Lysistrata

LYSISTRATA SEULE.

Voyez un peu. Si l’on avait invité les femmes à venir au temple de Bacchus, ou de Pan ou de Vénus Coliade, ou de Génétyllide, la foule des tambourins ne permettrait pas de se retourner ici ; mais aucune ne se presse d’y venir. Voici cependant une voisine qui commence à mettre le nez dehors.

LYSISTRATA, CALONICE.

LYSISTRATA.

Bonjour, Calonice.

CALONICE.

Bonjour, Lysistrata. D’où te vient cet air inquiet ? Déride-toi, ma chère : ces sourcils froncés ne te vont pas.

LYSISTRATA.

Le sang, Calonice, me bout dans les veines : notre sexe me fait la plus grande pitié. Ces hommes prétendent que nous ne sommes que perversité.

CALONICE.

Et ils ont raison.

LYSISTRATA.

Les femmes ont ordre de se trouver ici pour délibérer sur une affaire de grande importance : eh bien, elles se reposent, et aucune ne vient.

CALONICE.

Elles viendront, ma bonne amie. Les femmes ne quittent pas si aisément leur ménage. L’une est retenue par son mari ; l’autre réveille son esclave ; celle-ci couche son enfant ; celle-là le baigne ; une autre l’apaise en lui donnant à manger.

LYSISTRATA.

Mais elles doivent s’occuper ici de choses beaucoup plus essentielles.

CALONICE.

Pourquoi donc, ô ma chère Lysistrata, cette assemblée de femmes ? Est-ce une grande affaire ? De quoi s’agit-il ?

LYSISTRATA.

Ah ! C’est une grande affaire.

CALONICE.

Et grosse ?

LYSISTRATA.

Oui, grande et grosse.

CALONICE.

Comment se fait-il qu’elles ne soient pas toutes accourues ?

LYSISTRATA.

Ce n’est pas ce que tu crois : car nous n’eussions pas manqué d’accourir bien vite. Mais c’est une affaire imaginée par moi, et examinée pendant plusieurs nuits sous toutes les faces.

CALONICE.

Cette affaire, ainsi examinée sous toutes les faces, doit être bien subtile.

LYSISTRATA.

C’est tellement subtile, que le salut de toute la Grèce dépend uniquement des femmes.

CALONICE.

Des femmes ? Il tenait donc à bien peu de chose.

LYSISTRATA.

A nous de sauver la république, ou de détruire complètement, et les Péloponésiens.....

CALONICE.

Ce serait excellent.

LYSISTRATA.

..... Et toute la race des Béotiens.

CALONICE.

Ah, pas toute, s’il te plaît : épargnez les anguilles.

LYSISTRATA.

Je ne fais pas pareil vœu contre Athènes, je te prie de le croire. Si les Béotiennes et les Péloponésiennes s’assemblent ici avec nous autres Athéniennes, nous sauverons la Grèce par nos efforts réunis.

CALONICE.

Qu’est-ce que des femmes peuvent donc faire de sensé et d’éclatant ? Quoi, nous, toujours assises, bien fardées, bien parées, toujours vêtues de robes d’un beau jaune et chaussées d’élégantes bottines ?

LYSISTRATA.

Et c’est précisément tout cela qui nous sauvera, comme je m’y attends bien : oui, les petites robes jaunes, les parfums, les bottines, le fard et les tuniques d’un tissu très clair.

CALONICE.

Comment donc ?

LYSISTRATA.

On ne verra plus aucun homme s’armer de sa lance contre un autre.....

CALONICE.

Je vais donc, j’en jure par les déesses, me faire teindre une robe en jaune.

LYSISTRATA.

Ni de son bouclier.....

CALONICE.

Ah, je cours chercher une robe traînante.

LYSISTRATA.

Ni de l’épée.

CALONICE.

J’achèterai des bottines.

LYSISTRATA.

N’était-il pas essentiel que les femmes se rendissent à mon invitation ?

CALONICE.

Certes elles auraient dû y voler depuis longtemps.

LYSISTRATA.

Mais, ô désespoir ! Ce sont bien de vraies Athéniennes, elles qui arrivent toujours en retard. D’ailleurs on ne voit encore aucune femme ni de la côte, ni de Salamine.

CALONICE.

Je sais pourtant qu’elles ont passé toute la matinée en bateau.

LYSISTRATA.

Les Acharniennes même, que je croyais voir ici les premières, ne sont pas encore venues.

CALONICE.

