L’homme dans la lune

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Croquis de la lune selon Galilée par Sidereus Nuncius (1610).

Toute l’Andalousie connaît mon nom, et sait que je suis Dominique Gonzales, Gentilhomme de Seuille, ville des plus célèbres d’Espagne, où je naquis l’an 1552. Mon père s’appelait Thérand Gonzales, qui du côté maternel avait l’honneur d’appartenir de fort près à Dom Pedro Sanchez, ce valeureux Comte d’Aldemenare, si glorieux pour ses mémorables faits d’armes. Quant à ma mère, elle était fille du fameux jurisconsulte Otho Perez de Sallueda, gouverneur de Barcelone, et président de Biscaye. J’étais le plus jeune de dix-sept enfants qu’ils avaient eus ; et ils m’envoyèrent aux écoles, dans l’intention de me faire homme d’Église. Mais Dieu qui me réservait pour une autre fin, m’inspira d’employer quelques années à la guerre ; au temps que le redoutable, et renommé Dom Fernand, duc d’Albe, fut envoyé gouverneur des Pays-Bas, l’an de grâce 1568.

Me laissant donc emporter au courant de mon premier dessein, je quittai l’Université de Salamanque, où mes parents m’avaient envoyé ; et sans me déclarer à pas un de mes meilleurs amis, je m’en allai par la France droit à la ville d’Anvers, où j’arrivais en assez mauvais équipage, au mois de juin, l’an 1569. Cela m’obligea de faire, comme l’on dit, de nécessité vertu ; si bien que de mes livres que je vendis, de la garniture de ma chambre, et de quelques autres hardes qui m’étaient restées, ayant tiré de bonne fortune environ trente ducats, je trouvais moyen d’y en ajouter encore vingt, que quelques amis de mon père me prêtèrent. D’une partie de cette somme, je m’achetai un cheval, avec lequel le bonheur voulut que je voyageasse plus utilement que nos jeunes gentilshommes n’ont accoutumé de faire. Ce bonheur pourtant me vint d’une fâcheuse aventure. Car je fus arrivé bien à peine à une lieue d’Anvers, que je fis rencontre de cette maudite engeance de voleurs, qu’on appelle communément Gueux, qui se jetant sur ma friperie, m’ôtèrent mon cheval, et tout mon argent.

Me voyant ainsi dénué de toute commodités, la nécessité, qui n’a pas de loi, me conseilla de prendre parti avec le maréchal de Cossé, seigneur français, assez connu d’un chacun. L’emploi que j’avais près de lui, était, à vrai dire, très honorable, et n’en déplaise à mes ennemis, qui publièrent depuis à mon grand désavantage que j’étais valet de son palefrenier. Mais on sait bien le contraire ; et je m’en rapporterai toujours à ce qu’en diront le comte de Manfeld, monsieur Tanier, et plusieurs autres personnes irréprochables, qui ont témoigné souvent à des gens d’honneur encore vivants, la pure vérité de ceci. Elle est en effet, que monsieur de Cossé, qu’on avait environ ce temps-là, député vers le duc d’Albe, gouverneur des Pays-Bas, ayant ouï parler de ma naissance, et de ma dernière disgrâce, jugea que ce ne lui serait pas peu d’honneur, d’avoir à sa suite un Espagnol de ma condition. Il mit donc ordre, que tant que je serais à lui, je ne manquasse ni d’armes, ni de chevaux, ni de toute autre chose dont j’aurais besoin ; et après que j’eus appris la langue française, voyant que je n’écrivais pas mal, il me tint en qualité de secrétaire. Que si quelquefois, en temps de guerre, et en cas de nécessité, je pansais moi-même mon cheval, ce n’est pas chose, à mon avis, que l’on doive m’imputer à blâme. Au contraire, j’en suis d’autant plus à louer que le devoir d’un vrai cavalier est, ce me semble, de ne pas négliger les moindres offices, quand il y va du service de son maître.

La première occasion où je me trouvai fut contre le Prince d’Orange, quand ce même maréchal, mon intime ami, l’ayant rencontré du côté de France, le mit en fuite, et le chassa jusqu’aux murailles de Cambrai. Ma bonne fortune voulut alors que je fisse mon prisonnier de guerre, un des gendarmes de l’ennemi, dont je tuai le cheval à coups de pistolet. Le maître même en fut blessé à la jambe, et bien qu’assez légèrement, si est-ce que ne pouvant d’abord se remuer, il fut contraint de se rendre à ma discrétion. Je me servis de cet avantage pour le dépêcher, comme je fis, voyant bien que j’avais affaire à un rustre beaucoup plus fort que moi, et qui était homme à me maltraiter, s’il pouvait une fois se ravoir. Je lui ôtais donc avec la vie, une grosse chaîne d’or, quantité d’argent, et plusieurs autres bonnes nippes, le tout valant bien trois cents ducats.

