Milan

24 septembre.

J’arrive, à sept heures du soir, harassé de fatigue, je cours à la Scala. – Mon voyage est payé. Mes organes épuisés n’étaient plus susceptibles de plaisir. Tout ce que l’imagination la plus orientale peut rêver de plus singulier, de plus frappant, de plus riche en beautés d’architecture, tout ce que l’on peut se représenter en draperies brillantes, en personnages qui non seulement ont les habits, mais la physionomie, mais les gestes des pays où se passe l’action, je l’ai vu ce soir.

25 septembre.

Je cours à ce premier théâtre du monde, l’on donnait encore la Testa di bronzo. J’ai eu tout le temps d’admirer. La scène se passe en Hongrie ; jamais prince hongrois ne fut plus fier, plus brusque, plus généreux, plus militaire que Galli. C’est un des meilleurs acteurs que j’aie rencontrés ; c’est la plus belle voix de basse que j’aie jamais entendue : elle fait retentir jusqu’aux corridors de cet immense théâtre[Note_1].

Quelle science du coloris dans la manière dont les habillements sont distribués ! J’ai vu les plus beaux tableaux de Paul Véronèse. À côté de Galli, prince hongrois, en costume national, l’habit de houzard le plus brillant, blanc, rouge et or, son premier ministre est couvert de velours noir, n’ayant d’autre ornement brillant que la plaque de son ordre : la pupille au prince, la charmante Fabre, est en pelisse bleu-de-ciel et argent, son shako garni d’une plume blanche. La grandeur et la richesse respirent sur ce théâtre : on y voit à tous moments au moins cent chanteurs ou figurants, tous vêtus comme le sont en France les premiers rôles. Pour l’un des derniers ballets, l’on a fait cent quatre-vingt-cinq habits de velours ou de satin. Les dépenses sont énormes. Le théâtre de la Scala est le salon de la ville. Il n’y a de société que là ; pas une maison ouverte. Nous nous verrons à la Scala, se dit-on pour tous les genres d’affaires. Le premier aspect est enivrant. Je suis tout transporté en écrivant ceci.

26 septembre.

J’ai retrouvé l’été ; c’est le moment le plus touchant de cette belle Italie. J’éprouve comme une sorte d’ivresse. Je suis allé à Dèsio, jardin anglais délicieux, à dix milles au nord de Milan, au pied des Alpes.

Je sors de la Scala. Ma foi, mon admiration ne tombe point. J’appelle la Scala le premier théâtre du monde, parce que c’est celui qui fait avoir le plus de plaisir par la musique. Il n’y a pas une lampe dans la salle ; elle n’est éclairée que par la lumière réfléchie par les décorations. Impossible même d’imaginer rien de plus grand, de plus magnifique, de plus imposant, de plus neuf, que tout ce qui est architecture. Il y a eu ce soir onze changements de décorations. Me voilà condamné à un dégoût éternel pour nos théâtres : c’est le véritable inconvénient d’un voyage en Italie.

Je paye un sequin par soirée pour une loge aux troisièmes, que j’ai promis de garder tout le temps de mon séjour. Malgré le manque absolu de lumière, je distingue fort bien les gens qui entrent au parterre. On se salue à travers le théâtre, d’une loge à l’autre. Je suis présenté dans sept ou huit. Je trouve cinq ou six personnes dans chacune de ces loges, et la conversation établie comme dans un salon. Il y a des manières pleines de naturel et une gaieté douce, surtout pas de gravité.

Le degré de ravissement où notre âme est portée est l’unique thermomètre de la beauté en musique ; tandis que, du plus grand sang-froid du monde, je dis d’un tableau de Guide : « Cela est de la première beauté ! »

27 septembre.

Un duc de Hongrie, on a mis un duc, car la police ne souffre pas ici, sans de grandes difficultés, que l’on mette un roi sur la scène : je citerai de drôles d’exemples ; un duc de Presbourg donc aime sa pupille ; mais elle est mariée en secret à un jeune officier, Bonoldi, protégé par le premier ministre. Ce jeune officier ne connaît pas ses parents : il est fils naturel du duc ; le ministre veut le faire reconnaître. À la première nouvelle que le souverain veut épouser sa femme, il a quitté sa garnison et se présente au ministre alarmé, qui le cache dans un souterrain du château ; ce souterrain n’a d’issue que par le piédestal d’une tête de bronze qui orne la grande salle. Cette tête et le signal qu’il faut faire pour l’ouvrir donnent les accidents les plus pittoresques et les moins prévus ; par exemple, le finale du premier acte, qui, au moment où le duc conduit sa pupille à l’autel, commence par les grands coups qu’un valet poltron, jeté par hasard dans le souterrain, donne contre le piédestal de la tête pour se faire exhumer.

Le déserteur, poursuivi dans les montagnes, est pris, condamné à mort ; le ministre découvre sa naissance au duc. Au moment où cet heureux père est au comble de la joie, on entend les coups de fusil qui exécutent le jugement. Le quatuor qui commence par ce bruit sinistre, et le changement de ton du comique au tragique, seraient frappants, même dans une partition de Mozart ; qu’on juge dans le premier ouvrage d’un jeune homme ! M. Solliva, élève du Conservatoire fondé ici par le prince Eugène, a vingt-cinq ans. Sa musique est la plus ferme, la plus enflammée, la plus dramatique que j’aie entendue depuis longtemps. Il n’y a pas un moment de langueur. Est-ce un homme de génie ou un simple plagiaire ? On vient de donner à Milan, coup sur coup, deux ou trois opéras de Mozart, qui commence à percer en ce pays ; et la musique de Solliva rappelle à tout moment Mozart. Est-ce un centon[Note_2] bien fait ? Est-ce une œuvre de génie ?

