres siamois, j’eus une illumination digne de moi et Bouddha. J’avais fait fausse route. Je n’étais pas ici par erreur. Ma réincarnation en chien, à Dacca, s’inscrivait dans un plan. Sinon, comment expliquer la survivance de ma conscience en tant que Steve Jobs ? Mon âme éternelle aurait pu subir la même mésaventure sans que j’en sache rien.

J’avais été réincarné, mais aussi, moi Steve Jobs, ressuscité. Ma conscience, qui aurait dû disparaître, survivait. Une deuxième vie lui avait été offerte, fût-ce dans un corps de chien. Il fallait une raison impérieuse à ce traitement hors du commun.

Je n’avais pas été choisi par hasard, mais pour mener à bien une mission dont moi seul étais capable : j’étais l’élu. Quelle était-elle ? J’en trouvai une seule digne de moi, elle répondait aussi à mon objectif personnel : me faire reconnaître, dans cette peau de bâtard, pour qui j’étais bel et bien toujours, Steve Jobs. En plus de me tirer d’affaire, je démontrerais la vérité du bouddhisme et la réalité de la métempsycose. Le succès de ma mission m’introduirait au nirvana, je serais assis pour l’éternité à la droite de Bouddha.

*

Manchot de fait, j’y voyais l’un des aspects les plus déprimants de ma situation. En lieu et place de mes bras et mains, j’avais hérité de deux pattes antérieures à peine plus utiles que les roulettes d’appoint des vélos d’enfant : rudimentaires au point de sembler nier les lois de l’évolution, elles m’évitaient la chute et rien d’autre. Toutes les fonctions nobles, comme me propulser ou me gratter, relevaient des pattes postérieures.

Chez Apple, les mains avaient été l’objet de tous mes soins. Je leur avais offert le meilleur de moi-même, de la souris à l’iPad, et misé sur elles le sort de la société. Elles n’avaient pas déçu ma confiance. Toujours à la hauteur de mes attentes, elles avaient apprivoisé mes inventions bien plus vite que les couverts de table et mieux que la télécommande du magnétoscope. Le triomphe d’Apple avait créé des centaines de millions de virtuoses du clavier. Le surcroît d’agilité de nos mains nous a rendus plus intelligents. Les anthropologues du futur reconnaîtront la contribution d’Apple à l’amélioration du genre humain : l’index et le majeur deviendront les stylets réclamés par nos produits, le pouce ne sera plus un vilain petit canard ; c’est ma fierté d’avoir confié à cet éternel acteur de soutien le premier rôle dans l’envoi des SMS.

N’ayant jamais vu un chien savant utiliser un iPad, je cherchai la partie de mon anatomie capable de se substituer à mes mains. Mes pattes et mon museau étaient trop grossiers et maladroits. Mes oreilles, n’y pensons pas ; ma queue encore moins. Ma langue savait à peine pendre. Restaient mes crocs. Je fouillai la terre au pied de mes arbres siamois et dénichai la brindille parfaite. Je la saisis entre mes dents et, dès lors, m’entraînai d’arrache-pied. J’appris à mes mâchoires à atteindre, du bout de la brindille, des cibles toujours plus réduites. Cette escrime épuisante requérait une concentration hors du commun. J’exigeais de mes mâchoires ce qu’aucun chien n’avait jamais demandé aux siennes. L’invention de la souris avait de même lancé aux mains un défi inédit : désarçonnées, elles n’en avaient d’abord tiré que des sauts erratiques du curseur aux quatre coins de l’écran, puis l’avaient domptée au point d’être obéies à la moindre pression d’un doigt. Mes mâchoires devinrent peu à peu des pinces de précision honorable.

S’il y avait eu à Dacca un magasin Apple, je me serais installé à demeure devant sa porte et aurais entamé une grève de la faim pour obtenir le prêt d’un iPad. Parvenu à mes fins, j’aurais fait la démonstration, ma brindille entre les dents, des fonctions les plus méconnues de l’appareil et un esprit éclairé aurait reconnu ce que cachait ce prodige.

Mais il n’y avait pas de boutique Apple à Dacca et je n’avais pas le luxe d’attendre qu’une s’ouvre ; mes parents biologiques m’avaient appris très jeune à ne compter sur personne.

