Première partie.
Comment aiment les filles

En 1824, au dernier bal de l’Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d’un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer, avec l’allure des gens en quête d’une femme retenue au logis par des circonstances imprévues. Le secret de cette démarche, tour à tour indolente et pressée, n’est connu que des vieilles femmes et de quelques flâneurs émérites. Dans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule, les intérêts sont passionnés, le Désœuvrement lui-même est préoccupé. Le jeune dandy était si bien absorbé par son inquiète recherche qu’il ne s’apercevait pas de son succès : les exclamations railleusement admiratives de masques, les étonnements sérieux, les mordants lazzis, les plus douces paroles, il ne les entendait pas, il ne les voyait point. Quoique sa beauté le classât parmi ces personnages exceptionnels qui viennent au bal de l’Opéra pour y avoir une aventure, et qui l’attendent comme on attendait un coup heureux à la Roulette quand Frascati vivait, il paraissait bourgeoisement sûr de sa soirée ; il devait être le héros d’un de ces mystères à trois personnages qui composent tout le bal masqué de l’Opéra, et connus seulement de ceux qui y jouent leur rôle ; car, pour les jeunes femmes qui viennent afin de pouvoir dire : J’ai vu ; pour les gens de province, pour les jeunes gens inexpérimentés, pour les étrangers, l’Opéra doit être alors le palais de la fatigue et de l’ennui. Pour eux, cette foule noire, lente et pressée, qui va, vient, serpente, tourne, retourne, monte, descend, et qui ne peut être comparée qu’à des fourmis sur leur tas de bois, n’est pas plus compréhensible que la Bourse pour un paysan bas-breton qui ignore l’existence du Grand-Livre. À de rares exceptions près, à Paris, les hommes ne se masquent point : un homme en domino paraît ridicule. En ceci le génie de la nation éclate. Les gens qui veulent cacher leur bonheur peuvent aller au bal de l’Opéra sans y venir, et les masques absolument forcés d’y entrer en sortent aussitôt. Un spectacle des plus amusants est l’encombrement que produit à la porte, dès l’ouverture du bal, le flot des gens qui s’échappent aux prises avec ceux qui y montent. Donc, les hommes masqués sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent pas être espionnés par elles, deux situations également moquables. Or, le jeune homme était suivi, sans qu’il le sût, par un masque assassin, gros et court, roulant sur lui-même comme un tonneau. Pour tout habitué de l’Opéra, ce domino trahissait un administrateur, un agent de change, un banquier, un notaire, un bourgeois quelconque en soupçon de son infidèle. En effet, dans la très haute société, personne ne court après d’humiliants témoignages. Déjà plusieurs masques s’étaient montré en riant ce monstrueux personnage, d’autres l’avaient apostrophé, quelques jeunes s’étaient moqués de lui, sa carrure et son maintien annonçaient un dédain marqué pour ces traits sans portée ; il allait où le menait le jeune homme, comme va un sanglier poursuivi qui ne se soucie ni des balles qui sifflent à ses oreilles, ni des chiens qui aboient après lui. Quoique au premier abord le plaisir et l’inquiétude aient pris la même livrée, l’illustre robe noire vénitienne, et que tout soit confus au bal de l’Opéra, les différents cercles dont se compose la société parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s’observent. Il y a des notions si précises pour quelques initiés, que ce grimoire d’intérêts est lisible comme un roman qui serait amusant. Pour les habitués, cet homme ne pouvait donc pas être en bonne fortune, il eût infailliblement porté quelque marque convenue, rouge, blanche ou verte, qui signale les bonheurs apprêtés de longue main. S’agissait-il d’une vengeance ? En voyant le masque suivant de si près un homme en bonne fortune, quelques désœuvrés revenaient au beau visage sur lequel le plaisir avait mis sa divine auréole. Le jeune homme intéressait : plus il allait, plus il réveillait de curiosités. Tout en lui signalait d’ailleurs les habitudes d’une vie élégante. Suivant une loi fatale de notre époque, il existe peu de différence, soit physique, soit morale, entre le plus distingué, le mieux élevé des fils d’un duc et pair, et ce charmant garçon que naguère la misère étreignait de ses mains de fer au milieu de Paris. La beauté, la jeunesse pouvaient masquer chez lui de profonds abîmes, comme chez beaucoup de jeunes gens qui veulent jouer un rôle à Paris sans posséder le capital nécessaire à leurs prétentions, et qui chaque jour risquent le tout pour le tout en sacrifiant au dieu le plus courtisé dans cette cité royale, le Hasard. Néanmoins, sa mise, ses manières étaient irréprochables, il foulait le parquet classique du foyer en habitué de l’Opéra. Qui n’a pas remarqué que là, comme dans toutes les zones de Paris, il est une façon d’être qui révèle ce que vous êtes, ce que vous faites, d’où vous venez, et ce que vous voulez ?