Et cependant la femme de Théagène, dans le dessein de venir ici, a été consulter la statue d’Hécate. Mais en voilà qui arrivent. Bon, en voilà encore d’autres. Tiens, tiens ! D’où sont-elles ?

LYSISTRATA.

D’Anagyronte.

CALONICE.

Pour cela, tu as raison. Anagyronte paraît avoir été ébranlée.

LES PRÉCÉDENTES. MYRRHINE.

MYRRHINE.

Est-ce que nous arrivons trop tard, Lysistrata ? Quoi ? Tu ne dis mot ?

LYSISTRATA.

Je ne te féliciterai pas, ma chère, de n’arriver qu’à l’instant, quand la circonstance est si importante.

MYRRHINE.

J’ai eu de la peine à trouver, dans l’obscurité, ma ceinture. Mais si le cas est urgent, parle, nous voilà.

LYSISTRATA.

Il vaut mieux attendre que les Béotiennes et les Péloponésiennes soient arrivées.

MYRRHINE.

Tu as raison. Tiens, voici Lampito qui approche.

LES MÊMES, LAMPITO.

LYSISTRATA.

Bonjour, Lampito, ô la plus chérie des Lacédémoniennes. Que tu es jolie, ma douce amie ! Quel air vif et animé ! Tu étoufferais un taureau.

LAMPITO.

Je le crois bien ; je fais de violents exercices, et je saute assez haut pour me donner du talon dans le derrière.

LYSISTRATA.

Oh ! La jolie gorge que tu as !

LAMPITO.

Tu me manies comme une victime prête à offrir.

LES PRÉCÉDENTES, UNE BÉOTIENNE, UNE CORINTHIENNE.

LYSISTRATA.

Et cette autre jeune fille, d’où est-elle ?

LAMPITO.

Elle est d’une des meilleures familles de Béotie.

LYSISTRATA.

Ô dieux, oui, c’est une Béotienne, avec son joli parterre.

CALONICE.

Et il est bien nettoyé ; on n’y voit plus de pouliot.

LYSISTRATA.

Quelle est cette autre jeune fille ?

LAMPITO.

Elle est aussi de bonne race, quoiqu’elle soit de Corinthe.

LYSISTRATA.

Oui, de bonne race, comme on l’est dans ce pays.

LAMPITO.

Or maintenant, qui a convoqué cette assemblée de femmes ?

LYSISTRATA.

Moi.

LAMPITO.

Fais-nous donc part de tes projets.

LYSISTRATA.

Tout à l’heure, ma chère.

MYRRHINE.

Voyons donc enfin ce qu’il y a de si important à savoir.

LYSISTRATA.

Tu le sauras à l’instant. Mais d’abord une petite question.

MYRRHINE.

Laquelle ?

LYSISTRATA.

Ne soupirez-vous pas après le retour des pères de vos enfants, retenus à la guerre ? Car sans doute le mari de chacune de vous est loin de sa maison.

CALONICE.

Pour le mien, il est, le pauvre homme ! Depuis cinq mois dans la Thrace à garder Eucratès.

LYSISTRATA.

Le mien est depuis sept mois à Pylos.

LAMPITO.

Le mien n’est pas plus tôt revenu de l’armée, qu’il reprend son bouclier et qu’il y revole.

LYSISTRATA.

Il y a pis, c’est qu’il ne nous reste pas la moindre apparence de plaisir. Depuis que les Milésiens nous ont trahis, je n’ai pas même vu la moindre chose qui pût nous tenir lieu de quelque consolation. Voudriez-vous donc, si je peux trouver quelque moyen, me seconder pour mettre fin à la guerre ?

MYRRHINE.

Je jure par les déesses que je le veux bien, fallût-il mettre ce manteau en gage et en boire dès aujourd’hui le prix.

CALONICE.

Et moi, je suis prête à me partager comme une solle et à donner la moitié de moi-même.

LAMPITO.

Pour moi, je gravirais jusque sur le sommet du mont Taygète pour voir la paix.

LYSISTRATA.

Je vais donc parler ; je ne dois plus faire un mystère de mon secret. Or donc, mes chères amies, si nous voulons contraindre les hommes à chérir la paix, il faut nous priver.....

MYRRHINE.

De quoi ? Parle.

LYSISTRATA.

Le ferez-vous ?

MYRRHINE.

Nous le ferons, quand même il s’agirait de la vie.

LYSISTRATA.

Il faut donc nous priver de tout ce qu’ils voudraient nous donner... Pourquoi me regardez-vous de travers ? Où allez-vous ? Pourquoi, vous dis-je, vous mordre les lèvres et secouer la tête ? D’où vient ce changement de couleur ? D’où viennent ces larmes ? Le ferez-vous, ou ne le ferez-vous pas ? Que dites-vous ?