28 septembre.

C’est une œuvre de génie, il y a là une chaleur, une vie dramatique, une fermeté dans tous les effets, qui décidément ne sont pas du style de Mozart. Mais Solliva est un jeune homme transporté d’admiration pour Mozart, il a pris sa couleur. Si l’auteur à la mode eût été Cimarosa, il eût semblé un nouveau Cimarosa.

Dugazon me disait, à Paris, que tous les jeunes gens qui se présentaient chez lui pour apprendre à déclamer étaient de petits Talma. Il fallait six mois pour leur faire se dépouiller du grand acteur, et voir s’ils avaient quelque chose en propre.

Le Tintoret est le premier des peintres pour la vivacité d’action de ses personnages. Solliva est excellent pour la vie dramatique. Il y a peu de chant dans son ouvrage ; l’air de Bonoldi, au premier acte, ne vaut rien ; Solliva triomphe dans les morceaux d’ensemble et dans les récitatifs obligés, peignant le caractère. Aucune parole ne peut rendre l’entrée de Galli, disputant avec son ministre, au premier acte. Les yeux, éblouis de tant de luxe, les oreilles, frappées de ces sons si mâles et si bien dans la nature, attachent tout de suite l’âme au spectacle ; c’est, là le sublime. Les meilleures tragédies sont bien froides auprès de cela. Solliva, comme le Corrége, connaît le prix de l’espace ; sa musique ne languit pas deux secondes, il syncope tout ce que l’oreille prévoit ; il serre, il entasse les idées. Cela est beau comme les plus vives symphonies de Haydn.

1er octobre.

J’apprends que la Tesla di bronzo est un de nos mélodrames. Méprisé à Paris, la musique en a fait un chef-d’œuvre à Milan. Elle a donné de la délicatesse et de la profondeur aux sentiments. « Mais pourquoi, disais-je à M. Porta, aucun poète italien n’invente-t-il les canevas chargés de situations frappantes qu’il faut pour la musique ? – Penser, ici, est un péril ; écrire, le comble de l’inconséquence. Voyez la brise charmante et voluptueuse qui règne dans l’atmosphère, aujourd’hui 1er octobre voulez-vous qu’on s’expose à se faire exiler dans les neiges de Munich ou de Berlin, parmi des gens tristes, qui ne songent qu’à leurs cordons et à leurs seize quartiers ? Notre climat est notre trésor. »

L’Italie n’aura de littérature qu’après les deux chambres ; jusque-là, tout ce qu’on y fait n’est que de la fausse culture, de la littérature d’Académie. Un homme de génie peut percer au milieu de la platitude générale ; mais Alfieri travaille à l’aveugle, il n’a point de véritable public à espérer. Tout ce qui hait la tyrannie le porte aux nues ; tout ce qui vit de la tyrannie l’exècre et le calomnie. L’ignorance, la paresse et la volupté sont telles, parmi les jeunes Italiens, qu’il faut un long siècle avant que l’Italie soit à la hauteur des deux chambres. Napoléon l’y menait, peut-être sans le savoir. Il avait déjà rendu la bravoure personnelle à la Lombardie et à la Romagne. La bataille de Raab, en 1809, fut gagnée par des Italiens.

Laissons les sujets tristes ; parlons musique : c’est le seul art qui vive encore en Italie. Excepté un homme unique, vous trouverez ici des peintres et, des sculpteurs comme il y en a à Paris et à Londres ; des gens qui pensent à l’argent. La musique, au contraire, a encore un peu de ce feu créateur qui anima successivement, en ce pays, le Dante, Raphaël, la poésie, la peinture, et enfin les Pergolèse et les Cimarosa. Ce feu divin fut allumé jadis par la liberté et par les mœurs grandioses des républiques du moyen âge. En musique, il y a deux routes pour arriver au plaisir, le style de Haydn et le style de Cimarosa : la sublime harmonie ou la mélodie délicieuse. Le style de Cimarosa convient aux peuples du Midi et ne peut pas être imité par les sots. La mélodie fut au plus haut point de sa gloire vers 1780 ; depuis, la musique change de nature, l’harmonie empiète et le chant diminue. La peinture est morte et enterrée. Canova a percé, par hasard, par la force de végétation que l’âme de l’homme a sous ce beau climat ; mais, comme Alfieri, c’est un monstre ; rien ne lui ressemble, rien n’en approche, et la sculpture est aussi morte en Italie que l’art des Corrège ; la gravure se soutient assez bien, mais ce n’est guère qu’un métier.

La musique seule vit en Italie, et il ne faut faire, en ce beau pays, que l’amour ; les autres jouissances de l’âme y sont gênées ; on y meurt empoisonné de mélancolie, si l’on est citoyen. La défiance y éteint l’amitié ; en revanche, l’amour y est délicieux, ailleurs, on n’en a que la copie.

Je sors d’une loge où l’on m’a présenté à une femme grande et bien faite, qui m’a semblé avoir trente-deux ans. Elle est encore belle, et de ce genre de beauté que l’on ne trouve jamais au nord des Alpes. Ce qui l’entoure annonce l’opulence, et je trouve dans ses manières une mélancolie marquée. Au sortir de la loge, l’ami qui m’a présenté me dit « Il faut que je vous conte une histoire. »

Rien de plus rare que de trouver ici, dans le tête-à-tête, un Italien d’humeur à conter. Ils ne se donnent cette peine qu’en présence de quelque femme de leurs amies, ou du moins quand ils sont bien établis dans une excellente poltrona (bergère). J’abrège le récit de mon nouvel ami, rempli de circonstances pittoresques, souvent exprimées par gestes.

