Petite discussion avec une momie
Traduction de Charles Baudelaire

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Le symposium de la soirée précédente avait un peu fatigué mes nerfs. J’avais une déplorable migraine et je tombais de sommeil. Au lieu de passer la soirée dehors, comme j’en avais le dessein, il me vint donc à l’esprit que je n’avais rien de plus sage à faire que de souper d’une bouchée, et de me mettre immédiatement au lit.

Un léger souper, naturellement. J’adore les rôties au fromage. En manger plus d’une livre à la fois, cela peut n’être pas toujours raisonnable. Toutefois, il ne peut pas y avoir d’objection matérielle au chiffre deux. Et, en réalité, entre deux et trois, il n’y a que la différence d’une simple unité. Je m’aventurai peut-être jusqu’à quatre. Ma femme tient pour cinq ;  —  mais évidemment elle a confondu deux choses bien distinctes. Le nombre abstrait cinq, je suis disposé à l’admettre ; mais, au point de vue concret, il se rapporte aux bouteilles de brown-stout, sans l’assaisonnement duquel la rôtie au fromage est une chose à éviter.

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Ayant ainsi achevé un frugal repas, et mis mon bonnet de nuit avec la sereine espérance d’en jouir jusqu’au lendemain midi au moins, je plaçai ma tête sur l’oreiller, et, grâce a une excellente conscience, je tombai immédiatement dans un profond sommeil.

Mais quand les espérances de l’homme furent-elles remplies ? Je n’avais peut-être pas achevé mon troisième ronflement, quand une furieuse sonnerie retentit à la porte de la rue, et puis d’impatients coups de marteau me réveillèrent en sursaut. Une minute après, et comme je me frottais encore les yeux, ma femme me fourra sous le nez un billet de mon vieil ami le docteur Ponnonner. Il me disait :

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« Venez me trouver et laissez tout, mon cher ami, aussitôt que vous aurez reçu ceci. Venez partager notre joie. À la fin, grâce à une opiniâtre diplomatie, j’ai arraché l’assentiment des directeurs du City Museum pour l’examen de ma momie, —  vous savez de laquelle je veux parler. J’ai la permission de la démailloter, et même de l’ouvrir, si je le juge à propos. Quelques amis seulement seront présents ;  —  vous en êtes, cela va sans dire. La momie est présentement chez moi, et nous commencerons à la dérouler à onze heures de la nuit.

« Tout à vous,
« PONNONNER. »

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Avant d’arriver à la signature, je m’aperçus que j’étais aussi éveillé qu’un homme peut désirer de l’être. Je sautai de mon lit dans un état de délire, bousculant tout ce qui me tombait sous la main ; je m’habillai avec une prestesse vraiment miraculeuse, et je me dirigeai de toute ma vitesse vers la maison du docteur.

Là, je trouvai réunie une société très animée. On m’avait attendu avec beaucoup d’impatience ; la momie était étendue sur la table à manger, et, au moment où j’entrai, l’examen était commencé.

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Cette momie était une des deux qui furent rapportées, il y a quelques années, par le capitaine Arthur Sabretasch, un cousin de Ponnonner. Il les avait prises dans une tombe près d’Eleithias, dans les montagnes de la Libye, à une distance considérable au-dessus de Thèbes sur le Nil. Sur ce point, les caveaux, quoique moins magnifiques que les sépulcres de Thèbes, sont d’un plus haut intérêt, en ce qu’ils offrent de plus nombreuses illustrations de la vie privée des Égyptiens. La salle d’où avait été tiré notre échantillon passait pour très riche en documents de cette nature ;  —  les murs étaient complètement recouverts de peintures à fresque et de bas-reliefs ; des statues, des vases et une mosaïque d’un dessin très riche témoignaient de la puissante fortune des défunts.

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Cette rareté avait été déposée au Museum exactement dans le même état où le capitaine Sabretasch l’avait trouvée, c’est-à-dire qu’on avait laissé la bière intacte. Pendant huit ans, elle était restée ainsi exposée à la curiosité publique, quant à l’extérieur seulement. Nous avions donc la momie complète à notre disposition, et ceux qui savent combien il est rare de voir des antiquités arriver dans nos contrées sans être saccagées jugeront que nous avions de fortes raisons de nous féliciter de notre bonne fortune.

