Préface des Editions de Londres

« Michel Strogoff » est un roman de Jules Verne publié en 1876. Il raconte le voyage de Moscou à Irkoutsk de Michel Strogoff, courrier du Tsar, pour remettre un message secret au frère du Tsar dans un contexte d’invasion de la Sibérie par les hordes tartares. « Michel Strogoff » fut écrit à l’occasion de la venue du Tsar Alexandre II à Paris. N’en déplaise à Jarry, pour Les Editions de Londres, « Michel Strogoff » est le meilleur roman de Jules Verne.

Résumé du roman

L’histoire possède la simplicité dont sont faits les grands films et les grands romans d’aventures. C’est la crise en Sibérie. L’attaque surprise des hordes tartares dirigées par l’émir Féofar a coupé la Sibérie en deux, et isolé Irkoutsk, dernier bastion de l’autorité russe. Le Tsar sait que la chute d’Irkoutsk en Sibérie Orientale serait non seulement une terrible humiliation, mais aussi une catastrophe militaire, puisque les Tartares contrôleraient l’ensemble de la Sibérie, rendant ainsi la reprise des villes et des territoires envahis beaucoup plus difficile. De plus, c’est son frère le Grand-duc qui est gouverneur de la place, et sa capture en ferait un otage potentiel. Enfin, pour compliquer le tout, un ancien officier russe dégradé, Ivan Ogareff, est allié aux tartares, et rêve d’entrer dans Irkoutsk, de tromper le Grand-duc par la ruse, et de se rendre ainsi maître de la place. Le Tsar envoie un de ses meilleurs courriers, Michel Strogoff, un sibérien d’Omsk, afin de remettre un message secret au grand-duc. Le reste, c’est l’extraordinaire aventure de Michel Strogoff, qui par monts et par vaux, traversera la Russie, la Sibérie et arrivera à temps pour déjouer les plans d’Ivan Ogareff. Il rencontrera une jeune livonienne qui deviendra sa femme à la fin du livre, il déjouera les complots des alliés tziganes d’Ogareff, il affrontera la tempête dans les monts Oural, il se battra contre un ours, il affrontera les Tartares sur la rivière Ichim, sera blessé à la tête d’un coup de lance, manquera périr dans le fleuve, retrouvera sa mère, niera la reconnaître, la verra subir le knout sous ses yeux, sera fait prisonnier, rendu aveugle par le fer chauffé à blanc d’un sabre tartare, puis, sans espoir de réussir, il sera guidé par Nadia, reprise d’une tradition oedipienne, puis quand tout est perdu, Michel Strogoff retrouve la vue et arrive à temps pour sauver Irkoutsk.

Un road-trip, ou un western russe ?

« Michel Strogoff », c’est un roman fondateur et pionnier du Far East russe. Michel Strogoff, c’est Œdipe un peu revu et corrigé, mais c’est aussi le héros de Pour une poignée de dollars ou de Last man standing, films inspirés du Garde du corps de Kurosawa. A cet autre pays des pionniers, il fallait un roman épique et tragique de la frontière. Ce roman, c’est « Michel Strogoff ». L’intrigue de « Michel Strogoff » évoque davantage les scénarios et les éléments constitutifs du western que les romans de Fenimore Cooper. Si les Tartares sont les Indiens, la steppe sibérienne, c’est l’Ouest, Nadia est la jeune fille pure qui part affronter le danger pour retrouver son père, et Strogoff, c’est une sorte de John Wayne ou de Gary Cooper seul contre tous, et tout y passe, tortures, choc des cultures, passage de rivière, évasion des camps ennemis, forts assiégés… « Michel Strogoff » aurait-il aussi inventé le western ?

La Russie des Tsars

Ce roman est-il un ouvrage de commande ? Oui et non ; écrit à l’occasion de la visite du Tsar à Paris, il avait été approuvé par le gouvernement russe avant sa parution. Quelle que soit son histoire, c’est un roman à la gloire de la Russie tsariste. C’est un roman russophile, un roman qui donna à des générations de lecteurs français l’envie des grands espaces russes, et qui contribua sûrement à la russophilie en France vers la fin du Dix-Neuvième siècle.

