Préface des Éditions de Londres

« Splendeurs et misères des courtisanes » est un roman d’Honoré de Balzac publié entre 1838 et 1847. Roman inclassable, il est à la fois l’une des critiques les plus abouties de la société bourgeoise de son époque, décrivant un monde où interagissent banquiers richissimes, nobles s’accrochant à leurs privilèges, dames influentes, jeunes hommes ambitieux, magistrats corrompus, policiers machiavéliques et bandits diaboliques. C’est aussi, un peu comme Une ténébreuse affaire, un roman à part dans l’œuvre de Balzac. C’est un roman de facture classique qui se transforme en roman judiciaire et policier. Alors, Balzac serait-il aussi le précurseur du roman policier ?

L’histoire de la composition du roman : une Comédie Humaine dans la Comédie Humaine ?

Balzac, un auteur si prolifique, fou de travail qui écrivit plus de cent romans en vingt ans, travailla sur « Splendeurs et misères… » pendant neuf ans, entre 1838 et 1847. La fresque, une fois achevée, comprend quatre parties assez distinctes, qui pourraient très bien avoir été publiées comme quatre romans. La variété des thèmes traités, la multiplicité des personnages, leurs liens multiples entre les différentes parties de l’histoire, la fin de Lucien de Rubempré, la présence de Rastignac, le rôle majeur qu’y joue Nucingen, la mention de Corentin et Peyrade, ainsi qu’évidemment le point culminant avec l’apparition récurrente de Vautrin, font de « Splendeurs et misères… » une sorte de mini Comédie Humaine dans La Comédie Humaine. Les quatre parties distinctes sont Comment aiment les filles, A combien l’amour revient aux vieillards, Où mènent les mauvais chemins, La dernière incarnation de Vautrin.

Mais la forme actuelle de « Splendeurs et misères des courtisanes » est le produit, comme le personnage éponyme de la quatrième partie, de multiples incarnations. La moitié environ de la première partie actuelle parut d’abord sous le titre La torpille. Plusieurs années après la parution de La torpille, Balzac publie Esther ou les amours d’un vieux banquier, qui correspond à peu près à la deuxième moitié de la première partie actuelle, réunie avec la deuxième partie actuelle. Peu de temps après, Esther paraît de nouveau dans Le Parisien, en 1843, mais cette fois-ci, réunie avec La Torpille, avec une division en trois parties : la fille repentie, les préparatifs d’une lutte, la monnaie de la Belle Fille. C’est en 1845 que l’éditeur de Balzac publie le tout, après que l’auteur y ait ajouté une quatrième partie, les peines de cœur d’un millionnaire, sous le titre Splendeurs et misères des courtisanes, Esther. Si on y réfléchit, la première publication globale rassemble ce qui ressemble bien à un roman balzacien classique, c'est-à-dire dépeignant les rouages odieux de la société bourgeoise de l’époque, mêlant argent, sexe rémunéré, perdition d’une fille, cruauté, exploitation, machinations et manipulations, au final, une critique bien balzacienne de ses contemporains.

Mais par la suite, le roman prend une toute autre tournure. Le personnage de Vautrin, de par son histoire et sa présence dès le début de la première partie, devient le centre de l’action du roman. Et il affronte la bande de policiers emmenée par Corentin, que l’on avait déjà rencontré dans Une ténébreuse affaire. C’est donc trois ans plus tard, en 1846, que paraît la troisième partie, Où mènent les mauvais chemins, sous le titre Une instruction criminelle. Puis un an plus tard, paraît la quatrième partie, La dernière incarnation de Vautrin, à l’époque divisée en deux parties, Les mystères du préau, et Entre le Procureur Général et Jacques Collin. Les quatre parties, distinctes et à la fois cohérentes, seront réunies et assemblées comme « Splendeurs et misères des courtisanes » à la mort de Balzac.

Résumé du roman

Première partie : Comment aiment les filles

C’est le bal de l’Opéra. Lucien de Rubempré arrive au bras d’une jeune femme, Esther Gobseck, âgée de dix-huit ans, une ancienne courtisane dite la Torpille. Suite à une réflexion faisant allusion au passé dont elle cherche à effacer la trace, elle fait une tentative de suicide, après quoi Carlos Herrera, un faux prêtre et protecteur de Lucien, la retrouve et la place dans une institution religieuse. Elle y est baptisée, et en ressort transformée. Carlos Herrera la réinstalle et la confie aux bons soins de deux domestiques placées par lui, Europe et Asie. Un soir, au bois de Vincennes, le richissime banquier Nucingen, aperçoit Esther. Immédiatement, il en tombe amoureux fou. Carlos Herrera envisage de « vendre » Esther à Nucingen, afin de récupérer le million dont Lucien a besoin afin de racheter sa terre, et d’obtenir le consentement nécessaire qui lui permettra d’épouser Clotilde de Grandlieu, et d’ainsi faire sa place dans la société. Le baron Nucingen utilise les services de Corentin et de Peyrade afin de retrouver la trace de la belle inconnue. Mais Herrera veut faire marcher Nucingen. Ce dernier a découvert la retraite d’Esther, mais à sa place, il y a une blonde anglaise. Quand Nucingen est introduit dans la chambre d’Esther, il se rend compte de la supercherie.