« Il y a seize ans qu’un homme fort riche, Zilietti, banquier de Milan, arriva un soir à Brescia. Il va au théâtre ; il voit dans une loge une très jeune femme, d’une figure frappante. Zilietti avait quarante ans ; il venait de gagner des millions ; vous l’auriez cru tout adonné à l’argent. Il était à Brescia pour une affaire importante qui exigeait un prompt retour à Milan. Il oublie son affaire. Il parvient à parler à cette jeune femme. Elle s’appelle Gina, comme vous savez ; elle était la femme d’un noble fort riche. Zilietti parvint à l’enlever. Depuis seize ans, il l’adore, mais ne peut pas l’épouser, car le mari vit toujours.

« Il y a six mois, l’amant de Gina était malade, car depuis deux ans elle a un amant, Malaspina, ce poète, si joli homme, que vous avez vu chez la Bibin Catena. Zilietti, toujours amoureux comme le premier jour, est fort jaloux. Il passe exactement tout son temps dans ses bureaux ou avec Gina. Celle-ci, désespérée de savoir son amant en danger, et sachant bien que tous ses domestiques sont payés au poids de l’or pour rendre compte de ses démarches, fait arrêter sa voiture à la porte du Dôme, et, par le passage souterrain de cette église, du côté de l’archevêché, elle va acheter des cordes et des habits d’homme tout faits, chez un fripier. Ne sachant comment les emporter, elle passe ces habits d’homme sous ses vêtements, et regagne sa voiture sans accident. En arrivant chez elle, elle est indisposée et s’enferme dans sa chambre. À une heure après minuit, elle descend de son balcon dans la rue avec ses cordes, qu’elle a arrangées grossièrement en échelle. Son appartement est un piano nobile (premier étage) fort élevé. À une heure et demie, elle arrive chez son amant, déguisée en homme. Transports de Malaspina, il n’était triste de mourir que parce qu’il ne pouvait pas espérer la voir encore une fois. « Mais ne reviens plus, ma chère Gina, lui dit-il quand elle s’est résolue à partir, vers les trois heures du matin ; mon portier est payé par Zilietti ; je suis pauvre, tu n’as rien non plus ; tu as l’habitude de la grande opulence, je mourrais désespéré si je te faisais rompre avec Zilietti. »

« Gina s’arrache de ses bras ; le lendemain, à deux heures du matin, elle frappe à la fenêtre de son amant qui est aussi au premier étage et donne sur un de ces grands balcons en pierre si communs en ce pays ; mais elle le trouve dans le délire et ne parlant que de Gina et de sa passion pour elle. Gina, sortie de chez elle par la fenêtre, et avec le secours d’une échelle de corde, était montée chez son amant, aussi par une échelle de corde. Cette expédition a eu lieu treize nuits de suite, tant qu’a duré le danger de Malaspina. »

Rien au monde ne semblerait plus ridicule aux femmes de Paris et moi, qui ai l’audace de raconter une telle équipée, je m’expose à partager le ridicule. Je ne prétends pas approuver de telles mœurs ; mais je suis attendri, exalté ; demain, il me sera impossible de ne pas approcher Gina avec respect ; mon cœur battra comme si je n’avais que vingt ans. Or, voilà ce qui ne m’arrive plus à Paris.

Si je l’avais osé, j’aurais sauté au cou de l’ami qui venait de me conter cette anecdote. J’ai fait durer le récit plus d’une heure. Il m’est impossible de n’être pas tendrement attaché à cet ami.

2 octobre.

Ce petit Solliva a la figure chétive d’un homme de génie. Je m’expose beaucoup ; il faut voir son second ouvrage. Si l’imitation de Mozart augmente, si la vie dramatique diminue, c’est un homme qui n’avait dans le cœur qu’un opéra, accident fort commun dans le talent musical. Un jeune compositeur donne deux ou trois opéras, après quoi, il se répète et n’est plus que médiocre : voyez Berton en France.

Galli, beau jeune homme de trente ans, est sans doute le meilleur soutien de la Testa di bronzo ; on lui préfère presque Remorini (le ministre), belle basse aussi, et qui a une voix très flexible, très variée, chose rare dans les basses ; mais ce n’est qu’un bel instrument, toujours le même et presque sans âme. Un cri partant du cœur, o fortunato istante ! dont la musique n’a pas vingt mesures, a fait sa réputation dans cet opéra. L’accent, de la nature a été saisi par le maestro et reconnu avec transport par le public.

La Fabre, jeune Française, née ici, dans le palais du prince, et protégée par la vice-reine, a une belle voix, surtout depuis qu’elle a vécu avec le célèbre soprano Velluti. Elle est à ravir dans certains morceaux passionnés. Il lui faudrait une salle moins vaste. Du reste, on la dit amoureuse de l’Amour. Je n’en doute plus, depuis que je lui ai vu chanter Stringerlo al pello, au second acte, au moment où elle apprend que son époux qu’on avait entendu fusiller, est sauvé. Un des confidents du ministre avait fait distribuer aux soldats des cartouches sans balles. Circonstance singulière et touchante, à la représentation de ce soir, tout le théâtre est intéressé[Note_3]. Quand la Fabre est distraite ou fatiguée, rien de plus commun dans un sérail, ce serait un grand talent. Elle a vingt ans ; même mauvaise, je la préfère infiniment à ces chanteuses sans âme, à mademoiselle Cinti, par exemple.

