Préface des Editions de Londres

Les « Mémoires » de Vidocq est l’autobiographie, romancée ou non, d’Eugène-François Vidocq publiée en 1827, et dont le retentissement en France et à l’étranger, influença nombreux précurseurs du roman policier, comme Edgar Allan Poe ou Balzac.

Résumé du Tome un des Mémoires

D’abord, ce serait un crime d’en faire un résumé dans le détail ; il faut lire ces « Mémoires », pourtant un peu oubliées. Notre choix éditorial a été de découper les « Mémoires » en trois volumes, d’abord à cause de leur longueur, à peu près mille pages pour un format livre de poche ou de liseuse, et ensuite parce que chaque partie correspond à peu près à une des trois grandes étapes de l’autobiographie de Vidocq : tome un : enfance, adolescence, passé de criminel, évasions, bagne de Brest et de Toulon… ; tome deux : nouvel emprisonnement après nouvelle tentative de reconversion, rencontre avec Monsieur Henry, fameux « pacte avec la police » qui le propulse chef de la Sûreté. Et le tome trois, c’est le tome de la maturité.

Dans le tome un, Vidocq nous raconte sa naissance le 23 Juillet 1775 à Arras dans une maison voisine de celle de Robespierre, son enfance avec son père boulanger qui le pousse à devenir mitron, son départ d’Arras, ses mésaventures à Ostende alors qu’il souhaite s’embarquer pour l’Amérique, son enrôlement dans une troupe d’acrobates, à s’occuper des singes, son engagement dans l’armée, sa désertion, son passage dans le camp adverse, ses duels, ses aventures et conquêtes féminines, son mariage, son séjour à Bruxelles, le jeu au café Turc, son enrôlement dans la fameuse armée roulante « composée d’officiers sans brevet, sans troupe, qui, munis de faux états et de fausses feuilles de route, en imposaient d’autant plus facilement aux commissaires des guerres, qu’il y avait moins d’ordre à cette époque dans les administrations militaires. », son arrivée sur Paris, ses fréquentations douteuses, le jeu, les femmes, le contexte révolutionnaire, les sans-culottes, la Terreur, ses constants allers et retours dans le nord, son passage par une bande de contrebandiers, son arrestation, son passage chez les hussards, l’épisode de Boitel et du faux en écritures, son envoi au bagne de Brest, ses considérations sur l’envoi des forçats dans les colonies, ses critiques du système anglais, les conditions et la vie au bagne, ses évasions, sa fuite vers la Hollande, ses retrouvailles avec sa femme Francine, son usurpation d’identité, ses tentatives de reconversion, le bagne de Toulon, « Jamais je n’avais été aussi malheureux que depuis mon entrée dans le bagne de Toulon. Confondu à vingt-quatre ans avec les plus vils scélérats, sans cesse en contact avec eux, j’eusse mieux aimé cent fois être réduit à vivre au milieu d’une troupe de pestiférés », ses évasions, ses conquêtes, comment il devint corsaire, puis comment il s’engagea dans l’artillerie de marine etc.

Les grands thèmes du tome un des Mémoires

Le contexte politique et social : il ne faut surtout pas oublier que l’action commence vraiment avec la Révolution, et que le chaos de l’existence de Vidocq, c’est aussi le chaos de la France de l’époque, changements sociaux radicaux, perte des privilèges des nobles, révision du code de 1791 (on peut en vouloir, et justement aux Révolutionnaires pour la guillotine, mais ils nous débarrassent de la pendaison, de la roue, et de nombre d’aberrations de justice), guerres incessantes, sans-culottes…Ce que racontent les « Mémoires », ou plutôt son tome un, c’est tout de même une époque extraordinaire, sur laquelle tout le monde a son opinion, et sa vision, comme si l’histoire au quotidien avait quoi que ce soit de théorisable…Non, la vie sous la Révolution, c’est avant tout le chaos, un chaos organisé, mais une période de transformation sans précédent pour la France, pleine d’opportunités pour les idéalistes, les opportunistes, comme pour les vauriens.

L’armée : Vidocq s’engage, est enrôlé, déserte, passe dans l’autre camp, retrouve l’armée, s’engage dans l’armée roulante. Ne l’oublions pas, si son sens de la discipline lui joue des tours, son insoumission est aussi à l’origine de son incroyable inventivité et surtout de sa faculté à rebondir, et puis Vidocq n’est pas seulement un costaud qui n’a pas froid aux yeux, il sait se battre. D’ailleurs, il fera aussi un tour chez les corsaires et dans la Marine. 

