Préface des Éditions de Londres

« Marseille, porte du Sud » est un récit d’Albert Londres publié en 1926. Cette fois-ci, le journaliste est de passage à Marseille où il décrit l’étonnante diversité de la ville, le port de l’Empire Colonial, mais aussi, où il ouvre à ses contemporains une fenêtre, ou encore un hublot sur le monde.

Le port de l’Empire

Le Dix Neuvième siècle est la dernière grande époque récente de Marseille. Il y eut deux périodes coloniales en France. La première, datant de Louis XIV et de Louis XV, vit le développement des colonies du Canada et de Louisiane, mais aussi celui des comptoirs d’Inde du Sud. Ce fut l’affaire des immigrants de l’Ouest, Poitou, Vendée, qui partirent pour le Québec, et les Malouins, qui firent un succès des comptoirs du sud de l’Inde, surtout avec Pondichéry. Louis XVI et Napoléon ne cherchaient pas des colonies. Le premier était roi, mais comme nous l’avons expliqué à propos de l’expédition La Pérouse s’intéressait au voyage, à l’exploration, pas à la domination des peuples, et le second, se prenant pour Hannibal, voulait l’hégémonie européenne, pas la domination de peuples moins industrialisés. La deuxième vague de colonisation, la vraie, est le produit du Dix Neuvième siècle, le siècle bourgeois, et s’accélère avec la Troisième République, dont les idéaux de justice et de liberté pour tous s’arrêtaient aux frontières de l’hexagone.

Marseille profita beaucoup du commerce avec les colonies : départs d’immigrés ou de colons, Alsaciens, Corses… ; importation de matières premières, agricoles, caoutchouc, exportation de produits manufacturés. Londres écrit: « des bazars, des hangars et des gares de tout l’Orient hagard et bizarre. », puis il ajoute : « Blé, riz, café, tabac, caoutchouc, os d’animaux… ». Et encore : « Coton d’Egypte. Chêne-liège du Maroc. Riz de Saïgon. Olives de Tunisie. Cacahuètes de Pondichéry. Phosphates, chaux maigre et chaux grasse. Aloès, coprah, graines de ricin. » Marseille s’enrichit, célèbre son nouveau statut avec les expositions coloniales de 1906 et de 1922.   

Et Londres va à la rencontre des marins. « Ils ont quantité d’amis et régulièrement, plusieurs fois l’an, ils vont rendre visite à tous, dans leur quartier : à Alger, à Tunis, à Suez, à Djibouti, à Zanzibar, à La Réunion, à Colombo, à Java, à Sydney, à Nouméa, à Papeete. Et quand ils les quittent, le soir après le dîner, courant vers le bateau, ils leur crient : « A bientôt ! », ou encore « Nous, gens du sol, nous grignotons chaque jour la même quantité de vie, soit vingt-quatre heures ! Les marins, eux, ne connaissent pas cette mesure : ils mordent la vie au hasard de la tranche. »

Mais le port de l’Empire recèle aussi ce que révèlent tous les ports, prostitution, quartiers interlopes, trafics louches, et notamment trafic de drogue, et plus précisément d’opium. Londres, que rien n’arrête, rencontre le grand magnat de l’opium de Marseille, à l’époque un Chinois, probablement originaire de Cholon : « L’homme qui vit là et qui fournit d’opium non seulement la France mais à peu près tout ce qui se fume en Occident, compte de hautes relations. L’opium n’est pas la coco. Il est vraiment de plusieurs classes au-dessus. La coco est un peu « trottoir ». L’opium est demeuré « salon ». Le trafiquant qui opère dans un vil milieu reste un trafiquant ; s’il sert des hommes qui comptent, il devient un fournisseur. Une dignité s’attache à son négoce. Au seuil de cette demeure, je vais jusqu’à sentir de la considération. »

Toute l’histoire de Marseille s’explique par le port : suite à la soumission de la ville par le roi dictateur Louis XIV, Colbert supprime les droits, en fait un port franc, puis par un édit, oblige toutes les marchandises du Levant à transiter par Marseille, créant ainsi une situation de monopole. Dès la fin du Dix Huitième siècle, Marseille est le premier port de la Méditerranée. Si la Révolution met un coup d’arrêt à sa croissance, comme nous le disions, les colonies la portent à son apogée commerciale.