Bassi est excellent ; ce n’est pas l’âme qui lui manque, à celui-là ! Quel bouffe divin s’il avait un peu de voix ! Quel feu ! quelle énergie ! quelle âme toute à la scène ! Il joue tous les soirs, depuis quarante jours, cette Tête de bronze ; n’ayez pas peur qu’il jette un regard dans la salle ; il est toujours le valet de chambre poltron et sensible du duc de Hongrie. En France, un homme d’autant d’esprit (Bassi fait de jolies comédies) aurait peur d’être ridicule, par l’importance qu’il met à son rôle, même quand personne ne l’écoute. Je lui ai fait ce soir cette objection, il m’a répondu : « Je joue bien pour me faire plaisir à moi-même. Je copie un certain valet poltron, dont mon imagination m’a procuré la vue les premières fois que j’ai joué mon rôle. Quand je parais en scène maintenant, j’ai du plaisir à être en valet poltron. Si je regardais dans la salle, je m’ennuierais à périr ; je crois même que je manquerais de mémoire. D’ailleurs, j’ai si peu de voix, si je n’étais pas bon acteur, que serais-je ? » – Pour une belle voix, comme pour la fraîcheur des attraits chez les femmes, il faut un cœur froid.

Par une disposition instinctive, que j’ai bien observée ce soir sur le baron allemand Kœnisfeld, ces êtres, tout âme, choquent les personnes de la très haute société qui manquent un peu d’esprit ; il leur faut des talents appris ; ils trouvent de l’excès dans tout ce qui est inspiré. Hier, ce baron pointilleux grondait le garçon du restaurateur, parce qu’il n’avait pas écrit correctement son noble nom sur sa carte.

3 octobre.

L’orchestre de Milan, admirable dans les choses douces, manque de brio dans les morceaux de force. Les instruments attaquent timidement la note. L’orchestre de Favart a le défaut contraire. Il cherche toujours à embarrasser le chanteur, et à faire le plus de bruit possible. Dans un orchestre parfait, les violons seraient français, les instruments à vent allemands, et le reste italien, y compris le chef d’orchestre.

Cette place, si essentielle au chant, est occupée à Milan par le célèbre Alessandro Rolla, que la police a fait prier de ne plus jouer de l’alto ; il donnait des attaques de nerfs aux femmes.

On pourrait dire à un Français arrivant dans ce pays : Cimarosa est le Molière des compositeurs et Mozart le Corneille ; Mayer, Vinter, etc., sont des Marmontel ; la grâce innocente de la prose de la Fontaine, dans les Amours de Psyché, est reproduite par Paisiello.

4 octobre.

J’ai visité aujourd’hui les fresques si touchantes de Luini à Saronno, la chartreuse de Cariguano, avec les peintures à fresques de Daniel Crespi, fort bon peintre qui avait vu les Carrache et senti le Corrège. J’ai vu Castelazzo. J’ai été fort mécontent d’un château de Montebello, célèbre par le séjour que Bonaparte y fit en 1797. D’après le principe major e longinquo reverentia, dès ce temps-là, Bonaparte ne voulait pas habiter les villes et se prodiguer. Leinate, jardin rempli d’architecture, appartenant à M. le duc Litta, m’a plu. Ce courtisan de Napoléon n’a point fait la girouette depuis 1814, il a bravé courageusement les Tedeschi. Notez que Napoléon l’avait fait grand chambellan sans qu’il le demandât. M. le duc Litta a fait un livre, tiré à un exemplaire, qu’il a le projet de brûler avant sa mort. Il a, dit-on, sept à huit cent mille livres de rente. J’ai vu de loin, dans une allée de Leinate, la femme de son neveu le duchino, c’est une des douze plus jolies femmes de Milan. Je lui trouve l’air dédaigneux des anciens portraits espagnols. Il faut bien se garder de se promener seul à Leinate ; ce jardin est plein de jets d’eau destinés à mouiller les spectateurs. En posant le pied sur la première marche d’un certain escalier, six jets d’eau me sont partis entre les jambes.

C’est en Italie que les architectes de Louis XIV prirent le goût des jardins comme Versailles et les Tuileries, où l’architecture est mêlée aux arbres.

Au Gernietto, villa du fameux dévot Mellerio, il y a des statues de Canova. J’ai revu Dèsio, simple jardin anglais, au nord de Milan, et qui me semble l’emporter sur tous les autres. On voit de près les montagnes et le Rezegon di Lek (la Scie de Lecco). L’air y est plus sain et plus vif qu’à Milan. Napoléon avait ordonné que les rizières et les prés marciti (arrosés constamment, on les fauche huit fois par an) seraient éloignés à cinq milles de Milan. Mais il avait accordé un délai aux propriétaires pour le changement de culture. Comme on trouve un avantage immense à cultiver le riz, les propriétaires ont graissé la patte à la police, et au couchant de Milan, vers la porte Vercellina, j’ai vu des rizières à une portée de canon de la ville. Quant aux voleurs, on les rencontre à une portée de fusil presque chaque soir. La police est comme celle de Paris, elle ne songe qu’à la politique, et du reste fait tondre barbarement les arbres plantés par Napoléon, pour avoir le bénéfice des fagots.

Mais enfin, comme les espions eux-mêmes ont le goût italien, cette police a forcé les citoyens à faire des choses prodigieuses pour l’embellissement de la ville. Par exemple, l’on peut passer près des maisons quand il pleut ; des conduits de fer-blanc amènent les eaux des toits dans le canal qui passe sous chaque rue. Comme les corniches sont fort saillantes, ainsi que les balcons, on est presque à l’abri de la pluie, en marchant le long des maisons.

Le lecteur se moquerait de mon enthousiasme, si j’avais la bonhomie de lui communiquer tout ce que j’écrivis, le 4 octobre 1816, en revenant de Dèsio. Cette charmante villa appartient au marquis Cusani qui, sous Napoléon, voulut rivaliser de luxe avec le duc Litta.