Deuxième partie : à combien l’amour revient aux vieillards

Le baron Nucingen dépense, espérant récolter l’usufruit de ses efforts financiers. Ce sont maintenant cinq cent mille francs que Herrera est parvenu à lui soutirer grâce à Esther. Mais on est encore loin du million. Au même moment, Peyrade, l’un des policiers d’une ténébreuse affaire se fait remonter les bretelles par le Préfet de Police, pour avoir conduit une enquête de police pour le bénéfice d’intérêts particuliers. Il veut se venger, en parle à Corentin, qui décide de faire chanter Lucien, afin de récupérer une partie de l’argent soutiré à Nucingen. Mais Lucien refuse. Pour se venger, Corentin envoie une lettre anonyme qui révèle les sources de la nouvelle fortune de Lucien aux parents de Clotilde, lesquels ne sont pas bien difficiles à convaincre vu qu’ils ne portaient déjà pas Lucien dans leur cœur. Au bord de voir péricliter son investissement, Herrera fait enlever la fille unique de Peyrade. On la retrouve errant, rendue à moitié folle par les ignobles traitements qu’elle a du subir. Peyrade meurt, victime d’un poison exotique. Corentin jure de se venger. Mais Esther, qui jusqu’au bout aimera Lucien, et ne supporte pas sa situation, se tue de désespoir, avant d’avoir touché une fortune léguée par un lointain parent hollandais. Lucien et Herrera sont arrêtés.

Troisième partie : où mènent les mauvais chemins

Avec cette troisième partie, on entre dans un tout autre registre balzacien, déjà évoqué à la fin de Une ténébreuse affaire, un incroyable manuel de droit pénal, et la fondation du roman policier français ? En effet, la troisième partie nous offre un exposé détaillé de la procédure judiciaire en France sous Louis-Philippe. Toute la troisième partie se concentre autour de la description, au passage un formidable document pour ceux qui s’intéressent à l’histoire du Droit Pénal en France, des mécanismes de la justice, et des manœuvres de Jacques Collin, alias Carlos Herrera, alias Trompe-la-mort, alias Vautrin, pour les contrecarrer, faisant preuve d’une incroyable imagination pour diriger à distance sa défense, communiquant avec Asie en plein milieu du Palais de Justice, mais aussi l’interrogatoire de Lucien, les efforts de madame de Sérizy et de Diane de Maufrigneuse pour faire libérer Lucien. Et pourtant, en dépit d’une lettre qui lui est adressée, le juge d’instruction Camusot a raison de Lucien par sn habilité. Trompé par Camusot, Lucien avoue et charge Jacques Collin, ce qu’il regrette aussitôt. Pendant ce temps, Mme de Sérizy, qui a compris la situation, décide de brûler les procès-verbaux dont le contenu condamne Lucien devant Camusot. Pas insensible à la pression de Mme de Sérizy et à celle de Diane de Maufrigneuse, le Procureur Général fait entendre raison à Camusot et le pousse à oublier la condamnation de Lucien. Mais c’est trop tard. Lucien se suicide à son tour, ce qui donne lieu à un autre moment d’anthologie de ce grand roman balzacien, la scène d’hystérie de la Comtesse de Sérizy.

Quatrième partie : la dernière incarnation de Vautrin

Jacques Collin est désespéré quand il apprend la mort de Lucien. Toute cette partie montre comment Jacques Collin fait échouer les tentatives de Bibi-Lupin, de Corentin, pour l’abattre au Palais de Justice, et comment en faisant chanter le monde (en utilisant les lettres de Diane de Maufrigneuse, Mme de Sérizy, Clotilde de Grandlieu) il devient policier. Amélie Camusot, l’ambitieuse femme de Camusot, fait tout pour sauver son mari de l’impossible situation dans laquelle il s’est fourré en faisant son devoir. Pour cela, elle intrigue auprès de Mme d’Espard, puis auprès de Diane de Maufrigneuse, de Mme de Sérizy. Pendant ce temps-là, en dépit des efforts consacrés à le perdre, Jacques Collin exerce un formidable chantage vis-à-vis du Procureur de Grandville, puis entre dans la police. 

