Préface des Editions de Londres

Le « Rapport sur l’Ogadine » est écrit le 10 Décembre 1883 à Harar par Arthur Rimbaud. La « Lettre au Directeur du Bosphore égyptien » est écrite le 20 Août 1887 au Caire. Oui, il y a des moments où Les Editions de Londres mettent leur petit casque de spéléologue, ou alors ajustent leur chapeau à la Indiana Jones et cherchent passionnément à faire découvrir des choses nouvelles à leurs lecteurs. Voici un de ces moments.

Des textes peu connus, et c’est dommage

A notre connaissance, si ces textes sont trouvables, sur édition papier ou en ligne, en téléchargement de textes numériques, c’est bien la première fois qu’un éditeur les réunit et les aligne côte à côte avec des œuvres prestigieuses telles que Une saison en enfer, Iluminations, le Cahier de Douai, et tous les autres textes de Rimbaud que Les Editions de Londres ont l’incommensurable fierté de publier ! Parce que si nous n’existions que pour publier Rimbaud, que pour diffuser sa mémoire, que pour inspirer les jeunes, les vieux, les entre-les-deux, les futures générations, nous serions fiers d’exister, et nous nous promènerions dans les rues de Londres, et de Paris, et de partout ailleurs où Rimbaud a traîné ses semelles de vent, un porte-voix à la main, et nous évangéliserions, mot qu’il aurait détesté.

Le Rimbaud qu’on occulte

Le Rimbaud des déserts de l’Ogadine dérange. De même que pendant des décennies, on a trouvé les plus grands philosophes des Lumières, Diderot, Voltaire, pas assez sérieux pour tenir la dragée haute à la vraie philosophie, celle des Allemands, ou encore à Foucault, Derrida, et tous ceux qui ont contribué à séparer la tête du reste du corps de la France, les neurones des sens, notre société et ses hiérarques voudraient que Rimbaud ressemble à sa légende. Si ces mêmes gens pouvaient réécrire son acte de décès, ils ne se gêneraient pas. Ils le voudraient mort à vingt ans. Or, c’est idiot. Le Rimbaud explorateur, trafiquant, convoyeur d’armes, qui baroude dans les montagnes et les déserts de la corne de l’Afrique, est le même que celui qui écrit, qui pastiche, qui réinvente la poésie, se lamente de la défaite de la France, s’enthousiasme pour la Commune (d’ailleurs pas tant pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle conteste, en vrai homme de refus, à ne pas confondre avec tous les idéologues qui ont vite fait de les récupérer). Comme nous l’expliquions dans le commentaire sur Illuminations, où nous qualifions le texte de « retour aux origines », et même de rupture dans l’histoire de l’Occident, il est fort possible que, non seulement Rimbaud n’ait plus rien à dire, mais aussi plus envie d’écrire, qu’une fois le divorce consommé avec la société qu’il passa des années à déconstruire dans son projet poétique, Rimbaud soit enfin libéré et vive dans l’errance, qu’il trouve son bonheur dans une forme d’ « escapism », comme on le comprend en regardant Pierrot le fou.

Le refus de l’autorité comme moteur du progrès

Il pastiche les plus grands, il les tourne en dérision, il s’enfuit de la maison, est jeté adolescent en prison, cherche la compagnie des adultes, a un éveil sexuel précoce et éclectique, manque tuer son ami et amant, dynamite les canons de la poésie, et la réinvente avec Une saison en enfer, Illuminations, découvre le Surréalisme avec Le bateau ivre dans Poésies 1870-1871, puis il disparaît, voyage et voyage encore, il cherche aventures sur aventures, les vit, et après avoir vécu autant de vies humaines, enfin il meurt. Le refus de l’autorité est son moteur, son motto, sa raison d’être. Le refus de l’autorité, nous n’en avons jamais autant parlé dans notre société soi-disant tolérante, et à en parler, nous ne l’avons jamais aussi peu exercé. Le refus de l’autorité est vital à la survie des sociétés. Et le principe de subsidiarité appliqué à l’autorité n’est pas plus acceptable que la vieille autorité institutionnelle du siècle dernier. Alors, il est urgent que Rimbaud revienne. On a retrouvé sa photographie à Aden. Peut-être n’est-il pas mort ?

L’aventurier de la mer rouge

C’est Kessel qui poussa Henry de Monfreid à écrire. C’est sûrement le passé militaire de son père dans l’Afrique coloniale italienne qui inspira Hugo Pratt, et fut à l’origine de Corto Maltese. Rimbaud rejoint ou plutôt précède Corto et Monfreid dans l’imaginaire de la corne de l’Afrique, un imaginaire de déserts, de montagnes, de mers furieuses, un monde ethniquement complexe, d’incessantes querelles religieuses, l’un des rares endroits du globe où autant de puissances européennes se partagent des terres, Italiens, Français, Allemands, Anglais.

Le premier texte, « Rapport sur l’Ogadine », est un compte-rendu sur la région de l’Ogadine (région frontalière de l’Ethiopie avec la Somalie, le Kenya, Djibouti), étonnant par sa précision d’ethnologue et de géographe, et sa sobriété toute littéraire. On a d’ailleurs retrouvé très récemment un fragment additionnel du « Rapport sur l’Ogadine » que Les Editions de Londres vous proposent dans l’e-book à télécharger. Le deuxième texte est plus personnel puisque Rimbaud y évoque son expédition à travers le Choa, région centrale de l’Ethiopie, expédition dont on peut sentir l’intention dans le « Rapport sur l’Ogadine », ce qui explique aussi notre choix éditorial, celui de réunir les deux textes, séparés de quatre ans.

Rimbaud le journaliste et le stratège

En sus d’un aventurier, Rimbaud aurait fait un excellent journaliste. Ce qui frappe, c’est l’absence de jugement et la lucidité. Mais est-ce aussi un stratège ? Les Editions de Londres voient dans certains passages de la « Lettre au Directeur du Bosphore égyptien » des rapprochements avec Les sept piliers de la sagesse de T.E. Lawrence. Alors, Rimbaud réunit en lui tous les rebelles, tous ceux qui s’écartent du droit chemin, qu’ils laissent ou pas leur marque sur le monde. On disait de Mozart dans Amadeus« Trop de notes. » Certains pourraient de dire de Rimbaud : « Trop de vies ! ». Quel compliment.

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