Galli est enrhumé. On nous redonne un opéra de Mayer, Elena, qu’on jouait avant la Testa di bronzo. Comme il paraît languissant !

Quels transports au sestello du second acte ! Voilà cette musique de nocturne, douce, attendrissante, vraie musique de la mélancolie, que j’ai souvent entendue en Bohême. Ceci est un morceau de génie que le vieux Mayer a gardé depuis sa jeunesse, ou qu’il a pillé quelque part ; il a soutenu tout l’opéra. Voilà un peuple né pour le beau ; un opéra de deux heures est soutenu par un moment délicieux qui dure à peine six minutes ; on vient de cinquante milles de distance pour entendre ce sestetto chanté par mademoiselle Fabre, Remorini, Bassi, Bonoldi, etc., et pendant quarante représentations, six minutes font passer sur une heure d’ennui. Il n’y a rien de choquant dans le reste de l’opéra, mais il n’y a rien. Alors, on fait la conversation dans les deux cents petits salons, avec une fenêtre garnie de rideaux donnant sur la salle, qu’on appelle loges. Une loge coûte quatre-vingts sequins ; elle en coûtait deux cents ou deux cent cinquante, il y a six ans, dans les temps heureux de l’Italie (règne de Napoléon, de 1805 à 1814). Napoléon a volé à la France la liberté dont elle jouissait en 1800 et ramené les jésuites. En Italie, il détruisait les abus et protégeait le mérite. Après vingt années du despotisme raisonné de ce grand homme, ces gens-ci eussent peut-être été dignes des deux chambres.

Je vais dans huit ou dix loges ; rien de plus doux, de plus aimable, de plus digne d’être aimé que les mœurs milanaises. C’est l’opposé de l’Angleterre ; jamais de figure sèche et désespérée. Chaque femme est en général avec son amant ; plaisanteries douces, disputes vives, rires fous, mais jamais d’airs importants. Pour les mœurs, Milan est une république vexée par la présence de trois régiments allemands et obligée de payer trois millions à l’empereur d’Autriche. Notre air de dignité, que les Italiens appellent sostenuto, notre grand art de représenter, sans lequel il n’y a pas de considération, serait pour eux le comble de l’ennui. Quand on a pu comprendre le charme de cette douce société de Milan, on ne peut plus s’en défaire. Plusieurs Français de la grande époque sont venus ici prendre des fers qu’ils ont portés jusqu’au tombeau.

Milan est la ville d’Europe qui a les rues les plus commodes et les plus belles cours dans l’intérieur des maisons. Ces cours carrées sont, comme chez les Grecs anciens, environnées d’un portique, formé par des colonnes de granit fort belles. Il y a peut-être à Milan vingt mille colonnes de granit ; on les tire de Baveno, sur le lac Majeur. Elles arrivent ici par le fameux canal qui joint l’Adda au Tessin. Léonard de Vinci travailla à ce canal en 1496 ; nous n’étions encore que des barbares, comme tout le Nord.

Il y a deux jours que le maître d’une de ces belles maisons, ne pouvant dormir, se promenait sous le portique, à cinq heures du matin ; il tombait une pluie chaude. Tout à coup, il voit sortir d’une petite porte, au rez-de-chaussée, un fort joli jeune homme de sa connaissance. Il comprend qu’il a passé la nuit dans la maison. Comme ce jeune homme aime beaucoup l’agriculture, le mari lui fait, pendant deux heures, tout en se promenant sous le portique, et sous prétexte d’attendre la fin de la pluie, des questions infinies sur l’agriculture. Vers les huit heures, la pluie ne cessant pas, le mari a pris fort poliment congé de son ami, et est remonté. Le peuple milanais offre la réunion de deux choses que je n’ai jamais vues ensemble, au même degré, la sagacité et la bonté. Quand il discute, il est le contraire des Anglais, il est serré comme Tacite ; la moitié du sens est dans le geste et dans l’œil ; dès qu’il écrit, il veut faire de belles phrases toscanes, et il est plus bavard que Cicéron.

Madame Catalani est arrivée et nous annonce quatre concerts ; le croiriez-vous ? Une chose choque tout le monde ; le billet coûte dix francs. J’ai vu une loge pleine de gens qui jouissent de quatre-vingt ou cent mille livres de rentes, et qui, dans l’occasion, en dépensent le triple en bâtiments, se récrier sur ce prix de dix francs. Ici, le spectacle est pour rien ; il coûte trente-six centimes aux abonnés. Pour cela, on a le premier acte de l’opéra, qui dure une heure ; on commence à sept heures et demie en hiver, et, à huit heures et demie en été ; ensuite grand ballet sérieux, une heure et demie après le ballet vient le second acte de l’opéra, trois quarts d’heure enfin, un petit ballet comique, ordinairement délicieux, et qui vous renvoie chez vous, mourant de rire, vers les minuit et demi, une heure. Quand on a payé son billet quarante sous, ou que l’on est entré pour trente-six centimes, on va se placer dans un parterre assis, sur de bonnes banquettes à dossier, très bien rembourrées ; il y a huit à neuf cents places. Les gens qui ont une loge vont y recevoir leurs amis. Ici, une loge est comme une maison, et se vend vingt à vingt-cinq mille francs ; le gouvernement donne deux cent mille francs à l’impresario (l’entrepreneur) ; l’impresario loue à son profit le cinquième et le sixième rang de loges, qui lui valent cent mille francs ; les billets font le reste. Sous les Français, l’entreprise avait les jeux, qui donnaient six cent mille francs à mettre en ballets et en voix. La Scala peut contenir trois mille cinq cents spectateurs. Le parterre de ce théâtre est ordinairement à moitié vide, c’est ce qui le rend si commode.