La description de l’Instruction

Si l’un des aspects fascinants d’Une ténébreuse affaire, c’est la description du système légal, « Splendeurs et misères des courtisanes » est étonnant de par le détail du fonctionnement de l’Instruction, système assez unique à la France. C’est en 1790 que sont créées les grandes bases du système juridictionnel français, séparant pour la première fois affaires civiles et criminelles. En 1791 apparaît le premier code Pénal. Mais la « grande innovation » intervient sous l’Empire : en 1808, le code d’instruction criminelle partage le procès en deux phases, la phase d’instruction, et le procès. Puis en 1810, Napoléon met en place un nouveau code pénal. Comme l’écrit Balzac, « Notre Code a créé trois distinctions essentielles dans la criminalité : l’inculpation, la prévention, l’accusation. Tant que le mandat d’arrêt n’est pas signé, les auteurs présumés d’un crime ou d’un délit grave sont des inculpés ; sous le poids du mandat d’arrêt, ils deviennent des prévenus, ils restent purement et simplement prévenus tant que l’instruction se poursuit. ». A lire pour toute personne s’intéressant aux sources du Droit. Il est clair que Gaboriau a repris la dimension judiciaire du roman policier tel qu’inventé par Balzac, et qu’il en a créé la partie proprement policière.

La digression sur l’argot

Au milieu de la quatrième partie, Balzac interrompt une nouvelle fois son fil afin de faire sa digression sur l’argot : «…un mot sur la langue des grecs, des filous, des voleurs et des assassins, nommée l’argot, et que la littérature a, dans ces derniers temps, employée avec tant de succès…il n’est pas de langue plus énergique, plus colorée que celle de ce monde souterrain qui, depuis l’origine des empires à capitale, s’agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisième-dessous des sociétés, pour emprunter à l’art dramatique une expression vive et saisissante. Le monde n’est-il pas un théâtre ? » Balzac rappelle la haute antiquité de l’argot, le dixième des mots empruntant à la langue romane, l’autre dixième à la langue rabelaisienne, se plaint au passage de la stupide indulgence du jury qui menace de faire de Paris la proie de quarante mille libérés, fait référence à la société des Dix-mille dont Jacques Collin était le trésorier. « Chaque mot de ce langage est une image brutale, ingénieuse, ou terrible…Tout est farouche dans cet idiome…l’argot…suit la civilisation, il la talonne… ». Si le langage des Parisiens, le langage du monde vise à une certaine neutralisation du langage et de la force des mots, le but de l’argot est une émulsion de la réalité par des images fortes, grossières, frappantes…Et Balzac se fend d’une aparté philosophique sur le monde des escarpes : « La prostitution et le vol sont deux protestations, mâle et femelle, de l’état naturel contre l’état social…Le voleur ne met pas en question dans des livres sophistiques, la propriété, l’hérédité, les garanties sociales ; il les supprime net, pour lui, voler, c’est rentrer dans son bien. ».

Le roman de Vidocq ?

Comme nous l’expliquions précédemment, Balzac connaissait Vidocq. Ils se rencontrent en 1822. La dernière incarnation de Vautrin, qui raconte l’histoire de ce forçat, évadé du bagne de Toulon, trésorier des Dix-Mille, condamné à cinq ans de travaux forcés pour crime de faux, qui finit par battre la société à son propre jeu et devenir le chef de la Sûreté, est directement inspirée de l’histoire de Vidocq. On pourrait évidemment se demander pourquoi, si Balzac éprouvait de l’admiration pour Vidocq, il décrit le parcours d’un personnage si contradictoire, certes, mais aussi si diabolique ?

C’est en 1828 que paraissent les Mémoires de Vidocq qui influencèrent beaucoup Balzac, notamment pour la création du personnage de Vautrin, et dont le retentissement, en France et à l’étranger, fut très important. Les références dans La dernière incarnation de Vautrin et en général dans « Splendeurs et misères des courtisanes » sont multiples. Manon-la-blonde est mentionné à plusieurs reprises dans la quatrième partie. Bibi-Lupin, qui est celui dans le roman dont Jacques Collin prend la place, et qui veut sa perte, est son compagnon de chaîne, comme l’original, Coco-Latour, fut compagnon de chaîne de Vidocq, et lui succéda à la Sûreté. Dans le roman éponyme de Bernède, Coco-Latour est un personnage sympathique, fidèle à Vidocq jusqu’à la mort. Saint-Estève, mentionné par Herrera, était l’un des pseudonymes de Vidocq. Balzac y fait même référence directe au cours de l’une de ses digressions : « en 1829 et 1830, il se publiait des mémoires où l’état des forces de cette société, les noms de ses membres, étaient indiqués par l’une des célébrités de la Police Judiciaire… ». On sait aussi que les relations entre Balzac et Vidocq ne s’arrêtent pas à une rencontre en 1822, puisqu’ils se revirent, notamment en 1834, alors que Balzac avait, suite à la parution des Mémoires, déjà créé le personnage de Vautrin. D’accord, il y bien des différences avec Vidocq : Vautrin a des côtés mystiques, presque fantastiques, il est franchement diabolique, presque inhumain et invincible, il tue sans la moindre hésitation, peut être d’une cruauté rare, aime les jeunes hommes, mais, ce personnage, dont la quatrième partie de « Splendeurs et misères des courtisanes » achève en quelque sorte le cycle, commencé avec Le Père Goriot, Les Illusions perdues, est un exemple d’un personnage de fiction qui doit son existence à celle d’un personnage historique. 

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