— Le beau jeune homme ! Ici l’on peut se retourner pour le voir, dit un masque en qui les habitués du bal reconnaissaient une femme comme il faut.

— Vous ne vous le rappelez pas ? lui répondit l’homme qui lui donnait le bras, madame du Châtelet vous l’a cependant présenté…

— Quoi ! C’est le petit apothicaire de qui elle s’était amourachée, qui s’est fait journaliste, l’amant de mademoiselle Coralie ?

— Je le croyais tombé trop bas pour jamais pouvoir se remonter, et je ne comprends pas comment il peut reparaître dans le monde de Paris, dit le comte Sixte du Châtelet.

— Il a un air de prince, dit le masque, et ce n’est pas cette actrice avec laquelle il vivait qui le lui aura donné ; ma cousine, qui l’avait deviné, n’a pas su le débarbouiller ; je voudrais bien connaître la maîtresse de ce Sargine, dites-moi quelque chose de sa vie qui puisse me permettre de l’intriguer.

Ce couple qui suivait ce jeune homme en chuchotant fut alors particulièrement observé par le masque aux épaules carrées.

— Cher monsieur Chardon, dit le préfet de la Charente en prenant le dandy par le bras, laissez-moi vous présenter une personne qui veut renouer connaissance avec vous…

— Cher comte Châtelet, répondit le jeune homme, cette personne m’a appris combien était ridicule le nom que vous me donnez. Une Ordonnance du Roi m’a rendu celui de mes ancêtres maternels, les Rubempré. Quoique les journaux aient annoncé ce fait, il concerne un si pauvre personnage que je ne rougis point de le rappeler à mes amis, à mes ennemis et aux indifférents : vous vous classerez où vous voudrez, mais je suis certain que vous ne désapprouverez point une mesure qui me fut conseillée par votre femme quand elle n’était encore que madame de Bargeton. (Cette jolie épigramme, qui fit sourire la marquise, fit éprouver un tressaillement nerveux au préfet de la Charente.) — Vous lui direz, ajouta Lucien, que maintenant je porte de gueules, au taureau furieux d’argent, dans le pré de sinople.

— Furieux d’argent, répéta Châtelet.

— Madame la marquise vous expliquera, si vous ne le savez pas, pourquoi ce vieil écusson est quelque chose de mieux que la clef de chambellan et les abeilles d’or de l’Empire qui se trouvent dans le vôtre, au grand désespoir de madame Châtelet, née Nègrepelisse d’Espard…, dit vivement Lucien.

— Puisque vous m’avez reconnue, je ne puis plus vous intriguer, et ne saurais vous exprimer à quel point vous m’intriguez, lui dit à voix basse la marquise d’Espard tout étonnée de l’impertinence et de l’aplomb acquis par l’homme qu’elle avait jadis méprisé.

— Permettez-moi donc, madame, de conserver la seule chance que j’aie d’occuper votre pensée en restant dans cette pénombre mystérieuse, dit-il avec le sourire d’un homme qui ne veut pas compromettre un bonheur sûr.