Dans les loges, vers le milieu de la soirée, le cavalier servant de la dame fait ordinairement apporter des glaces ; il y a toujours quelque pari en train, et l’on parie toujours des sorbets, qui sont divins ; il y en a de trois sortes, gelati, crepè, et pezzi-duri ; c’est une excellente connaissance à faire. Je n’ai point encore décidé la meilleure espèce, et tous les soirs je me mets en expérience.

6 octobre.

Enfin, ce concert de madame Catalani, si attendu, a eu lieu dans la salle du Conservatoire, qui n’a pas pu se remplir. Il y avait quatre cents spectateurs tout au plus. Quel tact dans ce peuple ! Le jugement est unanime ; c’est la plus belle voix dont on se souvienne, supérieure de bien loin à la Banti, à la Billington, à la Correa, à Marchesi, à Crivelli. Même dans les morceaux les plus vifs, madame Catalani semble toujours chanter sous un rocher ; elle a ce retentissement argentin.

Quel effet ne produirait-elle pas si la nature lui eût donné une âme ! Elle a chanté tous ses airs de la même manière. Je l’attendais à l’air si touchant

Frenar vorrei le lacrime.

Elle l’a chanté avec le même luxe de petits ornements gais et rapides que les variations sur l’air

Nel cor più non mi sento.

Madame Catalani ne chante jamais qu’une douzaine d’airs c’est avec cela qu’elle se promène en Europe ! Il faut l’entendre une fois, pour avoir un regret éternel que la nature n’ait pas joint un peu d’âme à un instrument si étonnant. – Madame Catalani n’a fait aucun progrès depuis dix-huit ans qu’elle chantait à Milan Ho perduto il figlio amato. – Peu importe le nom du compositeur, l’air que chante madame Catalani est toujours le même : c’est une suite de broderies, et la plupart de mauvais goût. Elle n’a trouvé que de mauvais maîtres hors de l’Italie.

Voilà ce qu’on disait autour de moi. Tout cela est vrai, mais de notre vie peut-être nous n’entendrons rien d’approchant. Elle fait la gamme ascendante et descendante par semi-tons, mieux que Marchesi, que l’on me fait voir au concert. Il n’est point trop vieux ; il est fort riche, et, chante encore quelquefois devant ses amis intimes ; c’est comme son rival Pacchiarotti à Padoue. Marchesi a eu des aventures fort agréables dans sa jeunesse.

On m’a conté ce soir l’anecdote singulière d’un homme fort respectable de ce pays-ci, qui a le malheur d’avoir la voix très claire. Un soir qu’il entrait chez une femme aussi célèbre par sa petite vanité que par ses immenses richesses, l’homme à la voix claire est accueilli par une volée de coups de bâton ; plus il crie du haut de sa tête et appelle au secours, plus les coups de canne redoublent d’énergie. « Ah ! scélérat de soprano, lui crie-t-on, je t’apprendrai à faire le galant ! » Notez que c’était un prêtre qui parlait ainsi, et qui vengeait les injures fraternelles sur les épaules de notre citoyen qu’il prenait pour Marchesi. Le soprano, profitant de l’anecdote, qui fit rire pendant six mois, ne remit plus les pieds chez la riche bourgeoise.

Aux lumières, madame Catalani, qui peut avoir trente-quatre à trente-cinq ans, est encore fort belle ; le contraste de ses traits nobles et de sa voix sublime avec la gaieté du rôle doit faire un effet étonnant dans l’opera buffa. Pour l’opera seria, elle n’y comprendra jamais rien. C’est une âme sèche.

Au total, j’ai été désappointé. J’aurais fait trente lieues avec plaisir pour ce concert, je suis heureux de m’être trouvé à Milan. En sortant, je suis venu au grand trot de mes chevaux chez madame Bina R*** ; il y avait déjà trois ou quatre amis de la maison, qui étaient venus là du Conservatoire, toujours en courant, pour donner des nouvelles du concert à leurs amis, qui avaient voulu épargner dix francs. Or, il y a là près d’une demi-lieue. La conversation ne se faisait que par exclamations. Pendant trois quarts d’heure, comptés à ma montre, il n’y a pas eu une seule phrase de finie.

Naples n’est plus la capitale de la musique, c’est Milan, du moins pour tout ce qui a rapport à l’expression des passions. À Naples, on ne demande qu’une belle voix ; on y est trop Africain pour goûter l’expression fine des nuances de sentiment. Au moins, c’est ce que vient de me dire M. de Brême.

7 octobre.

J’oubliais ce qui m’a le plus frappé hier au concert de madame Catalani ; j’ai été pendant quelques minutes immobile d’admiration ; c’est la plus belle tête que j’aie vue de ma vie, lady Fanny Harley. Raphaël, ubi es ? Aucun de nos pauvres peintres modernes, tout chargés de titres et de cordons, ne serait capable de peindre cette tête ; ils y voudraient placer l’imitation de l’antique ou le style, comme on dit à Paris, c’est-à-dire donner l’expression de la force et du calme à une figure qui est touchante précisément à cause de l’absence de la force. C’est par l’effet de l’air facile à émouvoir, et par l’expression naïve de la grâce la plus douce, que quelques figures modernes sont tellement supérieures à l’antique. Mais nos peintres ne pourraient pas même comprendre ce raisonnement. Que nous serions heureux de pouvoir en revenir au siècle des Ghirlandajo et des Giorgion (1490) ! Nos artistes alors seraient au moins en état de copier la nature comme au miroir ; et que ne donnerait-on pas d’un miroir où l’on verrait constamment les traits de lady Fanny H*** telle qu’elle était ce soir.