Le Nord : Vidocq, fier arrageois, comme tant d’autres, Adam de La Halle, Robespierre, est avant tout un picard, qui parle le patois (d’ailleurs, il en parle beaucoup d’autres…) ; ses constants allers et retours entre Arras, Lille, Tournai, Bruxelles, Ostende, nous révèlent une géographie très différente de celle communément admise, bien davantage une géographie héritée du Moyen-Âge, de frontières poreuses, et où picards, nordistes, belges appartiennent à une même communauté culturelle, mais surtout un temps béni, où l’on peut circuler sans passeport, temps auquel nous sommes heureusement récemment revenus dans une bonne partie de l’Europe. Enfin, presque…

Les femmes : c’est une boulimie sexuelle. Nous avons renoncé à en faire le compte, mais on voit bien que c’est la société bourgeoise qui a changé la perception des relations extra-conjugales, en séparant si distinctement le rôle de l’épouse honorable de celui de la « fille ». Vidocq commence dès le plus jeune âge, et n’arrête pas. Il est d’ailleurs l’objet de toutes les convoitises, jeunes, adolescentes, veuves, femmes mariées, femmes plus âgées que lui, les femmes jouent un rôle essentiel dans la vie aventureuse, picaresque dirons nous, de Vidocq telle qu’il nous la conte dans le tome un.

Les évasions : difficile de parler de Vidocq sans évoquer ses évasions rocambolesques, l’opportunité de découvrir son incroyable résilience, son sens du déguisement qui aurait fait de lui un grand acteur à défaut d’un grand écrivain, et surtout son remarquable opportunisme, puisqu’une bonne partie de ses évasions sont improvisées. Et Vidocq s’évade de partout, absolument partout, la chaîne, bagne de Brest, bagne de Toulon, Bicêtre etc, déguisé en bonne sœur, en prêtre etc. Et à chaque fois, on le reprend, souvent par hasard ; et à chaque fois, on veut le réincarcérer afin qu’il purge ses dix ans de travaux forcés, conséquence de ce faux en écritures dont il nia toujours être l’auteur. 

Les circonstances de la parution des Mémoires

Alors, avec une vie aussi rocambolesque, pas étonnant que la parution des « Mémoires » soit l’objet d’une histoire assez sombre elle aussi. De même que c’est Kessel qui pousse Monfreid à écrire, c’est Balzac qui incite Vidocq à écrire ses « Mémoires », ce qu’il fit entre 1827 et 1828. Le problème, comme il l’admet lui-même, c’est que Vidocq n’est pas Balzac. Mais à l’époque, Balzac, toujours un fou de travail, et maintenant presque célèbre, n’a pas le temps de travailler avec Vidocq. Ce dernier s’adresse donc à un écrivain inconnu, Emile Morice. Vidocq n’est pas content du résultat et se débarrasse de lui. Il contacte ensuite un autre écrivain, apparemment un ami de Balzac, Louis-François Lhéritier. Ce dernier fera encore mieux qu’Emile Morice, il transformera l’œuvre de Vidocq, et de plus en ajoutera des tartines, créant des volumes dans lesquels il insèrera des passages de ses propres œuvres, utilisant ainsi le nom de Vidocq, une célébrité à l’époque, afin de les vendre mieux. Suite au succès des « Mémoires », Lhéritier publie un autre faux en 1830, un « Supplément aux mémoires »…C’est dire le succès et le retentissement de l’ouvrage.

 Vidocq est furieux et demande à son éditeur que ses « Mémoires » portent en page deux : « Je déclare que les exemplaires non revêtus de ma signature seront réputés contrefaits. ».

L’influence sur Poe

Ce retentissement, nous en avons déjà parlé, il traverse l’Atlantique. Carey et Hart publient à Philadelphie et Baltimore une traduction des « Mémoires » en 1834, sous le titre « Memoirs of Vidocq, principal agent of the French Police until 1827 ». Quand Poe invente le Chevalier Dupin dans Double assassinat dans la rue Morgue, c’est ainsi qu’il rend hommage à son prédécesseur de chair et d’os : « Vidocq, par exemple, était bon pour deviner ; c’était un homme de patience ; mais sa pensée n’était pas suffisamment éduquée, il faisait continuellement fausse route, par l’ardeur même de ses investigations. Il diminuait la force de sa vision en regardant l’objet de trop près. Il pouvait peut être voir un ou deux points avec une netteté singulière, mais, par le fait même de son procédé, il perdait l’aspect de l’affaire prise dans son ensemble. ». Tout est dit, le projet, comme la motivation. Connaissant Poe, aristocrate littéraire, vivant dans un monde souvent dénué de contingences émotionnelles, il lui fallait créer cet esprit froid qu’est Dupin, à l’opposé de l’énergie et de l’inventivité de son modèle ; plus tard Conan Doyle reprendra Dupin et en fera un personnage plus humain, plus riche, plus complexe, comme lui aussi l’admet au travers de Holmes, cette fois-ci dans Etude en rouge.