Ma bourse enflée de ce butin, m’enfla tout aussitôt le courage et fit, que me souvenant de mon antique noblesse, je me détachai du service de monsieur de Cossé, lequel je payai d’un Bàzo las manos. L’ambition me donna des ailes, pour m’en aller à la cour du duc, où j’avais plusieurs de mes parents. L’éclat de mon or leur réjouit la vue ; et en suite du favorable accueil qu’ils me firent, les obligea de me chercher quelque emploi, qui fut digne de ce que je valais. En effet, ils m’en trouvèrent un chez ce prince, auprès duquel je me vis dans peu de temps en assez bonne posture. Il n’y avait qu’une chose qui me déplut en lui ; qui était, qu’il me raillait à tout coup sur les défauts de ma personne, et qu’il irritait ma patience par ce reproche, qui toutefois ne pouvait être qu’injuste. Car bien qu’il faille avouer que la nature m’a fait d’une taille des plus petites du monde, cette taille pourtant n’est pas de ma façon, mais du plus grand de tous les Ouvriers. Voilà pourquoi, si je ne me trompe, monsieur le duc ne devait pas faire de ce défaut un sujet de moquerie, pour déshonorer un gentilhomme tel que je suis. Ma condition méritait bien qu’il me traitât un peu mieux, et je veux croire sans vanité, que les choses qui me sont depuis advenues, vérifient assez, que les plus belles entreprises peuvent quelquefois être exécutées par des corps difformes, si le cœur est bon, et secondé par les Puissances célestes. Or bien que le duc me jouât ainsi, et qu’il me fit à toute heure des pièces nouvelles, si est-ce que je li tenais toujours caché le déplaisir que j’en avais dans l’âme. D’où il advint à mon avantage, qu’avec une secrète contrainte m’accommodant à ses humeurs le mieux que je pus, je me le rendis favorable par ma longue patience. Tellement qu’à son retour en Espagne, qui fut en l’an 1673, je mis dans ma bourse près de trois mille ducats, tant par le moyen de sa faveur, et de quelques autres conjonctures, qui me furent assez heureuses, que par ma propre industrie, naturellement portée à n’oublier pas mes intérêts.

Comme je fus arrivé en mon pays, mes parents, que mon éloignement avait mis en peine, furent d’autant plus joyeux de me revoir, qu’ils remarquèrent d’abord que j’avais remporté de mon voyage de quoi m’entretenir honorablement, sans leur être à charge, et sans que pour avancer ma fortune, il fût besoin de reculer celle de mes frères et de mes sœurs, ni de mes autres plus proches. Mais pour l’appréhension qu’ils eurent, qu’il m’advint de le dépenser aussi légèrement comme je l’avais gagné, à force de m’importuner à toute heure, ils me firent marier à la fille d’un marchand de Lisbonne, nommé Jean Figuère, homme d’esprit et grandement riche. Je satisfis à leur commun désir par ce mariage, et mis non seulement l’argent de ma femme, mais aussi une bonne partie de mon fonds propre, entre les mains de mon beau-père, et de ceux auxquels il m’adressa : de sorte que du profit qui m’en revint, je vécus en gentilhomme, et fort à mon aise, par l’espace de plusieurs années.

Mais enfin, il arriva qu’un de mes parents, appelé Pedro Delgadez, ayant eu querelle avec moi, pour un sujet dont il n’est pas besoin de parler ici, notre animosité s’accrut tellement, que toutes les prières de nos amis ne furent pas capables de nous mettre jamais d’accord. Comme il fallut donc que ce différend se démêlât à la pointe de l’épée, nous nous portâmes pour cet effet tous seuls sur le pré, où le sort des armes voulût que je tuasse mon ennemi, bien qu’il fût incomparablement plus grand et plus robuste que moi. Toutefois, mon courage à ce besoin suppléa si bien à ma faiblesse, qu’encore qu’auprès de lui, je ne parusse qu’un nain, si est-ce que par mon agilité, jointe à mon adresse, je vins à bout de sa taille de géant. Cette action s’étant passée à Carmone, me fit incontinent résoudre à la fuite. Comme en effet, je la pris du côté de Lisbonne, avec dessein de m’y tenir caché parmi les amis de mon beau-père, en attendant que cette affaire s’accommodât à l’amiable, du consentement de mes parties.

Ce que je raconte ici advint en l’année 1596, justement au temps qu’un de nos navigateurs, revenu des Indes, se mit à étourdir tout le monde du bruit formidable de ses prétendus triomphes. Car quoi qu’il ait été battu sur la mer, et que les Anglais lui donnant la chasse, se fussent faits maîtres de la meilleure partie de son équipage, il fut si fanfaron néanmoins, qu’après cette perte, il osa bien se vanter d’une grande victoire, qu’il disait avoir gagné sur eux, vers l’île de Pines, comme il le publia depuis dans la déclaration expresse qui en fut imprimée.

Mais plut à Dieu que la fourberie et la vanité eussent été les plus grandes de ses fautes, son avarice me sembla la pire de toutes, et par elle-même je me vis sur le point d’être ruiné tout à fait. Cela n’est pas arrivé pourtant. Au contraire, ce qui me semblait une disgrâce bien grande, s’est trouvée depuis une faveur signalée, et un vrai moyen d’éterniser ma mémoire. La raison est, pour ce que de là s’est ensuivie une aventure, qui ne doit pas seulement tourner à ma gloire, mais au commun bonheur de tous les mortels. Car après le merveilleux voyage que j’ai fait sans y penser, si par un heureux destin, je puis retourner au lieu de ma naissance, pour y débiter les grandes choses que j’ai vues, je ne doute pas que tous ceux des siècles à venir ne profitent de la connaissance que je leur en donnerai.

FIN DE L’EXTRAIT

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LES ÉTATS ET EMPIRES DE LA LUNE
Cyrano de Bergerac