8 octobre.

Je ne sais pas pourquoi l’extrême beauté m’avait jeté hier soir dans les idées métaphysiques. Quel dommage que le beau idéal, dans la forme des têtes, ne soit venu à la mode que depuis Raphaël ! La sensibilité brûlante de ce grand homme aurait su le marier à la nature. L’esprit à pointes de nos artistes, gens du monde, est à mille lieues de cette tâche. Du moins, s’ils daignaient s’abaisser quelquefois à copier strictement la nature, sans y rien ajouter de raide, fût-il emprunté du grec, ils seraient sublimes sans le savoir. Filippo Lippi, ou le frère Ange de Fiesole, quand le hasard leur faisait rencontrer une tête angélique comme celle de lady Fanny H***, la copiaient exactement. C’est ce qui rend si attachante l’étude des peintres de la seconde moitié du quinzième siècle. Je conçois que M. Cornelius et les autres peintres allemands de Rome les aient pris pour modèles. Qui ne préférerait Ghirlandajo à Girodet ?

20 octobre.

Si je ne pars pas d’ici dans trois jours, je ne ferai pas mon voyage d’Italie, non que je sois retenu par aucune aventure galante, mais je commence à avoir quatre ou cinq loges où je suis reçu comme si l’on m’y voyait depuis dix ans. L’on ne se dérange plus pour moi, et la conversation continue comme si c’était un valet qui fût entré. Plaisante manière de se féliciter, s’écrierait un de mes amis de Paris, je ne vois là que de la grossièreté. – À la bonne heure, mais c’est pour moi la plus douce récompense des deux ans que j’ai passés autrefois à apprendre, non seulement l’italien de Toscane, mais encore le milanais, le piémontais, le napolitain, le vénitien, etc. On ignore, hors de l’Italie, jusqu’au nom de ces dialectes, que l’on parle uniquement dans les pays dont ils portent le nom. Si l’on n’entend pas les finesses du milanais, les sentiments comme les idées des hommes au milieu desquels on voyage restent parfaitement invisibles. La fureur de parler et de se mettre en avant, qu’ont les jeunes gens d’une certaine nation, les fait prendre en horreur à Milan. Par hasard, j’aime mieux écouter que parler ; c’est un avantage, et qui compense quelquefois mon mépris peu caché pour les sots. Je dois avouer, de plus, qu’une femme d’esprit m’écrivait à Paris que j’avais l’air rustique. C’est peut-être à cause de ce défaut, que la bonhomie italienne a si vite fait ma conquête. Quel naturel ! quelle simplicité ! comme chacun dit bien ce qu’il sent ou ce qu’il pense au moment même ! Comme on voit bien que personne ne songe à imiter un modèle ! Un Anglais me disait à Londres, en me parlant de sa maîtresse avec ravissement : « Il n’y a chez elle rien de vulgaire ! » Il me faudrait huit jours pour faire comprendre cette exclamation à un Milanais ; mais, une fois comprise, il en rirait de bien bon cœur. Je serais obligé de commencer par expliquer au Milanais comme quoi l’Angleterre est un pays où les hommes sont parqués et divisés en castes, comme aux Indes, etc., etc.

La bonhomie italienne ! Mais c’est à pouffer de rire, diront mes amis du faubourg Poissonnière. Le naturel, la simplicité, la candeur passionnée, si je puis m’exprimer ainsi, étant une nuance qui se mêle à toutes les actions d’un homme, je devrais placer ici une description en vingt pages de diverses actions que j’ai vues ces jours-ci. Cette description, faite avec le soin convenable et l’exactitude scrupuleuse dont je me pique, me prendrait beaucoup de temps, et trois heures viennent de sonner à l’horloge de San Fedele. Une telle description semblerait incroyable aux trois quarts des lecteurs. J’avertis donc seulement qu’il y a ici une chose singulière à voir ; la verra qui pourra ; mais il faut savoir le milanais. Si jamais le grand poète Béranger passe en ce pays, il me comprendra. Mais Saint-Lambert, l’auteur des Saisons, le courtisan de Stanislas, l’amant trop heureux de madame du Châtelet, eût, trouvé ce pays-ci affreux.

25 octobre.

Ce soir, une femme brillante de beauté, de finesse, d’enjouement, madame Bibin Catena, a bien voulu essayer de m’apprendre le taroc. C’est une des grandes occupations des Milanais. C’est un jeu qui n’a pas moins de cinquante-deux cartes grandes chacune comme trois des nôtres. Il y en a une vingtaine qui jouent le rôle de nos as, et qui l’emportent sur toutes les autres ; elles sont fort bien peintes, et représentent le pape, la papesse Jeanne, le fou, le pendu, les amoureux, la fortune, la mort, etc. Il y a d’ailleurs, comme à l’ordinaire, quatre couleurs (bastone, danari, spade, coppe) ; les cartes portent l’image de bâtons, de deniers, d’épées et de coupes. M. Reina, l’un des amis auxquels m’a présenté madame G*** me dit que ce jeu a été inventé par Michel-Ange. Ce M. Reina a formé l’une des belles bibliothèques de l’Europe ; il a, de plus, des sentiments généreux, chose singulière et que je ne me souviens pas d’avoir jamais vue réunie à la bibliomanie. Il fut déporté aux bouches du Cattaro en 1799.

