Chapitre 3.
Pourquoi le narrateur s’embarqua dans cette galère, ou petite épistémologie du microcosme parisien.

Un jour j’ai dit bye bye à mon monde parisien. Les visites d’appartements à cinquante, les cautions parentales passée la majorité, les tickets détachables dans les Pôles Emploi, la charité de conseillers d’orientation aussi paumés que ceux qu’ils sont censés orienter, les couples huppés aux regards automates qui traversent votre chair comme un passe muraille, les bandes de jeunes à casquette qui vous cherchent noise jusque dans la langueur endormie des parcs ensoleillés, tout ce petit monde secoué jusqu’à la pulpe, je décidai un jour de m’en séparer, de leur envoyer ma lettre de démission.

En fait, si cela semble assez logique, cela ne s’est pas passé comme ça. Cela aurait pu ; pourtant, les choses furent différentes.

Je vous explique : j’avais une petite amie, Nadia. En fait, on s’en moque un peu, puisque je ne vous en parlerai plus. Nadia était belle comme une princesse orientale. Des cheveux noirs de cendre qui tombent, lourds et graves, des attaches délicates et qui tintent comme des clochettes, les yeux qui vous pénètrent, sortent et ressortent de votre corps immolé en vous emportant le cœur. Elle avait juste un problème : sa famille, et surtout ses frères.

Puis j’avais un employeur, c’était un Carrefour de lointaine banlieue. Celle que l’on appelle la Grande plutôt que proche, parce que nommer c’est contrôler, classifier, catégoriser, rabaisser, et puis que Carrefour, c’est carré, comme la mort.

Enfin, j’avais un appartement où je vivais avec Nadia. A la différence de mes collègues qui aspiraient à la cheftainerie de rayon, aux concerts de Justin Timberlake au Zenith, au samedi soir à arpenter le bitume, comme les incarcérés qui goûtent de leur heure de liberté dans la courette de la prison, je n’aspirai à rien, si ce n’est à une paix royale, dans notre République aux institutions trop grandes pour son corps, trop étriquées pour son âme, un sorte de pays médiocre passé au régime Weight Watchers de l’histoire mais sans un sou vaillant pour refaire sa garde-robe oubliée sur des cintres comme des libertés à des crocs de boucher.

Et puis un jour où les choses avaient décidé de ne pas aller comme il faut, je me fis remarquer sur mon lieu de travail, je le perdis pour une bêtise sur laquelle je préfère ne pas revenir, une petite saillie sur des caisses de raviolis périmés, et je revins chez moi tard et déprimé, portant sur mes épaules tout le poids écrasant de la société matérialiste, deux cent mille SKUs par magasin de dix mille mètres carrés sillonné de neuf heures du matin à dix heures du soir par des centaines de caddies aux roulettes qui glissent et tournent, et disparaissent vers le barrage caissier. C’est alors que je découvris la porte de mon appartement défoncée à coups de talon, Nadia et ses affaires envolées, ah ma Nadia…Et des inscriptions odieuses menaçant de représailles mes parties préférées.

Une fois dans la rue, j’eus la désagréable surprise de croiser le regard de Momo et de ses frères dans une BMW volée. La fréquentation assidue de leur sœur leur faisait à peu près le même effet qu’aux Corses quand on touche à leur littoral. En courant pour échapper à leur ire culturelle, je rentrai la tête la première dans un camion de livraison, ce qui me valut un séjour à Cochin, hôpital fort lointain de ma maison, mais ceci avait fort peu d’importance, puisque le propriétaire m’en virait le lendemain, pour de sombres histoires d’impayés ainsi que suite à la virée de Momo et de ses frères dans plusieurs appartements mitoyens, dont ils avaient subtilisé bijoux et lecteurs DVD sans laisser de carte de visite comme l’auraient fait des voleurs qui se respectent.

Sans amis, sans Nadia ma princesse, sans emploi, sans appartement, perclus de perfusions, recousu de points de suture, un bandeau autour du crâne, je rêvais d’une évasion quand j’entendis Momo dans les couloirs qui interpellait le personnel hospitalier de son inimitable accent faubourien. Rien n’ayant préparé notre société déboussolée au politiquement correct à rebours, je voyais le moment où, par compensation, afin de laver les fautes du colonisateur, on ne laissa entrer dans ma chambre la joyeuse équipe.

FIN DE L’EXTRAIT