Préface des Éditions de Londres

Le « Manifeste du théâtre » d’Alfred Jarry est la compilation inédite de trois textes sur le théâtre écrits par Jarry. Ces trois textes, réunis pour la première fois dans une édition spécifique, constituent à notre avis une sorte de Manifeste du théâtre.

Un Manifeste du théâtre

Les trois textes en question sont les suivants. De l’inutilité du théâtre au théâtre, paru dans le Mercure de France en septembre 1896, avant la représentation d’Ubu roi, Douze arguments sur le théâtre, publié dans les dossiers acénonètes du Collège de Pataphysique, et Questions de théâtre, qui paraît dans la Revue blanche en janvier 1897, après la sortie d’Ubu roi.

Notre but n’est certainement pas de paraphraser le discours de Jarry. Mais bien plutôt de faire partager ce qui nous semble être un document fort intéressant sur les convictions artistiques d’un des génies du théâtre français. Les trois textes, de par leur chronologie, offrent des tons et des perspectives différentes. Si nous nous le permettions, nous intitulerions ces trois textes de la façon suivante. Le « Manifeste du théâtre » se nommerait Pour un théâtre élitiste. « De l’inutilité… » serait De l’inutilité d’attendre quoi que ce soit du public. Et puis, Douze raisons de ne pas écouter le public, ou encore Le public est un imbécile.

L’amertume de Jarry

Si nous admirons Jarry avec excès, nous ne partageons pas son point de vue. D’ailleurs, si nous avions du mettre sur papier nos conceptions du théâtre, nous aurions probablement été en désaccord avec tout ce qu’il nous dit. Nous croyons que Jarry eut certainement du mal à avaler l’échec d’Ubu. Nous croyons fondamentalement au rôle de la catharsis au théâtre. Nous croyons que le théâtre est un environnement social où les gens se retrouvent, y rient ensemble, y pleurent ensemble, y trouvent ensemble des émotions, et que la force de la tétralogie ubuesque, c’est avant tout les dialogues, servis par une narration pastiche des grands classiques. Nous ne croyons pas à une mise en scène minimaliste ou élitiste d’Ubu, comme le souhaitait Jarry. Nous ne croyons pas à l’élitisme au théâtre. Nous voyons au contraire dans le théâtre une des formes d’art les plus démocratiques, et nous refusons cette distinction Paris Ouest / Paris Est, où tout ce qui est bourgeois sera drôle, léger, comique, réalisé à renfort de bons acteurs et de décors plaisants, dans des théâtres luxueux et aux sièges confortables, tandis que l’Est sera cet environnement populaire, d’expérimentation, où tout ce qui sera fait avec le peuple en tête sera profondément ennuyeux, au point où ce théâtre de l’Est, soi-disant populaire, sera en fait « intello ». Le problème de Jarry, c’est que le public parisien intello est historiquement ancré à gauche, et quand on dit ancré, on penserait plutôt à l’épave du Titanic, avant que l’on ne la récupère. Et comme Jarry sera plutôt perçu à droite, cela ne fera pas trop ses affaires.

Jarry le misanthrope

On ne réalise pas impunément que l’on est entouré par tout le grotesque qui est au monde, sans y abandonner, non pas son âme, puisqu’il n’y a rien de Faustien chez Jarry, mais sans perdre sa foi dans l’homme et l’humanité. Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que, de foi en l’humanité, Jarry n’en a guère. Si Jarry nous époustoufle par son humour noir, par la force de sa satire, ce qui le rapproche des plus grands, Swift, Cyrano de Bergerac, Aristophane, si son invention langagière ne connaît pas d’égal, si son influence est toujours perceptible dans la richesse de notre humour, il ne partage pas cet espoir qui anime, disons, un Aristophane.

La charge démophobe qu’est le « Manifeste du théâtre » va au-delà du cynisme misanthrope à la Darien ou à la Céline. Jarry fait bien partie d’une certaine tradition dandy, attachée à une forme d’aristocratisme intellectuel, qui se croit au dessus de la masse, qui ne croit pas en la rédemption de l’humain. Bien plus qu’un cynique moderne, Jarry est un nihiliste de l’art.

© 2012- Les Editions de Londres