Le magasin le plus proche de la société était à Calcutta. La ville avait fait de la misère du monde son fonds de commerce, tandis que Dacca la traînait encore à son passif. Mère Teresa y avait été, Apple se devait d’y être : nous poursuivions le même combat par des voies différentes. Calcutta était à moins de mille kilomètres de Dacca et les histoires de chiens parcourant des immensités afin d’être réunis avec leur maître m’avaient toujours attendri. Mais, pour une issue heureuse, combien de cadavres sur la route ? Entre les aléas de la circulation et du ravitaillement, la cruauté des hommes et de mes congénères, les bêtes sauvages et les risques de tout passage clandestin de frontière, même à quatre pattes, mes chances d’atteindre vivant Calcutta seraient voisines de zéro, celles ensuite d’être reconnu guère meilleures, mes expériences à Dacca étaient là pour le dire. À quoi bon tous ces risques pour récolter les mêmes coups de pied qu’au premier coin de rue ?

En toute honnêteté, ces excellentes raisons de ne pas bouger, je les ai construites a posteriori. Je partis bel et bien pour Calcutta : au nom de l’esprit d’entreprise ; je n’aurais jamais rien créé si je m’étais inquiété des difficultés. Le premier jour, je n’atteignis pas les limites de la ville. Le second, des traces de vert commencèrent à grignoter sa grisaille. Le troisième, j’étais à la campagne. Je traversai des rizières, des villages ; des paysans travaillaient dans les champs. La route avait deux voies et pas de bas-côtés. Les camions y roulaient à tombeau ouvert. Parfois, ils tentaient de m’écraser. L’un faillit y laisser sa peau. La chaussée était jonchée de cadavres d’animaux : hérissons, lièvres, corbeaux, chiens. Ce n’était pas ragoûtant, mais, en dernier recours, je ne mourrais pas de faim.

La route entra dans une forêt aérée, aux arbres minces et longs. Je repérai à travers les buissons un sentier qui lui semblait parallèle. Je m’y abritai de la circulation et du soleil, puis marchai longtemps sur le sol sablonneux, l’esprit déjà au franchissement de la frontière. Le sentier se fit plus difficile à suivre. Plusieurs fois, j’hésitai sur ma direction. Enfin, il disparut tout à fait. La forêt s’était transformée sans que j’y prenne garde. Elle était désormais dense et broussailleuse, ses arbres massifs et emmêlés de lianes. J’étais dans une jungle et je m’aperçus que je n’entendais plus la route. Je décidai de revenir sur mes pas, mais ne les retrouvai pas. Une sueur froide couvrit mon dos. Le crépuscule arriva sans que je retrouve mon chemin. Je me réfugiai dans le tronc creux d’un arbre mort. La nuit tomba et je ne vis plus le bout de mon museau. La forêt s’éveilla et se remplit de bruissements, grattements, craquements, cris, battements d’aile, plus lugubres les uns que les autres dans l’obscurité impénétrable. Un corps glacé me frôla et mes poils se dressèrent comme un seul homme. J’avais toujours eu la phobie des serpents. Je creusai un trou dans la terre et m’y roulai.

Un inventeur a besoin d’imagination, mais j’avais toujours su tenir la mienne en laisse. Je l’avais dressée à résoudre des problèmes concrets, au lieu de poursuivre des chimères. Cette nuit, elle m’échappa. Les contes d’enfants perdus la nuit en forêt, qui m’avaient laissé de glace à cinq ans, remontèrent me terroriser des tréfonds de ma mémoire. À chaque feulement, j’entendais un tigre. Le coassement des crapauds me donnait la chair de poule. Tous les habitants de la forêt, je l’aurais juré, me scrutaient. J’étais le seul aveugle dans la nuit noire. J’avais pénétré sur leur territoire et ne le quitterais pas vivant.

