Préface des Editions de Londres

Le « Poème sur le désastre de Lisbonne » est un poème poignant écrit par Voltaire en 1756, suite au tremblement de terre de Lisbonne de 1755. Ce poème est une attaque contre Leibniz mais aussi une interrogation sur la relation qui unit Dieu à l’homme. Ce poème provoqua une réponse de Rousseau et lança une polémique entre les deux philosophes.

Situation de Lisbonne au Dix Huitième siècle

Au milieu du Dix Huitième siècle, le Portugal vient de regagner son indépendance de l’Espagne (depuis 1680). Coimbra est une des Universités les plus réputées d’Europe ; Lisbonne est une des villes les plus riches du monde. En 1703, le traité de Mathuen est signé avec la Grande Bretagne : il place le Portugal sous une certaine dépendance commerciale. Pourtant, dés 1750, sous l’impulsion du Marquis de Pombal, grand réformateur, le Portugal vit une petite Renaissance. C’est au milieu de cette « petite Renaissance » historique que se produit le séisme.

Le séisme de 1755

Le tremblement de terre survient le matin du 1er Novembre 1755. Son épicentre est estimé à peu près à deux cent kilomètres du Cabo Sao Vicente. Le tremblement de terre est suivi d’un tsunami puis d’un incendie qui embrase ce qui reste de la ville. Au bilan, Lisbonne est détruite à 85%. On estime que le séisme fit soixante mille morts sur les deux cents soixante quinze mille habitants que comptait la ville. Le premier ministre Pombal consacrera toute son énergie à la reconstruction de Lisbonne dans les années qui suivent. C’est triste à dire, mais l’unité architecturale qui fait de Lisbonne la seule capitale Dix Huitième siècle en Europe de l’Ouest, elle le doit en partie au séisme.

L’impact sur l’époque

Le tremblement de terre de Lisbonne, lequel d’ailleurs ne détruisit pas que Lisbonne, mais ravagea certaines villes marocaines entre autres, eut un effet sans précédent sur la conscience européenne et la philosophie des Lumières. On peut sans aucun doute affirmer que le séisme de Lisbonne, c’est la consécration du doute. A partir de Lisbonne, le fil qui tient l’homme à Dieu est coupé. Et l’homme se retrouve seul, démuni de ses certitudes. Le fameux déisme de Voltaire devient un agnostisme. Mais le séisme influença aussi Kant, Rousseau, et plus tard Hegel. Sans Lisbonne, on n’aurait pas eu Candide en 1759.  

Adorno fait la comparaison avec l’holocauste en cela que le séisme de Lisbonne eut lui aussi une influence radicale sur l’évolution de la pensée européenne. Après le séisme, impossible de croire en Dieu de la même façon, impossible de prétendre que tout est bien ; la philosophie sort de son rôle d’explication du monde et deviendra « humaniste » : en d’autres termes, Lisbonne, c’est la révolution copernicienne de la philosophie ; l’homme ne tourne plus autour de Dieu, c’est Dieu qui tourne autour de l’homme, et la quête du sens de la vie sur terre prend le pas sur la cosmogonie?

La querelle avec Rousseau

La publication du « Poème sur le désastre de Lisbonne » suscita une réponse de Rousseau dans la « Lettre sur la Providence » d’Août 1756 : « Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et quant aux maux physiques, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie ; la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. », et ensuite cette phrase qui rappelle aux Editions de Londres qu’elle préfère nettement Rousseau en critique social (comme dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité…) qu’en théoricien : « et la nature me confirme de jour en jour, qu’une mort accélérée n’est pas toujours un mal réel et qu’elle peut passer quelquefois comme un bien relatif. De tant d’hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs, sans doute, ont évité de plus grands malheurs… ». Ben, voyons…

Rousseau, à l’instar de son époque, n’arrive pas à admettre que l’on mette en doute l’existence de Dieu. « A Dieu ne plaise que je veuille vous offenser ou vous contredire, mais il s’agit de la cause de la Providence, dont j’attends tout. Après avoir longtemps puisé dans vos leçons des consolations et du courage, il m’est dur que vous m’ôtiez maintenant cela, pour ne m’offrir qu’une espérance incertaine et vague…Non, j’ai trop souffert en cette vie pour n’en pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l’immortalité de l’âme, et d’une Providence bienfaisante. » Rousseau a l’avantage de l’honnêteté : il nous explique clairement que son système préexiste à son observation de la réalité. Rousseau fait partie d’une autre filiation des Lumières, celle des dogmatiques qui donneront Saint-Just et Robespierre. Avec tous leurs défauts, Voltaire, Diderot et Beaumarchais appartiennent à un autre courant, celui de ceux qui voient, observent, doutent, changent d’avis, et jamais, au grand jamais, en dépit de leurs multiples contradictions, ne s’enferment dans un système. Ce sont des hommes libres, des libres-penseurs, des hommes qui comprirent avec le séisme de Lisbonne qu’ils étaient, que nous étions seuls au monde.

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