Préface des Editions de Londres

« Poésies 1870-1871 », ce sont plus des poésies éparses, réunies dans un recueil auquel on n’a même pas voulu donner de titre qu’un recueil de poésies, pas de ceux que tous ces poètes aux pieds bien léchés surent nous en pondre, volume après volume, depuis le Seizième siècle. Nous disons bien depuis le Seizième siècle, puisqu’aux Editions de Londres, nous croyons que Rutebeuf ou Villon appartiennent à une autre catégorie de poètes. Car en poésie comme en toute chose, il y a un avant et un après Rimbaud. « Poésies 1870-1871 », c’est aussi le réceptacle involontaire de nos œuvres les plus célèbres, puisqu’on y trouve Les corbeaux, Voyelles et surtout Le bateau ivre.

Le contexte politique et social

Comme nous l’avons déjà dit, notamment à propos du Cahier de Douai, on ne peut pas séparer Rimbaud du contexte politique et social dans lequel il s’inscrit : Second Empire insolent, bourgeoisie jouisseuse aux pouvoirs, morale de boutiquier, fausses libertés, vraie dictature, début du déclin de la France, puis à l’époque où il écrit ses vers, avant de créer ses chefs d’œuvre en prose, Une saison en enfer, et Illuminations, le désastre de la guerre contre la Prusse, l’élan et la boucherie de la Commune. Ainsi, Les Corbeaux qui se terminent avec Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir La défaite sans avenir, c’est la guerre qui vient de s’achever. Ou Le chant de guerre parisien, le scandale de la répression des Communards, avec au passage une nouvelle pique contre François Coppée et les Parnassiens (puisque le titre parodie l’un de ses poèmes célèbres), habitude que Rimbaud systématise dans l’Album Zutique. Le contexte politique social, c’est aussi la raison de l’accélération de la maturité de Rimbaud, c’est aussi pourquoi il est déjà pessimiste et profond.

Les néologismes rimbaldiens et…Chirac

Les néologismes de Rimbaud, on en a déjà parlé à propos de l’Album Zutique. On les connaît, ils sont nombreux, ils sont partout, rien que dans Les assis : percaliser, barcarolles, hargnosité…ou dans d’autres poèmes, hannetonner, bleusir… Encore une fois, Les Editions de Londres ne sont pas là pour perturber lecteur au milieu de sa lecture, mais plutôt pour lui donner envie de lire ce que nous aimons. Et, lorsque nous tombons sur quelque chose digne d’attention, eh bien, nous le disons. Alors, parlons de Chirac juste un instant. En Septembre 2000, Le Monde publie le témoignage posthume de Jean-Claude Méry ; il y explique dans sa fameuse cassette le système de trucage des marchés publics parisiens servant au financement des partis politiques, et surtout au RPR, à l’époque « pré-Paris plages », qui tient la Mairie de Paris bien en main. Quelques jours plus tard, au cours d’un dîner organisé par Marianne (merci Marianne !), Maurice Szafran livre son opinion : cette cassette, la cassette Méry, c’est la fin de Chirac. Assis à sa table, l’un des fondateurs des Editions de Londres lui rétorque qu’il n’en croit rien. Bon, inutile de le dire, il ne fallut pas plus de trois ou quatre semaines pour que la cassette Méry rejoigne le cimetière des cassettes compromettantes. Pourtant, ce n’était que le commencement des déboires judiciaires de Chirac. Quelques jours après la passe Szafran-futures Editions de Londres, au cours d’un entretien télévisé, Chirac dénonce « une histoire abracadabrantesque ». Le mot fait mouche, il est à l’époque attribué à Chirac. Or, abracadabrantesque, ce n’est pas Chirac qui l’a inventé, même au plus fort de son indignation. Rimbaud invente le mot près de cent trente ans plus tôt, dans un poème, Le cœur du pitre. Comme quoi, Le Monde croit exhumer une cassette, un peu comme Scapin, et c’est Chirac qui exhume un mot vieux de cent trente ans…

Le bateau ivre

Bon, nous pourrions aussi parler de Voyelles, nous y attarder, mais nous n’avons pas le temps. Alors, nous parlerons du bateau ivre. Voici un poème sur lequel tout a été dit. Certains des nombreux aficionados des Editions de Londres (ils se comptent déjà par centaines de milliers, rassurez-vous, vous n’êtes pas tous seuls) le connaissent même par coeur. Alors, on n’est pas vraiment sûr de la date de composition du poème fleuve qui commence sur les fleuves et se termine sur l’Océan. Certains parlent de septembre 1871, d’autres du début 1872. Peu importe. Pour Les Editions de Londres, de même que les Illuminations scellent la fin de l’ère socratique dans la civilisation occidentale, Le bateau ivre marque avec Les chants de Maldoror la naissance du surréalisme. Et puis non, pas vraiment.

Dans Le bateau ivre, on ne retrouve rien de l’écriture automatique, de la juxtaposition spontanée de sèmes accidentels, ce qu’on retrouve, c’est un souffle, un flux, une progression, une pluralité de sens, qui renvoient aux stades de la vie humaine, au déclin de la civilisation, au besoin de se taire et de foutre le camp. Les textes sont seulement séparés de deux ans, mais se rejoignent par la force de leur révolte. Ils sont les fruits d’une révolte commune. Présenté comme un dérèglement de tous les sens, Le bateau ivre nous semble justement plus sensuel que Les chants de Maldoror dont la fiévreuse recherche d’images semble davantage relever du dérèglement de la tête que des sens.

Pour nous, Le bateau ivre, c’est aussi un premier pas vers le départ et le voyage. C’est une annonce prématurée d’un nouveau Rimbaud, qui revivra sous les traits d’un autre. Avant Une saison en enfer et Illuminations, Rimbaud dit déjà adieu à la France, à l’Europe. On sait depuis longtemps que cela le démange. Il regrette L’Europe aux anciens parapets, il est prêt à partir, à s’évader. L’espoir, il n’en a jamais vraiment eu, alors il part. Il devient un autre ? Je est un autre, explique t-il dans les Lettres du Voyant. Alors, au revoir, Rimbaud.

© 2011- Les Editions de Londres