Je l’étais par bonheur encore, quand une aube glauque, enfin, arriva. Les rayons du soleil furent d’une lenteur scandaleuse à percer les feuillages, puis une lumière dorée coula jusqu’au sol. La forêt se rendormit, comme si seuls des vampires la peuplaient. Le silence régna. Je tentai de rire de mes angoisses. Je n’y parvins pas et repartis en quête de la route. Incapable de situer le soleil, je me fiai au hasard. Le sol devint spongieux et la jungle se mua en marécage. Ma progression se fit laborieuse. Je crus avoir abouti quand je vis une trouée à travers les arbres, mais, au lieu de la route, trouvai une rivière. J’y plongeai et vérifiai avec soulagement que je savais nager, pas très bien. L’autre rive atteinte, je la longeai dans le sens du courant. J’avais parcouru quelques centaines de mètres, quand une de mes pattes resta prisonnière du sable. Je compris le piège dans l’instant, mais déjà trop tard. Mes autres pattes restèrent bloquées à leur tour. Je tentai de me dégager et m’enfonçai davantage. Je retins mon souffle. Figé, j’eus l’espoir que ma situation n’empirait plus, puis le sable se remit à m’aspirer insensiblement, comme pour étirer son plaisir. La panique de la nuit revint et s’intensifia encore. J’aurais pu trouver manière moins atroce de mourir. Le sable finissait d’engloutir mon dos, quand je me rappelai que je savais aboyer. Je hurlai et m’enfonçai un peu plus, mais ne m’arrêtai pas : je hurlerais jusqu’à mon dernier souffle. Il approchait, quand un vieil homme apparut sur une pirogue, aussi ponctuel que la cavalerie des westerns. Au cinéma, j’aurais souri. Là, mes yeux se mouillèrent. Il m’envoya une corde, je la saisis entre mes dents. Le vieil homme tira, l’entraînement de mes mâchoires servit à quelque chose. Il me recueillit sans un mot dans sa pirogue et nous descendîmes la rivière jusqu’à son village. L’eau était claire, je m’y lavai. Mon sauveteur était pêcheur et vivait seul dans une case en terre au toit de fagots. Il m’offrit à manger et l’hospitalité pour la nuit. Je crois qu’il aurait aimé que je reste plus longtemps, mais le lendemain, je partis avant que lui et le soleil se lèvent. Il était le premier bon Samaritain que croisait ma vie de chien et j’étais incapable de le remercier. La route passait à deux cents mètres du village. Je la pris dans la bonne direction, vers Dacca, toujours au nom de l’esprit d’entreprise, car il ne devait pas conduire au suicide.

Après trois jours de marche sans histoire, je retrouvai la ville avec un authentique plaisir : bon gré mal gré, j’y étais un peu chez moi et, si ma présence relevait d’un plan supérieur, ce n’était pas pour que je mène à bien ma mission à Calcutta.

Il y avait toutefois un périple qui captiverait l’attention du monde : rejoindre la Californie, Cupertino, le siège d’Apple, comme un saumon remontant le cours de sa rivière natale. La crasse inscrite dans mon pelage attesterait de mon point de départ et mon parcours, et les médias planétaires me convoiteraient à nouveau, comme aux plus beaux jours de mes conférences de presse.

Ulysse de retour à Ithaque avait été reconnu par son chien. Devant l’impossibilité de pareille issue, il me fallait souhaiter qu’un employé d’Apple « pense autrement » pour de bon et énonce l’impensable. Mais la Californie était presque aux antipodes de Dacca et aucune terre ferme n’y conduisait. Je partis en reconnaissance à l’aéroport. Trois jours de cache-cache avec la police des frontières m’apprirent que, si embarquer une valise d’explosifs était un jeu d’enfant, s’envoler pour un chien sans maître était une autre paire de manches.

Je découvris aussi que plus d’Occidentaux venaient à Dacca que je le pensais. Comme je n’en croisais presque aucun en ville, je me demandai où ils disparaissaient. Je suivis de l’aéroport le taxi d’un passager au teint frais de première classe. Ma filature me mena, sans besoin de prouesse athlétique vu la vitesse de la circulation, à un hôtel de béton gris aussi étoilé que la voie lactée. Mon voyageur disparut dans un hall, dont quatre cerbères à oreillettes et pistolet à la ceinture flanquaient l’entrée comme des cariatides.

J’inspectai les alentours et découvris l’ambassade américaine à deux pâtés de maisons. Son architecture de place forte, ses murs couronnés de barbelés, ses abords plantés de herses et de sacs de sable l’identifiaient plus sûrement que le drapeau pendu tristement à son mât. Mes vies bégayaient, il me fallait de nouveaux parents adoptifs pour quitter le pays et retrouver le mien. Je ne pouvais rêver meilleur endroit pour entamer ma quête. J’étais à vingt mètres de l’enceinte, quand un policier militaire me mit en joue comme un bâtard suicidaire bourré de poudre. Sa gâchette semblait le démanger, et qui pleurerait un cabot sans famille ? Je rebroussai chemin et lui souhaitai une vie de chien dans sa prochaine existence. Je m’allongeai au coin de la rue, sur le trottoir opposé, à l’ombre d’un frangipanier.

Le soleil venait de se perdre dans les voiles de pollution, quand le portail en acier de l’ambassade s’ouvrit sur une limousine à silhouette de char d’assaut : noire, longue comme dix rickshaws, rutilante comme une insulte à la saleté de Dacca. Sa carrosserie était vierge de bosses et rayures, comme si elle était à son baptême du feu ou, chaque nuit, une équipe de tôliers et de peintres la remettait à neuf. Ses vitres opaques ne me révélèrent que ma propre image. La limousine s’engagea dans la circulation et s’y englua. Loin d’intimider, ses pare-chocs attiraient le grouillement humain de la chaussée. Quand je compris pourquoi, je compatis avec son chauffeur. Piétons, cyclistes, rickshaws n’étaient là que dans l’attente de son apparition, pour se jeter sous ses roues, mendiant l’accident qui les laisserait unijambistes ou paralytiques, mais riches, ou morts, mais bienheureux d’avoir, par leur sacrifice, assuré la fortune de leur famille.