La marquise ne put réprimer un petit mouvement sec en se sentant, suivant une expression anglaise, coupée par la précision de Lucien.

— Je vous fais mon compliment sur votre changement de position, dit le comte du Châtelet.

— Et je le reçois comme vous me l’adressez, répliqua Lucien en saluant la marquise avec une grâce infinie.

— Le fat ! dit à voix basse le comte à madame d’Espard, il a fini par conquérir ses ancêtres.

— Chez les jeunes gens, la fatuité, quand elle tombe sur nous, annonce presque toujours un bonheur très haut situé ; car, entre vous autres, elle annonce la mauvaise fortune. Aussi voudrais-je connaître celle de nos amies qui a pris ce bel oiseau sous sa protection ; peut-être aurais-je alors la possibilité de m’amuser ce soir. Mon billet anonyme est sans doute une méchanceté préparée par quelque rivale, car il y est question de ce jeune homme ; son impertinence lui aura été dictée : espionnez-le. Je vais prendre le bras du duc de Navarreins, vous saurez bien me retrouver.

Au moment où madame d’Espard allait aborder son parent, le masque mystérieux se plaça entre elle et le duc pour lui dire à l’oreille : — Lucien vous aime, il est l’auteur du billet ; votre préfet est son plus grand ennemi, pouvait-il s’expliquer devant lui ?

L’inconnu s’éloigna, laissant madame d’Espard en proie à une double surprise. La marquise ne savait personne au monde capable de jouer le rôle de ce masque, elle craignait un piège, alla s’asseoir et se cacha. Le comte Sixte du Châtelet, à qui Lucien avait retranché son du ambitieux avec une affectation qui sentait une vengeance longtemps rêvée, suivit à distance ce merveilleux dandy, et rencontra bientôt un jeune homme auquel il crut pouvoir parler à cœur ouvert.

— Eh ! bien, Rastignac, avez-vous vu Lucien ? Il a fait peau neuve.

— Si j’étais aussi joli garçon que lui, je serais encore plus riche que lui, répondit le jeune élégant d’un ton léger mais fin qui exprimait une raillerie attique.

— Non, lui dit à l’oreille le gros masque en lui rendant mille railleries pour une par la manière dont il accentua le monosyllabe.

Rastignac, qui n’était pas homme à dévorer une insulte, resta comme frappé de la foudre, et se laissa mener dans l’embrasure d’une fenêtre par une main de fer, qu’il lui fut impossible de secouer.

— Jeune coq sorti du poulailler de maman Vauquer, vous à qui le cœur a failli pour saisir les millions du papa Taillefer quand le plus fort de l’ouvrage était fait, sachez, pour votre sûreté personnelle, que si vous ne vous comportez pas avec Lucien comme avec un frère que vous aimeriez, vous êtes dans nos mains sans que nous soyons dans les vôtres. Silence et dévouement, ou j’entre dans votre jeu pour y renverser vos quilles. Lucien de Rubempré est protégé par le plus grand pouvoir d’aujourd’hui, l’Église. Choisissez entre la vie ou la mort. Votre réponse ?

Rastignac eut le vertige comme un homme endormi dans une forêt, et qui se réveille à côté d’une lionne affamée. Il eut peur, mais sans témoins : les hommes les plus courageux s’abandonnent alors à la peur.

— Il n’y a que lui pour savoir… et pour oser…, se dit-il à lui-même.

Le masque lui serra la main pour l’empêcher de finir sa phrase :

— Agissez comme si c’était lui, dit-il.

Rastignac se conduisit alors comme un millionnaire sur la grande route, en se voyant mis en joue par un brigand : il capitula.

— Mon cher comte, dit-il à Châtelet vers lequel il revint, si vous tenez à votre position, traitez Lucien de Rubempré comme un homme que vous trouverez un jour placé beaucoup plus haut que vous ne l’êtes.