MYRRHINE.

Je ne le ferai pas ; que la guerre aille son train.

CALONICE.

Ni moi non plus, en vérité ; que la guerre continue.

LYSISTRATA.

C’est toi qui dis cela, ma chère solle ? Et tout à l’heure tu prétendais que tu donnerais la moitié de toi-même.

CALONICE.

Toute autre chose qu’il te plaira. Fallût-il passer au milieu des flammes, je suis prête. Oui, plutôt cela, que ce que tu exiges de nous. Rien n’égale cette privation, ma chère Lysistrata.

LYSISTRATA.

Et toi ?

LAMPITO.

J’aime mieux aussi passer par les flammes.

LYSISTRATA.

Oh ! Que notre sexe est dissolu ! Tout ce que les tragiques disent de nous n’est pas sans fondement, car, comme la nacelle, nous ne sommes bonnes qu’à une chose. Mais, ô ma chère Lacédémonienne, seconde mes projets ; quand je n’aurais que toi seule dans mon parti, nous pourrions encore réparer tout le mal.

LAMPITO.

Il est difficile, en vérité, pour des femmes, de se livrer toutes seules au sommeil. Il faut cependant bien s’y résoudre, car il est encore plus urgent de faire la paix.

LYSISTRATA.

Ô toi, la plus chérie et l’unique entre toutes ces femmes.

MYRRHINE.

Or, si nous nous privons le plus strictement possible de la chose dont tu nous parles (et il est à souhaiter que nous n’y soyons pas réduites), en aurons-nous plus sûrement la paix ?

LYSISTRATA.

Assurément, bien plus sûrement. Car, si nous nous tenons chez nous, bien épilées, toutes nues et n’ayant que des voiles de fin lin d’Amorgos, nos maris nous rechercheront avec la plus vive ardeur ; or, je puis vous assurer qu’ils feront bien vite la paix, si nous ne répondons pas à leur empressement et si nous savons nous contenir.

LAMPITO.

En effet, Ménélas, autant que je me rappelle, laissa tomber de ses mains son épée, dès qu’il aperçut le sein découvert d’Hélène.

MYRRHINE.

Que devenir, ô infortunée, si nos maris nous laissent là ?

LYSISTRATA.

Il faut, dit Phérécrate, dépouiller le chien écorché.

MYRRHINE.

Tous ces subterfuges ne sont que des bagatelles. Mais s’ils nous prennent et nous emmènent malgré nous dans leur chambre ?

LYSISTRATA.

Résistez, en vous accrochant à la porte.

MYRRHINE.

Et s’ils donnent des coups ?

LYSISTRATA.

Prêtez-vous alors, mais de mauvaise grâce. Ils n’ont aucun plaisir à ce qu’ils prennent de force. Il faut les contrarier de toutes façons. Ne doutez pas qu’ils ne soient bientôt rendus. Un mari ne goûte jamais aucun vrai plaisir, quand sa femme n’y participe pas.

MYRRHINE.

Si c’est là ton opinion, c’est aussi la nôtre.

LAMPITO.

Pour nous, nous déterminerons nos maris à conclure une paix définitive. Mais comment arrachera-t-on cet amas d’Athéniens à sa fureur belliqueuse ?

LYSISTRATA.

Sois sans inquiétude : nous n’épargnerons rien pour décider nos compatriotes.

LAMPITO.

Vous n’y réussirez pas, tant que durera leur ardeur à construire des trirèmes et qu’ils auront un argent immense dans le temple de Minerve.

LYSISTRATA.

J’y ai bien pourvu : nous nous emparerons dès aujourd’hui de la citadelle. Car les plus vieilles sont chargées, tandis que nous délibérons ici, d’exécuter ce projet, sous prétexte de sacrifice.

LAMPITO.

Puisse tout cela réussir ; voilà d’excellents projets

LYSISTRATA.

Pourquoi, chère Lampito, ne confirmons-nous pas au plus tôt notre conspiration par un serment, pour la rendre plus durable ?

LAMPITO.

Fais tout de suite ce serment, et nous le répéterons.

LYSISTRATA.

Bien imaginé. Où est la femme scythe ? Où regardes- tu ? Pose-toi là devant un bouclier renversé, et qu’on m’apporte la victime.

MYRRHINE.

Par quel serment, Lysistrata, nous lieras-tu donc ?

LYSISTRATA.