Qu’est ce que la Russie Tsariste à l’époque ? La Russie est un pays qui connaît d’étonnantes transformations. Il y a évidemment l’abolition du servage en 1861, puis la création de zemtsvos, assemblées élues afin de diriger les affaires des provinces et des régions, un premier effort de décentralisation, un début modeste de réforme de la justice, la réforme de l’éducation…

Mais qu’est-ce que le contexte Russe ? Qu’est-ce qui rend ce pays si différent du reste de l’Europe, si différent qu’il n’est probablement pas Européen, mais Euro-asiatique ? Pour cela, nous ferons appel à Hélène Carrère d’Encausse.

Pour comprendre la Russie, il faut avant tout comprendre sa géographie. La Russie ne possède pas de frontières naturelles, et par un processus expansionniste commencé seulement au Seizième siècle, sous l’impulsion de petits nombres de Cosaques, elle s’en est allée trouver ses frontières naturelles, loin, très loin, douze fuseaux horaires plus loin. Elle aurait pu s’arrêter à l’Oural, mais c’est l’Océan Pacifique qui l’arrêta. Et ce n’est même pas vrai puisque la Russie colonisa pendant un temps bref l’Alaska, et jusqu’à la Californie du Nord. Les Etats-Unis rachètent l’Alaska à la Russie en 1867, et c’en est fini de l’Amérique russe. C’est parce qu’elle ne possède pas de frontières naturelles que la Russie n’a pas d’homogénéité ethnique. La Russie est donc un Etat frontière, un Etat aux frontières mouvantes.

Ainsi, il faut comprendre sa dimension asiatique. Peuple européen, la Russie ? Une illusion. Voici un peuple qui fut occupé par la Horde d’Or du Treizième siècle jusqu’au début du Seizième siècle, à partir duquel commence la construction de l’Etat Russe, la conquête de sa géographie moderne et l’imposition de sa langue, surtout lancée fin du Dix-Huitième siècle avec Catherine II. La Russie a été fondamentalement transformée par cette conquête mongole, ethniquement, dans sa dimension culturelle, la perception de l’espace, dans sa rupture avec l’histoire européenne de l’époque…

Enfin, il y a l’église orthodoxe. L’Eglise grecque orthodoxe ne donna pas seulement un alphabet, un sens culturel très distinct de l’Europe occidentale, elle créa les bases de l’unité de l’Etat, expliquant jusqu’à ce jour la récurrence de dirigeants autoritaires dans l’histoire russe. Citons Hélène Carrère d’Encausse : La Russie devient ainsi le seul Etat où le christianisme orthodoxe est fermement implanté, influent, triomphateur de l’Islam. L’idée d’une Russie centre de la vraie foi, à la différence des autres voisins dominés par l’Islam, ou de ceux d’Europe occidentale tenus pour schismatiques, va inspirer la formule célèbre sur la chute des deux premières Rome – la Rome antique détruite par l’hérésie, l’église de Constantinople brisée par les infidèles -, et l’avènement de la troisième Rome. Ainsi selon le moine Philotée s’adressant à Basile III, « la Russie était le dernier rempart contre le règne de l’Antéchrist ».

La fascination de l’époque pour la Russie

La France et la Russie, c’est une longue histoire. Citons pêle-mêle : Diderot et Catherine II, le Français comme langue de l’aristocratie et de la noblesse de la fin du Dix Huitième siècle au tout début du Vingtième siècle, la francophilie des écrivains russes, les emprunts russes, l’entente cordiale, l’émigration des années vingt, mais aussi la mode littéraire qui saisit la France fin du Dix Neuvième siècle. Depuis la fin du Dix-Huitième siècle, et en dépit des guerres napoléoniennes, suivies des cosaques à Paris en 1812, la Russie tient une place à part dans le cœur des Français. Avec le développement des moyens de communication modernes, Astolphe de Custine, Alexandre Dumas, Théophile Gautier voyagent en Russie. Commencent à paraître quelques romans dont le cadre est la Russie, telles « La jeune sibérienne » de Xavier de Maistre ou « Le maître d’armes » de Dumas, les traductions de Gogol, Pouchkine, Tourgueniev, et puis le Général Dourakine de la Comtesse de Ségur, « Maroussia » de P.J. Stahl. De nos jours, Jules Verne reste un des écrivains étrangers les plus célèbres en Russie.