Le masque laissa échapper un imperceptible geste de satisfaction, et se remit sur la trace de Lucien.

— Mon cher, vous avez bien rapidement changé d’opinion sur son compte, répondit le préfet justement étonné.

— Aussi rapidement que ceux qui sont au Centre et qui votent avec la Droite, répondit Rastignac à ce préfet-député dont la voix manquait depuis peu de jours au Ministère.

— Est-ce qu’il y a des opinions, aujourd’hui, il n’y a plus que des intérêts, répliqua des Lupeaulx qui les écoutait. De quoi s’agit-il ?

— Du sieur de Rubempré, que Rastignac veut me donner pour un personnage, dit le député au Secrétaire-Général.

— Mon cher comte, lui répondit des Lupeaulx d’un air grave, monsieur de Rubempré est un jeune homme du plus grand mérite, et si bien appuyé que je me croirais très heureux de pouvoir renouer connaissance avec lui.

— Le voilà qui va tomber dans le guêpier des roués de l’époque, dit Rastignac.

Les trois interlocuteurs se tournèrent vers un coin où se tenaient quelques beaux esprits, des hommes plus ou moins célèbres, et plusieurs élégants. Ces messieurs mettaient en commun leurs observations, leurs bons mots et leurs médisances, en essayant de s’amuser ou en attendant quelque amusement. Dans cette troupe si bizarrement composée se trouvaient des gens avec qui Lucien avait eu des relations mêlées de procédés ostensiblement bons et de mauvais services cachés.

— Eh ! bien, Lucien, mon enfant, mon cher amour, nous voilà rempaillé, rafistolé. D’où venons-nous ? Nous avons donc remonté sur notre bête à l’aide des cadeaux expédiés du boudoir de Florine. Bravo, mon gars ! lui dit Blondet en quittant le bras de Finot pour prendre familièrement Lucien par la taille et le serrer contre son cœur.