Si Michel-Ange a inventé le tarocco, il a trouvé là un beau sujet de disputes pour les Milanais, et de scandale pour les petits-maîtres français. J’en ai rencontré un ce soir qui trouvait les Italiens bien lâches de ne pas mettre l’épée à la main vingt fois pour une partie de tarocco. En effet, les Milanais, ayant le malheur de manquer tout à fait de vanité, ils poussent à l’excès le feu et la franchise de leurs disputes au jeu. En d’autres termes, ils trouvent au jeu de tarocco, les émotions les plus vives. Ce soir, il y a eu un moment où j’ai cru que les quatre joueurs allaient se prendre aux cheveux ; la partie a été interrompue au moins dix minutes. Le parterre impatienté criait zilli ! zilli ! et la loge n’étant qu’au second rang, le spectacle était en quelque sorte interrompu. Va a farti buzzarare ! criait l’un des joueurs. Ti le sei un gran cojononon ! répondait l’autre en faisant des yeux furibonds et criant à tue-tête. L’accent donné à ce mot cojononon m’a semblé incroyable de bouffonnerie et de vérité. L’accès de colère paraît excessif et laisse toutefois si peu de traces, que j’ai remarqué qu’en quittant la loge, il n’est venu à l’idée d’aucun des disputeurs d’adresser à l’autre un mot d’amitié. À vrai dire, la colère italienne est, je crois, silencieuse et retenue, et ceci n’est rien moins que de la colère. C’est l’impatience vive et bouffonne de deux hommes graves qui se disputent un joujou, et sont ravis de faire les enfants pendant un moment.

Dans ce siècle menteur et comédien (this age of cant, dit lord Byron), cet excès de franchise et de bonhomie entre gens des plus riches et des plus nobles de Milan me frappe si fort, qu’il me donne l’idée de me fixer en ce pays. Le bonheur est contagieux.

Le maudit Français, que j’aurais voulu à cent lieues de moi, m’a retrouvé au café de l’Académie en face de la Scala : « Quelle grossièreté, me dit-il, cojononon ! quels cris ! Et vous dites que ces gens-là ont des sentiments délicats ; qu’en musique leur oreille est blessée du moindre son criard ! » Je méritais de voir ainsi toutes mes idées polluées par un sot ; j’avais eu la bêtise de lui parler avec candeur.

Avec quelle amertume je me suis repenti d’avoir adressé la parole à M. Mal***. J’avouerai, dût l’honneur national me répudier, qu’un Français, en Italie, trouve le secret d’anéantir mon bonheur en un instant. Je suis dans le ciel, savourant avec délices les illusions les plus douces et les plus folles ; il me tire par la manche pour me faire apercevoir qu’il tombe une pluie froide, qu’il est minuit passé, que nous marchons dans une rue privée de réverbères, et que nous courons le risque de nous égarer, de ne plus retrouver notre auberge, et peut-être d’être volés. Voilà ce qui m’est arrivé ce soir, l’abord du compatriote est mortel pour moi.

Comment expliquer cet effet nerveux et cet agréable pouvoir de tuer le plaisir des beaux-arts que possède l’amabilité française ? Est-elle jalouse d’un plaisir qu’elle est impuissante à partager ? Je crois plutôt qu’elle le trouve une affectation ridicule.

27 octobre.

Madame Marini m’a procuré un billet pour le bal que les négociants donnent ce soir à leur casin de San Paolo. Rien n’a été plus difficile. Avec mon billet, et en parlant milanais serré, je viens d’engager le portier à me laisser voir le local. L’air de bonhomie qu’il faut prendre ici et ma qualité de Français ont plus fait que la mancia (l’étrenne).

Les riches négociants de Milan, dont le bon sens tranquille et le luxe tout en agréments réels et sans aucun faste me rappellent le caractère hollandais, se sont réunis au nombre de quatre cents pour acheter à fort bon compte, dans la rue San Paolo, ce qu’on appelle ici un palazzo. C’est un grand hôtel, bâti en pierres que le temps a noircies. La façade n’est point un mur plat, comme celle des maisons de Paris. Il y a un ordre étrusque au rez-de-chaussée, et au premier étage des pilastres. C’est un peu comme ce qu’on appelle à Paris le palais de la Chambre des pairs. En faisant gratter le palais de cette Chambre, on a ôté à l’architecture tout le charme des souvenirs, ce qui est adroit pour une Chambre aristocratique. S’il avait pu passer par la tête des négociants de Milan de faire un tel outrage à leur casin de San Paolo, les bottiers et les menuisiers qui ont leurs boutiques dans cette rue, l’une des plus passagères de la ville, en eussent fait des gorges chaudes.

Il y a ici une commission di ornato (de l’ornement) ; quatre ou cinq citoyens connus par leur amour pour les beaux-arts, et deux architectes, composent cette commission, qui exerce ses fonctions gratuitement. Toutes les fois qu’un propriétaire touche au mur de face de sa maison, il est tenu de communiquer son plan à la municipalité qui le transmet à la commission di ornato. Elle donne son avis. Si le propriétaire veut faire exécuter quelque chose de par trop laid[Note_4], les membres de la commission di ornato, gens considérables, se moquent de lui dans les conversations. Chez ce peuple né pour le beau, et où d’ailleurs parler politique est dangereux ou désespérant, on s’occupe un mois de suite du degré de beauté de la façade d’une maison nouvelle. Les habitudes morales de Milan sont tout à fait républicaines, et l’Italie d’aujourd’hui n’est qu’une continuation du moyen âge. Avoir une belle maison dans la ville donne plus de considération que des millions en portefeuille. Si la maison est remarquable par sa beauté, elle prend tout de suite le nom du propriétaire. Ainsi, l’on vous dit : Les tribunaux sont telle rue, dans la casa Clerici.

FIN DE L’EXTRAIT

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