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En approchant de la table, je vis une grande boîte, ou caisse, longue d’environ sept pieds, large de trois pieds peut-être, et d’une profondeur de deux pieds et demi. Elle était oblongue,  —  mais pas en forme de bière. Nous supposâmes d’abord que la matière était du bois de sycomore ; mais en l’entamant nous reconnûmes que c’était du carton, ou, plus proprement, une pâte crue faite de papyrus. Elle était grossièrement décorée de peintures représentant des scènes funèbres et divers sujets lugubres, parmi lesquels serpentait un semis de caractères hiéroglyphiques, disposés en tous sens, qui signifiaient évidemment le nom du défunt. Par bonheur, M. Gliddon était de la partie, et il nous traduisit sans peine les signes, qui étaient simplement phonétiques et composaient le mot Allamistakeo.

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Nous eûmes quelque peine à ouvrir cette boîte sans l’endommager ; mais, quand enfin nous y eûmes réussi, nous en trouvâmes une seconde, celle-ci en forme de bière, et d’une dimension beaucoup moins considérable que la caisse extérieure, mais lui ressemblant exactement sous tout autre rapport. L’intervalle entre les deux était comblé de résine, qui avait jusqu’à un certain point détérioré les couleurs de la boîte intérieure.

Après avoir ouvert celle-ci,  —  ce que nous fîmes très aisément,  —  nous arrivâmes à une troisième, également en forme de bière, et ne différant en rien de la seconde, si ce n’est par la matière, qui était du cèdre et exhalait l’odeur fortement aromatique qui caractérise ce bois. Entre la seconde et la troisième caisse, il n’y avait pas d’intervalle,  —  celle-ci s’adaptant exactement à celle-là.

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En défaisant la troisième caisse, nous découvrîmes enfin le corps, et nous l’enlevâmes. Nous nous attendions à le trouver enveloppé comme d’habitude de nombreux rubans, ou bandelettes de lin ; mais, au lieu de cela, nous trouvâmes une espèce de gaine, faite de papyrus, et revêtue d’une couche de plâtre grossièrement peinte et dorée. Les peintures représentaient des sujets ayant trait aux divers devoirs supposés de l’âme et à sa présentation à différentes divinités, puis de nombreuses figures humaines identiques,  —  sans doute des portraits des personnes embaumées. De la tête aux pieds s’étendait une inscription columnaire, ou verticale, en hiéroglyphes phonétiques, donnant de nouveau le nom et les titres du défunt et les noms et les titres de ses parents.

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Autour du cou, que nous débarrassâmes du fourreau, était un collier de grains de verre cylindriques, de couleurs différentes, et disposés de manière à figurer des images de divinités, l’image du Scarabée, et d’autres, avec le globe ailé. La taille, dans sa partie la plus mince, était cerclée d’un collier ou ceinture semblable.

Ayant enlevé le papyrus, nous trouvâmes les chairs parfaitement conservées, et sans aucune odeur sensible. La couleur était rougeâtre ; la peau, ferme, lisse et brillante. Les dents et les cheveux paraissaient en bon état. Les yeux, à ce qu’il semblait, avaient été enlevés, et on leur avait substitué des yeux de verre, fort beaux et simulant merveilleusement la vie, sauf leur fixité un peu trop prononcée. Les doigts et les ongles étaient brillamment dorés.

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De la couleur rougeâtre de l’épiderme, M. Gliddon inféra que l’embaumement avait été pratiqué uniquement par l’asphalte ; mais, ayant gratté la surface avec un instrument d’acier et jeté dans le feu les grains de poudre ainsi obtenus, nous sentîmes se dégager un parfum de camphre et d’autres gommes aromatiques.

Nous visitâmes soigneusement le corps pour trouver les incisions habituelles par où on extrait les entrailles ; mais, à notre grande surprise, nous n’en pûmes découvrir la trace. Aucune personne de la société ne savait alors qu’il n’est pas rare de trouver des momies entières et non incisées. Ordinairement, la cervelle se vidait par le nez ; les intestins, par une incision dans le flanc ; le corps était alors rasé, lavé et salé ; on le laissait ainsi reposer quelques semaines, puis commençait, à proprement parler, l’opération de l’embaumement.