Andoche Finot était le propriétaire d’une Revue où Lucien avait travaillé presque gratis, et que Blondet enrichissait par sa collaboration, par la sagesse de ses conseils et la profondeur de ses vues. Finot et Blondet personnifiaient Bertrand et Raton, à cette différence près que le chat de La Fontaine finit par s’apercevoir de sa duperie, et que, tout en se sachant dupé, Blondet servait toujours Finot. Ce brillant condottière de plume devait, en effet, être pendant longtemps esclave. Finot cachait une volonté brutale sous des dehors lourds, sous les pavots d’une bêtise impertinente, frottée d’esprit comme le pain d’un manœuvre est frotté d’ail. Il savait engranger ce qu’il glanait, les idées et les écus, à travers les champs de la vie dissipée que mènent les gens de lettres et les gens d’affaires politiques. Blondet, pour son malheur, avait mis sa force à la solde de ses vices et de sa paresse. Toujours surpris par le besoin, il appartenait au pauvre clan des gens éminents qui peuvent tout pour la fortune d’autrui sans rien pouvoir pour la leur, des Aladins qui se laissent emprunter leur lampe. Ces admirables conseillers ont l’esprit perspicace et juste quand il n’est pas tiraillé par l’intérêt personnel. Chez eux, c’est la tête et non le bras qui agit. De là le décousu de leurs mœurs, et de là le blâme dont les accablent les esprits inférieurs. Blondet partageait sa bourse avec le camarade qu’il avait blessé la veille ; il dînait, trinquait, couchait avec celui qu’il égorgerait le lendemain. Ses amusants paradoxes justifiaient tout. En acceptant le monde entier comme une plaisanterie, il ne voulait pas être pris au sérieux. Jeune, aimé, presque célèbre, heureux, il ne s’occupait pas, comme Finot, d’acquérir la fortune nécessaire à l’homme âgé. Le courage le plus difficile est peut-être celui dont avait besoin Lucien en ce moment pour couper Blondet comme il venait de couper madame d’Espard et Châtelet. Malheureusement, chez lui, les jouissances de la vanité gênaient l’exercice de l’orgueil, qui certes est le principe de beaucoup de grandes choses. Sa vanité avait triomphé dans sa précédente rencontre : il s’était montré riche, heureux et dédaigneux avec deux personnes qui jadis l’avaient dédaigné pauvre et misérable ; mais un poète pouvait-il, comme un diplomate vieilli, rompre en visière à deux soi-disant amis qui l’avaient accueilli dans sa misère, chez lesquels il avait couché durant les jours de détresse ? Finot, Blondet et lui s’étaient avilis de compagnie, ils avaient roulé dans des orgies qui ne dévoraient pas que l’argent de leurs créanciers. Comme ces soldats qui ne savent pas placer leur courage, Lucien fit alors ce que font bien des gens de Paris, il compromit de nouveau son caractère en acceptant une poignée de main de Finot, en ne se refusant pas à la caresse de Blondet. Quiconque a trempé dans le journalisme, ou y trempe encore, est dans la nécessité cruelle de saluer les hommes qu’il méprise, de sourire à son meilleur ennemi, de pactiser avec les plus fétides bassesses, de se salir les doigts en voulant payer ses agresseurs avec leur monnaie. On s’habitue à voir faire le mal, à le laisser passer ; on commence par l’approuver, on finit par le commettre. À la longue, l’âme, sans cesse maculée par de honteuses et continuelles transactions, s’amoindrit, le ressort des pensées nobles se rouille, les gonds de la banalité s’usent et tournent d’eux-mêmes. Les Alcestes deviennent des Philintes, les caractères se détrempent, les talents s’abâtardissent, la foi dans les belles œuvres s’envole. Tel qui voulait s’enorgueillir de ses pages se dépense en de tristes articles que sa conscience lui signale tôt ou tard comme autant de mauvaises actions. On était venu, comme Lousteau, comme Vernou, pour être un grand écrivain, on se trouve un impuissant folliculaire. Aussi ne saurait-on trop honorer les gens chez qui le caractère est à la hauteur du talent, les d’Arthez qui savent marcher d’un pied sûr à travers les écueils de la vie littéraire. Lucien ne sut rien répondre au patelinage de Blondet, dont l’esprit exerçait d’ailleurs sur lui d’irrésistibles séductions, qui conservait l’ascendant du corrupteur sur l’élève, et qui d’ailleurs était bien posé dans le monde par sa liaison avec la comtesse de Montcornet.

— Avez-vous hérité d’un oncle ? lui dit Finot d’un air railleur.

— J’ai mis, comme vous, les sots en coupes réglées, lui répondit Lucien sur le même ton.

— Monsieur aurait une Revue, un journal quelconque ? reprit Andoche Finot avec la suffisance impertinente que déploie l’exploitant envers son exploité.

— J’ai mieux, répliqua Lucien dont la vanité blessée par la supériorité qu’affectait le rédacteur en chef lui rendit l’esprit de sa nouvelle position.

— Et, qu’avez-vous, mon cher ?…

— J’ai un Parti.

— Il y a le parti Lucien ? dit en souriant Vernou.

— Finot, te voilà distancé par ce garçon-là, je te l’ai prédit. Lucien a du talent, tu ne l’as pas ménagé, tu l’as roué. Repens-toi, gros butor, reprit Blondet.

Fin comme le musc, Blondet vit plus d’un secret dans l’accent, dans le geste, dans l’air de Lucien ; tout en l’adoucissant, il sut donc resserrer par ces paroles la gourmette de la bride. Il voulait connaître les raisons du retour de Lucien à Paris, ses projets, ses moyens d’existence.