Par lequel? Nous jurerons sur un bouclier, comme on dit qu’Eschyle l’a fait faire autrefois, près d’une brebis égorgée.....

MYRRHINE.

Ô ma chère Lysistrata, quand il s’agit de paix, ne jure rien sur un bouclier.

LYSISTRATA.

Quel sera donc notre serment ?

MYRRHINE.

Il faut prendre quelque part un cheval blanc et l’immoler, et c’est sur cette victime que nous ferons notre serment.

LYSISTRATA.

Où trouver un cheval blanc ?

MYRRHINE.

Sur quoi jurerons-nous donc ?

LYSISTRATA.

Je te le dirai, si tu veux. Plaçons là une grande coupe noire ; immolons dedans une amphore de vin de Thasos, et jurons de n’y jamais mettre d’eau.

LAMPITO.

Ô dieux, quel serment, et qu’il me fait plaisir ! Qu’on apporte ici une coupe et une amphore.

(On en apporte de tous côtés.)

CALONICE.

Ô mes chères amies, quelle quantité de vases ! Quelle joie on aura tout à l’heure à les vider !

LYSISTRATA.

Pose la coupe en cet endroit et touche la victime. Ô divine persuasion, précieux organe de l’amitié, reçois ce sacrifice dans des dispositions favorables pour nous.

MYRRHINE.

Le charmant glouglou ! La belle couleur !

LAMPITO.

Eh, par Castor, quel délicieux bouquet !

LYSISTRATA.

Ô femmes, permettez que je sois la première à jurer.

MYRRHINE.

Non, par Vénus, à moins que le sort n’en décide.

LYSISTRATA.

Mettez toutes, ô Lampito, la main sur la coupe, et qu’une seule répète en votre nom tout ce que je vais dire ; vous ferez le même serment et le garderez inviolablement..... Plus d’époux, plus d’amant.....

MYRRHINE.

Plus d’époux, plus d’amant.

LYSISTRATA.

Ne m’approchera, quelques belles dispositions qu’il ait..... Répète.

MYRRHINE.

Ne m’approchera, quelques belles dispositions qu’il ait..... Ah ! Mes genoux fléchissent, ô Lysistrata.

LYSISTRATA.

Je vivrai chez moi dans la plus grande chasteté.....

MYRRHINE.

Je vivrai chez moi dans la plus grande chasteté.

LYSISTRATA.

Je serai vêtue d’une robe légère et toujours parée.....

MYRRHINE.

Je serai vêtue d’une robe légère et toujours parée.

LYSISTRATA.

Afin d’allumer les plus vifs désirs dans mon époux.....

MYRRHINE.

Afin d’allumer les plus vifs désirs dans mon époux.

LYSISTRATA.

Jamais je ne me prêterai de bon gré à ses empressements.....

MYRRHINE.

Jamais je ne me prêterai de bon gré à ses empressements.

LYSISTRATA.

Et s’il me prend de force.....

MYRRHINE.

Et s’il me prend de force.

LYSISTRATA.

Je ne ferai rien que de mauvaise grâce et sans y mettre du mien.....

MYRRHINE.

Je ne ferai rien que de mauvaise grâce et sans y mettre du mien.

LYSISTRATA.

Je ne lèverai point les jambes en l’air.....

MYRRHINE.

Je ne lèverai point les jambes en l’air.

LYSISTRATA.

Je ne m’accroupirai point à l’instar de la figure de lionne qu’on met sur les manches de couteaux.....

MYRRHINE.

Je ne m’accroupirai point à l’instar de la figure de lionne qu’on met sur les manches de couteaux.

LYSISTRATA.

Qu’il me soit permis de boire de ce vin, si je tiens mon serment.....

MYRRHINE.

Qu’il me soit permis de boire de ce vin, si je tiens mon serment.

LYSISTRATA.

Si je manque à mes promesses, que cette coupe soit remplie d’eau.....

MYRRHINE.

Si je manque à mes promesses, que cette coupe soit remplie d’eau.

LYSISTRATA.

Vous toutes, prenez-vous par serment les mêmes engagements ?

CALONICE.

Oui, par Jupiter.

LYSISTRATA.

Eh bien, je vais sacrifier cette victime.

(Elle boit.)

MYRRHINE.

Ô ma chère, laisse-m’en un peu, pour que nous vivions dès à présent en bonnes amies.

LAMPITO.

Quel est ce bruit ?

FIN DE L’EXTRAIT

______________________________________

Published by Les Editions de Londres

© 2012— Les Editions de Londres

www.editionsdelondres.com

ISBN : 978-1-908580-16-0