Le plus grand roman de Jules Verne

Oui, nous posons cette question régulièrement depuis que les Editions de Londres publient les romans de Jules Verne. Mais, adolescent ou adulte, « Michel Strogoff » reste le plus grand roman de Jules Verne. Précisons, le plus grand roman classique de l’écrivain. Pas d’invraisemblances, un rythme parfaitement tenu, pas de chapitres un peu inutiles, ou tirés du National Geographic de l’époque, ou encore affichant des volontés pédagogiques trop évidentes, écrits sans âme comme certains passages du Tour du monde en quatre-vingts jours, pas de personnages falots, non, ce que nous avons ici, c’est un Jules Verne Dumasien, qui peut-être, au vu de la versatilité de son talent, voulut écrire comme Dumas, et nous livre un roman à la Dumas, mais encore mieux que Dumas puisque débarrassé des phrases un peu ampoulées, plus efficace sur le récit, moins extravagant dans le choix des rebondissements, plus logique dans les enchaînements. « Michel Strogoff » est l’un des plus grands romans d’aventures jamais écrits.

L’espace et le temps dans « Michel Strogoff »

Evidemment, en raison de la nature de la mission, « Michel Strogoff », c’est une course contre la montre. Ce qu’il aurait voulu faire en moins de dix-huit jours, Michel Strogoff le réalise en trois mois ; c’est le temps qu’il lui faut pour aller de Moscou à Irkoutsk. Jules Verne parvient parfaitement à tenir un rythme que l’on appellerait maintenant palpitant. Le décompte des cinq mille deux cents verstes qui séparent Moscou d’Irkoutsk, l’égrènement des jours, mis en parallèle avec la dégradation quotidienne de la situation politique et militaire des Russes sibériens, tout ceci fait de « Michel Strogoff » un vrai thriller littéraire.

Les transports et les moyens de communication dans « Michel Strogoff »

Fasciné par les voyages et les progrès scientifiques, Jules Verne l’a toujours été par les moyens de transport. Si les moyens de transport sont le sujet du roman dans Le tour du monde en 80 jours, ils sont le moyen, le ressort de l’intrigue dans « Michel Strogoff ».  Et c’est une accumulation impressionnante et variée que nous offre ce roman : train jusqu’à Nijni-Novgorod, bateau jusqu’à Kazan, traventass jusqu’à Perm, et puis télègue, cheval, pied, barque sur le lac Baïkal…

Le télégraphe est également omniprésent dans le livre. Les Tartares passent leur temps à en couper les fils, et c’est d’ailleurs autour du télégraphe que se produisent les rares invraisemblances du roman, puisque c’est bien là que se retrouvent par coïncidence Michel Strogoff et Nadia, Alcide Jolivet et Harry Blount.

Le journalisme dans « Michel Strogoff »

« Michel Strogoff », serait-ce aussi l’apparition du journalisme dans la littérature ? Avant, il n’y avait que le héros, ou les héros, puis est arrivé l’auteur, puis au Dix huitième siècle le lecteur, mais avec ce roman, aurait-on l’arrivée d’un nouveau témoin, le journaliste ? Les personnages de Jolivet et de Blount font de « Michel Strogoff » un roman à plusieurs dimensions narratives ; on a l’histoire principale, emprunte d’un certain exotisme, presque anachronique pour des lecteurs français de 1876, et l’ancrage dans le temps présent offert par les deux journalistes. Cette technique à deux niveaux narratifs permet par moments une certaine distanciation du lecteur, puisque s’il s’identifie parfois à Michel Strogoff, et parfois se réfugie derrière Jolivet et Blount, comme l’on met ses mains devant ses yeux au cinéma.

Mais c’est aussi le rôle du journaliste témoin qui lance le lecteur de « Michel Strogoff » dans une autre époque, la notre. Ils risquent leur vie pour savoir, et pour transmettre ce qu’ils voient à un lectorat avide de nouvelles, avide d’ouverture sur le monde, le Daily Telegraph pour Blount, sa « cousine » pour Jolivet. Alcide Jolivet et Harry Blount, sont-ce les ancêtres d’Albert Londres ? Ou alors, une de ses inspirations ?

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