— À genoux devant une supériorité que tu n’auras jamais, quoique tu sois Finot ! reprit-il. Admets monsieur, et sur-le-champ, au nombre des hommes forts à qui l’avenir appartient, il est des nôtres ! Spirituel et beau, ne doit-il pas arriver par tes quibuscumque viis ? Le voilà dans sa bonne armure de Milan, avec sa puissante dague à moitié tirée, et son pennon arboré ! Tudieu ! Lucien, où donc as-tu volé ce joli gilet ? Il n’y a que l’amour pour savoir trouver de pareilles étoffes. Avons-nous un domicile ? Dans ce moment j’ai besoin de savoir les adresses de mes amis, je ne sais où coucher. Finot m’a mis à la porte pour ce soir, sous le vulgaire prétexte d’une bonne fortune.

— Mon cher, répondit Lucien, j’ai mis en pratique un axiome avec lequel on est sûr de vivre tranquille : Fuge, late, tace. Je vous laisse.

— Mais je ne te laisse pas que tu ne t’acquittes envers moi d’une dette sacrée, ce petit souper, hein ? dit Blondet qui donnait un peu trop dans la bonne chère et qui se faisait traiter quand il se trouvait sans argent.

— Quel souper ? reprit Lucien en laissant échapper un geste d’impatience.

— Tu ne t’en souviens pas ? Voilà où je reconnais la prospérité d’un ami : il n’a plus de mémoire.

— Il sait ce qu’il nous doit, je suis garant de son cœur, reprit Finot en saisissant la plaisanterie de Blondet.

— Rastignac, dit Blondet en prenant le jeune élégant par le bras au moment où il arrivait en haut du foyer, et auprès de la colonne où se tenaient les soi-disant amis, il s’agit d’un souper : vous serez des nôtres… À moins que monsieur, reprit-il sérieusement en montrant Lucien, ne persiste à nier une dette d’honneur ; il le peut.

— Monsieur de Rubempré, je le garantis, en est incapable, dit Rastignac qui pensait à tout autre chose qu’à une mystification.

— Voilà Bixiou, s’écria Biondet, il en sera : rien de complet sans lui. Sans lui, le vin de Champagne m’empâte la langue, et je trouve tout fade, même le piment des épigrammes.

— Mes amis, dit Bixiou, je vois que vous êtes réunis autour de la merveille du jour. Notre cher Lucien recommence les Métamorphoses d’Ovide. De même que les dieux se changeaient en de singuliers légumes et autres, pour séduire des femmes, il a changé le Chardon en gentilhomme pour séduire, quoi ? Charles X ! Mon petit Lucien, dit-il en le prenant par un bouton de son habit, un journaliste qui passe grand seigneur mérite un joli charivari. À leur place, dit l’impitoyable railleur en montrant Finot et Vernou, je t’entamerais dans leur petit journal ; tu leur rapporterais une centaine de francs, dix colonnes de bons mots.

— Bixiou, dit Blondet, un Amphitryon nous est sacré vingt-quatre heures auparavant et douze heures après la fête : notre illustre ami nous donne à souper.

— Comment ! Comment ! reprit Bixiou ; mais quoi de plus nécessaire que de sauver un grand nom de l’oubli, que de doter l’indigente aristocratie d’un homme de talent ? Lucien, tu as l’estime de la Presse, de laquelle tu étais le plus bel ornement, et nous te soutiendrons. Finot, un entrefilet aux premiers-Paris ! Blondet, une tartine insidieuse à la quatrième page de ton journal ! Annonçons l’apparition du plus beau livre de l’époque, l’Archer de Charles IX ! Supplions Dauriat de nous donner bientôt les Marguerites, ces divins sonnets du Pétrarque français ! Portons notre ami sur le pavois de papier timbré qui fait et défait les réputations !

— Si tu veux à souper, dit Lucien à Blondet pour se défaire de cette troupe qui menaçait de se grossir, il me semble que tu n’avais pas besoin d’employer l’hyperbole et la parabole avec un ancien ami, comme si c’était un niais. À demain soir, chez Lointier, dit-il vivement en voyant venir une femme vers laquelle il s’élança.