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Comme on ne pouvait trouver aucune trace d’ouverture, le docteur Ponnonner préparait ses instruments de dissection, quand je fis remarquer qu’il était déjà deux heures passées. Là-dessus, on s’accorda à renvoyer l’examen interne à la nuit suivante ; et nous étions au moment de nous séparer, quand quelqu’un lança l’idée d’une ou deux expériences avec la pile de Volta.

L’application de l’électricité à une momie vieille au moins de trois ou quatre mille ans était une idée, sinon très sensée, du moins suffisamment originale, et nous la saisîmes au vol. Pour ce beau projet, dans lequel il entrait un dixième de sérieux et neuf bons dixièmes de plaisanterie, nous disposâmes une batterie dans le cabinet du docteur, et nous y transportâmes l’Égyptien.

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Ce ne fut pas sans beaucoup de peine que nous réussîmes à mettre à nu une partie du muscle temporal, qui semblait être d’une rigidité moins marmoréenne que le reste du corps, mais qui naturellement, comme nous nous y attendions bien, ne donna aucun indice de susceptibilité galvanique quand on le mit en contact avec le fil. Ce premier essai nous parut décisif ; et, tout en riant de bon cœur de notre propre absurdité, nous nous souhaitions réciproquement une bonne nuit, quand mes yeux, tombant par hasard sur ceux de la momie, y restèrent immédiatement cloués d’étonnement. De fait, le premier coup d’œil m’avait suffi pour m’assurer que les globes, que nous avions tous supposé être de verre, et qui primitivement se distinguaient par une certaine fixité singulière, étaient maintenant si bien recouverts par les paupières, qu’une petite portion de la tunica albuginea restait seule visible.

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Je poussai un cri, et j’attirai l’attention sur ce fait, qui devint immédiatement évident pour tout le monde.

Je ne dirai pas que j’étais alarmé par le phénomène, parce que le mot alarmé, dans mon cas, ne serait pas précisément le mot propre. Il aurait pu se faire toutefois que, sans ma provision de brown-stout, je me sentisse légèrement ému. Quant aux autres personnes de la société, elles ne firent vraiment aucun effort pour cacher leur naïve terreur. Le docteur Ponnonner était un homme à faire pitié. M. Gliddon, par je ne sais quel procédé particulier, s’était rendu invisible. Je présume que M. Silk Buckingham n’aura pas l’audace de nier qu’il ne se soit fourré à quatre pattes sous la table.

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Après le premier choc de l’étonnement, nous résolûmes, cela va sans dire, de tenter tout de suite une nouvelle expérience. Nos opérations furent alors dirigées contre le gros orteil du pied droit. Nous fîmes une incision au-dessus de la région de l’os sesamoideum pollicis pedis, et nous arrivâmes ainsi à la naissance du muscle abductor. Rajustant la batterie, nous appliquâmes de nouveau le fluide aux nerfs mis à nu,  —  quand, avec un mouvement plus vif que la vie elle-même, la momie retira son genou droit comme pour le rapprocher le plus possible de l’abdomen, puis, redressant le membre avec une force inconcevable, allongea au docteur Ponnonner une ruade qui eut pour effet de décocher ce gentleman comme le projectile d’une catapulte, et de l’envoyer dans la rue à travers une fenêtre.

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Nous nous précipitâmes en masse pour rapporter les débris mutilés de l’infortuné ; mais nous eûmes le bonheur de le rencontrer sur l’escalier, remontant avec une inconcevable diligence, bouillant de la plus grande ardeur philosophique, et plus que jamais frappé de la nécessité de poursuivre nos expériences avec rigueur et avec zèle.

Ce fut donc d’après son conseil que nous fîmes sur-le-champ une incision profonde dans le bout du nez du sujet ; et le docteur, y jetant des mains impétueuses, le fourra violemment en contact avec le fil métallique.

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Moralement et physiquement,  —  métaphoriquement et littéralement,  —  l’effet fut électrique. D’abord le cadavre ouvrit les yeux et les cligna très rapidement pendant quelques minutes, comme M. Barnes dans la pantomime ; puis il éternua ; en troisième lieu, il se dressa sur son séant ; en quatrième lieu, il mit son poing sous le nez du docteur Ponnonner ; enfin, se tournant vers MM. Gliddon et Buckingham, il leur adressa, dans l’égyptien le plus pur, le discours suivant :

FIN DE L’EXTRAIT