J’avais subi des stratagèmes identiques. Dans les régiments de stagiaires, secrétaires, assistantes d’Apple, se glissaient toujours des chercheuses d’or. Des midinettes cupides rêvaient que j’abandonne épouse, enfants et la moitié de ma fortune pour leur passer la bague au doigt. Des femmes de tête escomptaient l’erreur d’une main baladeuse ou d’un seul-à-seule dans un bureau, porte fermée, d’où elles jailliraient en hurlant au viol. Frustrées par l’indifférence de ma libido et les caméras de vidéo-surveillance, les unes et les autres se repliaient de l’agression sexuelle sur le harcèlement moral et se joignaient aux théoriciens de la tyrannie : si je n’étais satyre, j’étais despote.

La limousine avançait à une lenteur de corbillard en terrain miné. Les candidats à la fortune virevoltaient devant sa calandre, mais elle atteignit un second portail, à peine moins défendu, sans en écraser aucun. Les deux battants s’ouvrirent et elle se glissa dans le passage à peine plus large qu’elle comme dans un étui. Les chasseurs de dommages et intérêts repartirent, indemnes mais toujours pauvres, avouer leur échec dans leurs familles, où la soirée se passerait dans une tristesse et un silence de veillée mortuaire.

Le lendemain matin, j’étais là quand le portail s’ouvrit devant un véhicule tout-terrain, ce qui n’était pas absurde vu l’état de la voirie à Dacca. Il était gris métallisé, de taille et physionomie presque humaines, avec ses flancs rayés et son pare-chocs tordu, peut-être par la bonne fortune d’un indigène.

La circulation automobile s’écoulait encore moins vite que la veille et je dus ralentir pour ne pas distancer ma proie. La vitre arrière se baissa de mon côté sur le visage, couvert de taches de rousseur, d’un enfant de peut-être dix ans. Je jappai pour établir un contact et, à force de persistance, obtins un regard dans ma direction. Mes yeux ne quittèrent pas la vitre arrière jusqu’à la destination du véhicule, l’école internationale américaine de Dacca, un camp retranché de plus, devant lequel un amas de grosses cylindrées déversait des gosses de riches. Il descendit et franchit les dix mètres vers l’entrée d’un campus sans doute idyllique, camouflé par de hauts murs à la vue des démunis, pour leur éviter la mauvaise idée de vouloir en profiter. Avant de la franchir, il se retourna et m’adressa un sourire, accompagné d’un geste de la main. Il avait sur les oreilles les écouteurs d’un iPod, son petit sac à dos contenait sans doute un iPhone et un iPad, voire un iMac. Je pariai qu’il était de mes admirateurs qui avaient pleuré, inconsolables, le jour de ma mort.

Deux semaines, je suivis le quatre-quatre gris, les yeux rivés à la vitre arrière, qui, sans faute, se baissait, et je le regardais avec autant d’espoir que les miséreux qui rêvaient de passer sous les roues du véhicule de son père. Il souriait, je faisais le beau. Une amitié nous liait déjà. Sous peu, il descendrait sur le trottoir me choisir comme compagnon et ses parents seraient trop heureux de lui accorder cette faveur. En solution de secours, j’appelais de mes vœux un accident, pour que mon héroïsme le sauve de sa voiture en flammes et me gagne mon billet de retour chez moi.

Ses journées étaient réglées comme du papier à musique, entre la résidence de l’ambassadeur, l’école et le club américain. Jamais il ne faisait plus de dix pas dans la rue. Je comptais sur son ennui pour ajouter à ma séduction.

Ses rares déplacements me laissaient du temps libre. Je connus vite le quartier par cœur. Il s’appelait Gulshan, c’était le ghetto riche de Dacca, mais toujours Dacca : l’air était à peine moins impropre à la consommation, la crasse et la pauvreté moins omniprésentes, les trottoirs et les chaussées moins défoncés, les odeurs moins agressives. Presque tous les hôtels de standing, les représentations diplomatiques, les rares restaurants gastronomiques et les quelques boutiques de luxe s’y agglutinaient à l’abri du centre-ville et de ses foules.

FIN DE L’EXTRAIT

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