Préface des Éditions de Londres

« Son Excellence Eugène Rougon » est un roman d’Emile Zola publié en 1876. C’est le sixième volume des Rougon-Macquart, et curieusement, l’un des romans les moins lus de Zola. Aux Editions de Londres nous ne nous contentons pas de secourir la veuve et l’orphelin ou de laisser passer les femmes et les enfants d’abord à l’occasion des naufrages, nous nous penchons aussi sur le sort des livres mal-aimés, et nous les sortons de leur oubli injustifié. « Son Excellence Eugène Rougon » est le livre politique des Rougon-Macquart ; c’est celui qui présente le milieu politique du Second Empire dans toute son ignominie, son ridicule et sa corruption.

Le roman de la politique

Encore un roman qui nous semble assez bien coller avec l’actualité actuelle, tandis que nous nous dirigeons sabre au clair vers l’une (encore une) des campagnes présidentielles les plus misérables de la Cinquième République. Le seul avantage qu’avaient sur nous les critiques du Second Empire comme Zola, c’est qu’ils n’avaient pas à applaudir cette farce de démocratie dont on nous abreuve à intervalles réguliers. Le régime de l’infâme Napoléon le petit avait au moins la décence d’humilier, martyriser, piller les victimes sans solliciter leur approbation.

Au début du livre, nous retrouvons Eugène Rougon, le fils de Pierre et Félicité Rougon, les héros de La Fortune des Rougon. Il a participé au coup d’Etat du 2 Décembre 1851. Sa tolérance vis-à-vis de l’illégitimité du pouvoir a été bien récompensée, puisqu’il est maintenant président du Conseil d’Etat. Nous retrouvons aussi Aristide Saccard, son frère, lequel était devenu riche dans La Curée, et dont les affaires récentes l’ont plutôt mis aux abois. Il n’est d’ailleurs pas le seul à souffler un peu, puisque son cher frère Rougon, figure plus posée, plus réfléchie, et finalement plus froide et manipulatrice que Saccard, est lui aussi bien en peine : tombé en défaveur auprès de l’Empereur, il cherche à tout prix à redorer son blason. Pour ce faire, il utilise les services de Clorinde Balbi, aventurière italienne qui travaille à rétablir son influence. Mais Rougon a une meilleure idée. Au courant par ses espions des préparatifs d’attentat contre l’Empereur, il décide…de laisser faire. L’attentat a donc bien lieu en Janvier 1858, Orsini rate l’Empereur, mais pris de panique, Napoléon III rappelle Rougon au pouvoir et lui confie le Ministère de l’Intérieur, afin qu’il ramène l’ordre dans le pays. Il s’attaque aux Républicains, fait des exemples, arrête même les mourants et les déporte. Comme elle n’aime pas les ingrats, Clorinde Balbi, qui partage maintenant la couche de l’Empereur, se débarrasse de Rougon, qui perd son portefeuille. Plus tard, quand l’Empereur s’entiche de promouvoir une politique libérale, il le rappelle de nouveau au pouvoir.

La fête au petit bouc

Nous l’avons déjà évoqué à plusieurs reprises, le personnage ridicule de Napoléon le petit n’existe pas par hasard ; c’est la création d’une époque. Certaines civilisations pondent des personnages tragiques, d’autres nous offrent parfois des personnages sataniques ; la Méditerranée et l’Amérique Latine nous font des petits boucs. Et si nous faisons ici la comparaison entre l’Empereur et Trujillo, campé avec brio dans La fête au bouc de Vargas Llosa, ce n’est pas innocent. Ils partagent beaucoup de points communs. Personnages médiocres, portés au pouvoir par la lâcheté des autres, poussant la tyrannie jusqu’à coucher avec les femmes de leurs ministres, plutôt prompts à la cruauté dans la répression ; il existe toutefois, reconnaissons le, une différence marquante entre la République Dominicaine et la France : la France n’a pas fait le bilan des méfaits de son petit Dictateur.

Allez, soyons justes, tout ceci n’est finalement que le produit de la couardise. Si elle est non pas compréhensible, mais disons…humaine, en tant de guerre, où le couard risque de perdre sa vie, la couardise, la flagornerie, la flatterie, n’ont pas vraiment de justification à nos yeux quand il n’est pas question de vie ou de mort. Ainsi, ces gens, tous ces gens, que nous connaissons, ils n’ont pas d’excuses, car des Rougon, nous en connaissons, mais les plus méprisables, ce sont encore ceux qui les font vivre :

« Ce diable de Rougon vivait comme une idole hindoue, assoupi dans la satisfaction de lui-même, les mains croisées sur le ventre, souriant et béat au milieu d’une foule de fidèles, qui l’adoraient en se coupant les entrailles en quatre. »

Un roman actuel

Il nous semble assez curieux, à nous Les Editions de Londres que deux des romans les plus actuels et représentatifs de notre époque, à savoir Napoléon le petit et « Son Excellence Eugène Rougon » soient aussi les moins lus. L’explication, nous n’osons l’avancer, mus par le conformisme citoyen qui nous caractérise, ce serait l’étrange contemporanéité des personnages et des situations. En effet, et ça a été depuis longtemps une des lignes de force de nos propos iconoclastes, rien n’a vraiment changé depuis le Second Empire. Et ainsi, pour comprendre le monde actuel, la cruauté, la corruption, les liens louches entre politique et argent, influences et politique, presse et façonnement des idées (Manufacturing consent comme dirait Chomsky), presse et élections, grandes entreprises, hauts fonctionnaires, et ministres désignés, remplacés, chahutés, agités comme des hochets par ceux qui prétendent détenir les suffrages du peuple, le mépris de ceux qui veulent pouvoir et argent d’une manière obsessive pour ceux qui ne l’ont pas, l’incompréhension des mêmes pour ceux qui ne le veulent pas, les temples érigés au narcissisme et à l’égoïsme, pour comprendre tout cela, il faut lire Zola, mais pas forcément les romans misérabilistes de Zola, ceux qui étaient censés apitoyer ses contemporains à une époque où il n’était pas obligatoire de plaindre les pauvres, mais avant tout ces romans, ceux que nous avons choisi de publier dés le commencement, qui démontent le système, et exposent ses ressorts les plus secrets.

D’ailleurs, la grande différence entre notre époque et celle que décrit Zola, c’est le degré de sophistication de la propagande actuelle, qui fait de notre société une gymnaste bien plus souple que celle dépeinte par Zola. En effet, à cette époque on tenait le peuple par la misère et l’ignorance. Maintenant, quoi qu’on y revienne, on a besoin de la propagande morale et médiatique dont nous sommes au quotidien les consentantes victimes. D’ailleurs, cette propagande s’est substituée au simple processus de réflexion critique, puisque les adversaires les plus farouches des régimes en place, démocratiquement élus, utilisent les mêmes méthodes, c’est-à-dire la répétition sous les variantes les plus subtiles des mêmes réalités, assénées, expliquées, jamais remises en cause, reflétant en cela la réalité de ce qu’est devenue la vie intellectuelle dans notre petite société atrophiée, divisée, obsédée par la contemplation de sa propre parole, l’affrontement sans fin de petites chapelles religieuses, dogmatiques, avec ce liant qui les tient bien entre elles, l’ostracisme pour l’apostat, c’est-à-dire le refus systématique de toute parole discordante à l’intérieur de la petite chapelle. Aux Editions de Londres, nous ne sommes pas d’accord. Nous le disons. Et nous savons que le temps nous donnera raison.

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