— Oh ! Oh ! Oh ! dit Bixiou sur trois tons et d’un air railleur en paraissant reconnaître le masque au-devant duquel allait Lucien, ceci mérite confirmation.

Et il suivit le joli couple, le devança, l’examina d’un œil perspicace, et revint à la grande satisfaction de tous ces envieux intéressés à savoir d’où provenait le changement de fortune de Lucien.

— Mes amis, vous connaissez de longue main la bonne fortune du sire de Rubempré, leur dit Bixiou, c’est l’ancien rat de des Lupeaulx.

L’une des perversités maintenant oubliées, mais en usage au commencement de ce siècle, était le luxe des rats. Un rat, mot déjà vieilli, s’appliquait à un enfant de dix à onze ans, comparse à quelque théâtre, surtout à l’Opéra, que les débauchés formaient pour le vice et l’infamie. Un rat était une espèce de page infernal, un gamin femelle à qui se pardonnaient les bons tours. Le rat pouvait tout prendre ; il fallait s’en défier comme d’un animal dangereux, il introduisait dans la vie un élément de gaieté, comme jadis les Scapin, les Sganarelle et les Frontin dans l’ancienne comédie. Un rat était trop cher : il ne rapportait ni honneur, ni profit, ni plaisir ; la mode des rats passa si bien, qu’aujourd’hui peu de personnes savaient ce détail intime de la vie élégante avant la Restauration, jusqu’au moment où quelques écrivains se sont emparés du rat comme d’un sujet neuf.

— Comment, Lucien, après avoir eu Coralie tuée sous lui, nous ravirait la Torpille ? dit Blondet.

En entendant ce nom, le masque aux formes athlétiques laissa échapper un mouvement qui, bien que concentré, fut surpris par Rastignac.

— Ce n’est pas possible ! répondit Finot, la Torpille n’a pas un liard à donner, elle a emprunté, m’a dit Nathan, mille francs à Florine.

— Oh ! Messieurs, messieurs !… dit Rastignac en essayant de défendre Lucien contre de si odieuses imputations.

— Eh ! bien, s’écria Vernou, l’ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule ?…

— Oh ! Ces mille francs-là, dit Bixiou, me prouvent que notre ami Lucien vit avec la Torpille.

— Quelle perte irréparable fait l’élite de la littérature, de la science, de l’art et de la politique ! dit Blondet. La Torpille est la seule fille de joie en qui s’est rencontrée l’étoffe d’une belle courtisane ; l’instruction ne l’avait pas gâtée, elle ne sait ni lire ni écrire : elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d’une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n’y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos au dix-septième, Marion de Lorme au seizième, Impéria au quinzième, Flora à la république romaine, qu’elle fit son héritière, et qui put payer la dette publique avec cette succession ! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, Démétrius sans Lamie, qui fait aujourd’hui sa gloire ?

— Blondet, parlant de Démétrius dans le foyer de l’Opéra, me semble un peu trop Débats, dit Bixiou à l’oreille de son voisin.

— Et sans toutes ces reines, que serait l’empire des Césars ? disait toujours Blondet. Laïs, Rhodope sont la Grèce et l’Égypte. Toutes sont d’ailleurs la poésie des siècles où elles ont vécu. Cette poésie, qui manque à Napoléon, car la veuve de sa grande armée est une plaisanterie de caserne, n’a pas manqué à la Révolution, qui a eu madame Tallien ! Maintenant, en France où c’est à qui trônera, certes, il y a un trône vacant ! À nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j’aurais donné une tante à la Torpille, car sa mère est trop authentiquement morte au champ du déshonneur ; du Tillet lui aurait payé un hôtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux (Finot ne put réprimer un mouvement en recevant cette épigramme à bout portant), Vernou lui aurait fait des réclames, Bixiou lui aurait fait ses mots ! L’aristocratie serait venue s’amuser chez notre Ninon, où nous aurions appelé les artistes sous peine d’articles mortifères. Ninon II aurait été magnifique d’impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle quelque chef-d’œuvre dramatique défendu ; on l'aurait au besoin fait faire exprès. Elle n’aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah ! Quelle perte ! Elle devait embrasser tout son siècle, elle aime avec un petit jeune homme ! Lucien en fera quelque chien de chasse !