L’influence sur Balzac

C’est clairement l’influence la plus profonde qu’ait eue Vidocq : elle est si importante que l’on attend toujours la thèse sur le sujet. Comprendre la fascination exercée par Vidocq sur Balzac est important pour comprendre Balzac dans toute son étonnante complexité et ses contradictions. Le personnage de Vidocq habite l’œuvre de Balzac. On a affaire à un cas typique de fascination de l’intellectuel pour le mauvais garçon : d’ailleurs, que Balzac fasse de Vautrin un homosexuel est-il innocent ou le transfert d’une fascination physique ? Balzac rencontre probablement Vidocq pour la première fois vers 1822, au salon de Gabriel de Berny, conseiller à la cour d’Appel, puisque le jeune Honoré est l’amant de son épouse. En 1824, dans le « Traité des excitants modernes », Balzac écrit : « J’ai négocié longtemps à l’avance la faveur de dîner avec le chef de la Sûreté. » Ce qui indique que leurs relations seront assez régulières, et parviendront au stade d’une certaine intimité, voire d’une certaine amitié. Mais Balzac lui doit beaucoup plus que quelques histoires racontées à la faveur d’un dîner. En 1841, inspiré en partie par l’affaire Clément de Ris, il publie Une ténébreuse affaire, considéré comme l’un des romans précurseurs du policier, qualifié de « policier » par la critique à l’époque. Et que dire du personnage de Vautrin (Vautrin, qui signifie « sanglier » en picard, était le surnom de Vidocq), emprunté à l’histoire de Vidocq, ce qui est d’autant plus visible dans ce chef d’œuvre qu’est Splendeurs et misères des courtisanes, puisque c’est à peu près l’histoire de la reconversion de Vidocq comme chef de la Sûreté qui est racontée dans La dernière incarnation de Vautrin ? Et il y a des détails frappants : la composition du prêtre espagnol Carlos Herrera est une référence directe, parmi tant d’autres, à un célèbre déguisement de Vidocq. Et que dire de l’argot, abondamment utilisé dans Splendeurs et misères des courtisanes ? C’est du Vidocq ! Et ce monde de scélérats, de voleurs, de policiers malhonnêtes, ces considérations légales, procédurières, l’irruption de la justice et de ses mécanismes dans la haute société, ce monde auparavant tapi dans l’ombre maintenant confronté à la société bourgeoise de la première moitié du Dix-Neuvième siècle, l’un des principaux apports de Balzac à la littérature, qui si ce n’est Vidocq en parla le premier ? 

L’influence sur Hugo

Hugo connaissait Vidocq. Vidocq aurait assisté Hugo au moment de l’écriture de Le dernier jour d’un condamné. Jean Valjean, le forçat évadé, qui est repris de nombreuses fois, et ne parvient pas à se débarrasser de ce crime qu’il prétend n’avoir pas commis, c’est directement inspiré de Vidocq. Et puis, il y a aussi la fabrique de Saint-Mandé où Vidocq emploie d’anciens bagnards, comme M. Madeleine dans Les Misérables. D’ailleurs, selon Francis Lacassin, Vidocq aurait lui aussi (comme M. Madeleine) sauvé la vie de l’un de ses ouvriers coincé sous une charrette.

Et l’influence sur tous les autres…

Et puis il y a Eugène Sue avec Rodolphe de Gerolstein; d’ailleurs, Vidocq écrira « Les vrais mystères de Paris » en 1844. Et puis il y a Gaboriau, et Alexandre Dumas avec Jackal dans Les Mohicans de Paris, et Dickens…En 1827, c’était bien la première fois qu’un personnage issu du monde interlope, du monde d’en bas, s’invitait dans la société établie, et s’y installait à un poste clé, mais aussi c’était la première fois qu’un homme de sa trempe racontait son histoire. Oui, on peut le dire, les « Mémoires » de Vidocq furent l’inspiration de nombre d’écrivains du Dix-Neuvième siècle. Oui, les « Mémoires » de Vidocq et la légende qui y est attachée sortirent le personnage de policier du rôle d’espion, et le lancèrent pour la première fois sur la scène publique. L’influence des « Mémoires » sur la littérature du Dix-Neuvième siècle est incomparable. 

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