Clairvaux

Lorsqu'on s'approche de l'immense mur d'enceinte de Clairvaux, qui longe les pentes des collines sur une longueur de quatre kilomètres, on croirait plutôt voir une petite ville manufacturière. Des usines fumantes, quatre grandes cheminées de machines à vapeur, une ou deux turbines et le rythme scandé des usines, voilà ce qui frappe au premier abord. C'est que, pour trouver de l'occupation pour 1400 détenus, il a fallu y ériger une immense usine de lits en fer, des manufactures de soie et de brocart de haute qualité, de toile grossière pour plusieurs autres prisons françaises, de gros draps, de vêtements et de sabots pour les détenus, une usine de mètres et de cadres, une usine à gaz, des moulins à farine, une manufacture de boutons et de toutes sortes de petits objets en nacre, et ainsi de suite. Un immense potager et des champs d'avoine sont cultivés à l'intérieur des murs d'enceinte, et de temps en temps une brigade extérieure sort des murs, soit pour couper du bois dans la forêt, soit pour réparer un canal.

Voilà l'immense mise de fonds et la variété de métiers qu'il a fallu introduire pour donner du travail utile à 1 400 hommes seulement.

L’Etat étant incapable de faire cette mise de fonds immense, ni d'écouler avantageusement ce qu'il pourrait faire produire, a évidemment dû s'adresser à des entrepreneurs, et pour attirer ces entrepreneurs il leur concède le travail des détenus à des prix beaucoup inférieurs à ceux que l'on paie en dehors de la prison.

En effet, les salaires de Clairvaux ne sont que de cinquante centimes à un franc. Tandis qu'aux lits de fer ou à l'atelier de confection, on parvient quelquefois à gagner jusqu'à deux francs, nombre de détenus ne gagnent que soixante-dix centimes pour une journée de douze heures de travail, et souvent cinquante centimes. Là-dessus l'Etat prélève de cinq à neuf dixièmes — cinq dixièmes chez celui qui est condamné pour la première fois, six dixièmes lors d'une deuxième condamnation, et ainsi de suite ; un dixième reste toujours au détenu, quel que soit le nombre de condamnations. Le reste est divisé en deux parties égales, dont l'une est mise à la disposition du détenu pour acheter à la cantine quelque nourriture supplémentaire, et l'autre moitié lui est remise à sa sortie.

C'est aux ateliers que les détenus passent la plupart de la journée, sauf une heure d'école et trois quarts d'heure de promenade, à la file, aux cris de une, deux, des gardiens. Cela s'appelle faire la "queue de cervelas". Le dimanche est passé dans les cours, s'il fait beau, et dans les ateliers en cas de mauvais temps.

Ajoutons encore que la maison centrale de Clairvaux était organisée sur le système du silence absolu. Mais ce système est si contraire à la nature humaine qu'il ne pouvait être maintenu qu'à force de punitions. Aussi, pendant les trois années que nous avons passées à Clairvaux, tombait-il en désuétude. On l'abandonnait peu à peu, pourvu que les conversations à l'atelier et à la promenade ne fussent pas trop bruyantes.

Il y aurait bien des choses à dire sur cette "Maison de détention et de correction" mais ces quelques mots suffiront pour vous en donner une idée générale.

Quant aux prisons des autres pays européens, qu'il me suffise de dire qu'elles ne sont pas meilleures que celle de Clairvaux. Dans les prisons anglaises, en tant que je les ai étudiées dans la littérature, dans des rapports officiels et dans des mémoires, je dois dire qu'elles ont maintenu certains usages qui ont été heureusement abolis en France. Le traitement en France est plus humain, et le "treadmill" — la roue dans laquelle le détenu anglais marche comme un écureuil - n'existe pas en France. Tandis que, d'autre part, la punition française qui consiste à faire marcher l'homme pendant des mois, — par son caractère dégradant, la prolongation démesurée du châtiment et l'arbitraire avec lequel il est appliqué est un digne pendant de la peine corporelle que l'on rencontre encore en Angleterre.

Les prisons allemandes ont un caractère de dureté qui les rend excessivement pénibles, et quant aux prisons autrichiennes et russes, elles sont dans un état encore plus déplorable.

Nous pouvons donc prendre la maison centrale en France comme un représentant assez bon de la prison modernisée.

Voilà, en peu de mots, le système d'organisation des prisons que l'on considère comme les meilleures en ce moment. Voyons maintenant quels sont les résultats obtenus par ces organisations excessivement coûteuses ?