Marseille, creuset des races et des nationalités

Nouvelle réalité de Marseille, qui la met à part des autres villes françaises, qui n’ont pas la même histoire d’immigration. Le Marseille que décrit Londres est une mosaïque de peuples, de passage ou non. Ecoutons-le : « De partout ils arrivent à Marseille. Le grand caravansérail des temps modernes est ici, rue Fauchier. ». Puis : « Je ne connais pas les armes de l’écu de Marseille…Si j’ignore tout de ce blason, je sais, en revanche, de quoi il devrait se composer : d’une porte… une porte monumentale, où passeraient, flux et reflux, les cent visages du vaste monde. ». Joli, non ? 

Et encore : « On a fait, voilà deux ans, une exposition coloniale à Marseille. C’est à se demander jusqu’où, parfois, les pouvoirs publics vont dans l’inutilité. Et les gens qui supposent qu’il n’y a plus d’exposition coloniale à Marseille, je n’irai pas jusqu’à les blâmer, mais je les plaindrai. Voulez-vous voir l’Algérie, le Maroc, la Tunisie ? Donnez-moi le bras, je vous conduis rue des Chapeliers. Voilà le parfum de l’Orient, c’est-à-dire l’odeur d’une vieille chandelle. »  (au passage, Londres mentionne deux ans ; or, l’exposition coloniale eut lieu en 1922, et les éditeurs prétendent que le récit date de 1926. Donc, soit Londres se trompe sur la date de l’exposition coloniale, surprenant, soit ce sont les éditeurs qui ont faux, et le récit date de 1924 et non de 1926…)

Et enfin : « Si le gouvernement, comprenant pour une fois les intérêts de la Patrie, me nomme bientôt gouverneur de l’Algérie, je n’irai pas à Alger, je m’installerai rue des Chapeliers. »

Phocée

On nous apprend que Paris et Lyon ont à peu près deux mille ans d’histoire. Dans le cas de Marseille, c’est dans les six cents ans de plus, ce qui n’est tout de même pas rien… Ce seraient des Phocéens qui s’installèrent sur la côte ligure en 600 avant Jésus-Christ, faisant de Marseille une cité grecque, à mettre en parallèle avec les cités gauloises ou gallo-romaines que sont Paris ou Lyon.

De cette histoire, les Marseillais sont fiers, mais Londres en parle peu : « Voilà vingt ans, Marseille fêta le deux mille cinq centième anniversaire de sa fondation. »

Une autre histoire de France

C’est Londres qui commence, pas nous, mais maintenant qu’il a commencé, il nous est difficile de nous arrêter…

 « L’ignorance des Français sur les choses de la mer est considérable. Quand par hasard un romancier écrit sur le sujet, il doit expliquer tous les mots du vocabulaire marin. Le dernier des boys de Londres en sait davantage que nos jeunes gens diplômés. » Puis :« Cette ville est une leçon. L’indifférence coupable des contemporains ne la désarme pas. Attentive, elle écoute la voix du vaste monde et, forte de son expérience, elle engage, en notre nom, la conversation avec la terre entière. ».

C’est bien d’une autre histoire de France que l’on parle ici. La France a la particularité d’avoir uni par la force des peuples extrêmement variés dont l’aspect composite à l’origine ne se comprend plus aujourd’hui. Pourtant, voici un territoire qui unit Europe du Nord et Europe du Sud. Paris appartient au nord-ouest de l’Europe. Marseille appartient à la Méditerranée. Paris est abstrait, intellectuel, obsédé par le pouvoir, replié sur une cuvette et derrière un périphérique, écrasé par des immeubles haussmanniens, et une capitale d’Empire manquée ; Marseille est tournée vers la mer, vers l’Afrique, l’Espagne et l’Italie, commerçante, portuaire, pragmatique, anti-intellectuelle, autonome. Imaginez un peu la France que l’on aurait si c’était Marseille qui dominait ? Quel que soit l’avenir de la France, sa renaissance passera par l’abandon de la centralisation héritée de Louis XIV puis aggravée par la Révolution, passera par un affaiblissement de l’emprise de l’Etat et donc par un retour de l’autonomie des régions. De nouveau livrée à elle-même, Marseille pourra retrouver sa vocation commerçante et maritime.  

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