Préface des Editions de Londres

« Prométhée enchaîné » est une tragédie d’Eschyle représentée à une date inconnue. « Prométhée enchaîné », que l’on suppose tardive dans l’œuvre d’Eschyle, peut même être écrite en Sicile, donc nettement après Les Perses. La pièce ferait partie d’une trilogie comprenant aussi « Prométhée délivré » et « Prométhée porte-feu ».

Le mythe de Prométhée

Les sources qui définissent le mythe de Prométhée sont évidemment très diverses, et parfois contradictoires, pas tant sur la description des faits, mais sur leur interprétation. Ainsi, si Prométhée a trahi les Dieux dans la Théogonie d’Hésiode, et est donc coupable, Eschyle en fait un personnage proche de nous, une sorte de héros déchu, et en cela influence de façon considérable la perception que l’humain a de sa propre place dans le monde. Ainsi, le « Prométhée enchaîné » serait-il le point de départ de toute philosophie humaniste ?

Le mythe est composé de plusieurs parties. Prométhée est un titan, un demi-Dieu, fils d’Héra et d’Eurymédon. D’abord, suite à la prise de pouvoir de Zeus sur l’Olympe, puisqu’il en chasse son père Chronos, Prométhée crée l’humain, tandis que son frère Epiméthée crée les animaux. Ensuite, afin de donner leur chance aux humains, qui souffrent et ne sont pas trop avantagés par la nature, il s’en va dérober le feu au nez et à la barbe des Dieux de l’Olympe, mais toutefois avec la complicité d’Athéna, qui l’aide à pénétrer dans l’Olympe. Puis, suivant son projet de favoriser les humains, Prométhée leur enseigne aussi la métallurgie.

Prométhée est puni par Zeus. Héphaïstos l’enchaîne sur un rocher battu par les tempêtes dans les montagnes du Caucase ; mais le châtiment ne s’arrête pas là, un aigle vient tous les jours lui dévorer le foie, lequel repousse le lendemain, réinitiant le supplice. Finalement, Héraclès le délivre et Prométhée est libéré.

Le Prométhée d’Eschyle

Quand débute la pièce, Prométhée vient d’être cloué au rocher par Héphaïstos. Il n’est pas heureux, et se plaint de l’injuste traitement dont il est la victime. Il n’est pas longtemps seul, les Océanides, filles du Titan Océan, viennent le voir pour le consoler. Suivi par Océan, monté sur un griffon, qui lui offre ses services, mais Prométhée refuse, par crainte que son parent ne se compromette vis-à-vis de Zeus en sollicitant sa grâce. Resté seul avec les Océanides, Prométhée leur explique sa vision des choses :« Apprenez plutôt les maux qui étaient parmi les Vivants, pleins d’ignorance autrefois, et que j’ai rendus sages et doués d’intelligence. » Puis arrive Io, métamorphosée en vache et pourchassée par un taon pour l’éternité, et ce pour avoir cédé à Zeus, encourant ainsi la vengeance d’Héra. Elle raconte ses malheurs aux Océanides. Prométhée l’écoute, et lu prédit son avenir, car Prométhée est le « prévoyant », un peu comme le Rimbaud des Lettres du même nom. Puis il leur révèle d’une façon un peu ambiguë qu’il a un secret et anticipe une menace qui pèserait sur Zeus. Ce dernier, irrité de nouveau, envoie Hermès afin d’en savoir plus. Malgré les menaces, Prométhée refuse, Zeus se fâche, fracasse son rocher, et le jette dans les profondeurs de la terre : « Voici que la terre s’ébranle, non plus en paroles, mais en réalité. Le rauque fracas du tonnerre mugit. Les spirales flambent. Les tourbillons roulent la poussière. Tous les souffles des vents se mêlent et se heurtent dans un combat furieux… »

Le projet d’Eschyle était évidemment que le mythe continue et que Prométhée réapparaisse dans les deux autres pièces. Malheureusement, nous ne savons rien de plus de ses intentions. Nous ne pouvons que les supposer.

La fatalité et la liberté

Comme le dit Pouvoir : « Nul n’est libre, si ce n’est Zeus. ». Mais Prométhée répond : « Il convient de subir aisément la destinée qui m’est faite, sachant que la puissance de la nécessité est invincible. », et Prométhée se justifie, parlant de Zeus, ou de la nécessité :« Et il n’eut aucun souci des malheureux hommes, et il voulut en détruire la race, afin d’en créer une nouvelle. A ce dessein, nul ne s’opposa, excepté moi. Seul je l’osai. Je sauvais les Vivants. Ils ne descendirent point, foudroyés, dans les ténèbres de l’Hadès. » Et il conclut en se qualifiant : « l’ennemi de Zeus, en horreur à tous les autres Dieux qui hantent la royale demeure de Zeus, à cause de son trop grand amour pour les Vivants. ».

Tout est dit avec ces derniers mots.

Prométhée, le mythe fondateur de l’homme

Les interprétations sont nombreuses évidemment. Surtout, passé le côté exotique du mythe, passées les considérations des savants hellénistes, et les souvenirs de mythologie grecque, l’évidence nous frappe : le mythe de Prométhée, mythe complexe qui va de la création de l’humain, à sa libération, puis à la crucifixion, la descente aux enfers, et la résurrection, présente des ressemblances frappantes avec la Genèse et les Testaments, Ancien comme Nouveau. Et pourtant, ce n’est pas ce qu’il y a de plus remarquable. Ce que nous avons voulu montrer dans le paragraphe précédent, c’est bien le côté christique de Prométhée. Ici, Prométhée n’est pas le fils ni l’envoyé de Dieu ; bien au contraire, c’est le Titan, qui pour des raisons bien à lui, compassion, pitié (sentiments humains par définition, qui dans le mythe préfigurent l’humain), c’est lui qui risque tout pour défier le roi des Dieux, tout cela au nom de quelque chose qui le dépasse, un certain sens de la justice, c'est-à-dire a posteriori un refus de la fatalité. Cela, c’est bien clairement la définition de la rébellion. Son courage, il le paie de sa liberté, il est crucifié, puis interrogé par Hermès, menacé comme un prisonnier de guerre, protégé par son secret, puis son foie est dévoré par l’aigle, mais pourtant son foie se régénère, si bien qu’il n’est pas vraiment mort, jusqu’au jour où il est libéré par Héraclès. Marqué par la chaîne qu’il continuera à porter au pied comme manifestation d’une soumission, ce n’est qu’une soumission de principe, et contrairement à Icare, qui représente la déraison humaine, Prométhée en porte les idéaux les plus élevés, mais surtout il est celui qui dit non. Il est l’incarnation du rebelle. Le courage jusqu’à présent s’incarnait dans la personne de ceux qui font leur devoir, pour Dieu, la patrie, la société. Prométhée ne fait pas son devoir, bien au contraire. Mais il a raison.

Il est rébellion, il est liberté arrachée au cours des choses; avec « Prométhée enchaîné », Eschyle a sûrement inventé l’humanisme.

© 2012- Les Editions de Londres