— Aucune des puissances femelles que tu nommes n’a barboté dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulé dans la fange.

— Comme la graine d’un lis dans son terreau, reprit Vernou, elle s’y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout ?

— Il a raison, dit Lousteau qui jusqu’alors avait observé sans parler, la Torpille sait rire et faire rire. Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient à ceux qui ont pénétré toutes les profondeurs sociales. À dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misère, les hommes à tous les étages. Elle tient comme une baguette magique avec laquelle elle déchaîne les appétits brutaux si violemment comprimés chez les hommes qui ont encore du cœur en s’occupant de politique ou de science, de littérature ou d’art. Il n’y a pas de femme dans Paris qui puisse dire comme elle à l’Animal : Sors !… Et l’Animal quitte sa loge, et il se roule dans les excès ; elle vous met à table jusqu’au menton, elle vous aide à boire, à fumer. Enfin cette femme est le sel chanté par Rabelais et qui, jeté sur la matière, l’anime et l’élève jusqu’aux merveilleuses régions de l’Art : sa robe déploie des magnificences inouïes, ses doigts laissent tomber à temps leurs pierreries, comme sa bouche les sourires ; elle donne à toute chose l’esprit de la circonstance ; son jargon pétille de traits piquants ; elle a le secret des onomatopées les mieux colorées et les plus colorantes ; elle…

— Tu perds cent sous de feuilleton, dit Bixiou en interrompant Lousteau, la Torpille est infiniment mieux que tout cela : vous avez tous été plus ou moins ses amants, nul de vous ne peut dire qu’elle a été sa maîtresse ; elle peut toujours vous avoir, vous ne l’aurez jamais. Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander…

— Oh ! Elle est plus généreuse qu’un chef de brigands qui fait bien ses affaires, et plus dévouée que le meilleur camarade de collège, dit Blondet : on peut lui confier sa bourse et son secret. Mais ce qui me la faisait élire pour reine, c’est son indifférence bourbonienne pour le favori tombé.

— Elle est comme sa mère, beaucoup trop chère, dit des Lupeaulx. La belle Hollandaise aurait avalé les revenus de l’archevêque de Tolède, elle a mangé deux notaires…

— Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou.

— La Torpille est trop chère, comme Raphaël, comme Carême, comme Taglioni, comme Lawrence, comme Boule, comme tous les artistes de génie étaient trop chers… dit Blondet.

— Jamais Esther n’a eu cette apparence de femme comme il faut, dit alors Rastignac en montrant le masque à qui Lucien donnait le bras. Je parie pour madame de Sérizy.

— Il n’y a pas de doute, reprit du Châtelet, et la fortune de monsieur de Rubempré s’explique.

— Ah ! L’Église sait choisir ses lévites, quel joli secrétaire d’ambassade il fera ! dit des Lupeaulx.

— D’autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. Ces messieurs en ont eu plus d’une preuve, ajouta-t-il en regardant Blondet, Finot et Lousteau.

— Oui, le gars est taillé pour aller loin, dit Lousteau qui crevait de jalousie, d’autant plus qu’il a ce que nous nommons de l’indépendance dans les idées

— C’est toi qui l’as formé, dit Vernou

— Eh ! bien, répliqua Bixiou en regardant des Lupeaulx, j’en appelle aux souvenirs de monsieur le secrétaire-général et maître des requêtes ; ce masque est la Torpille, je gage un souper…

— Je tiens le pari, dit Châtelet intéressé à savoir la vérité.

— Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaître les oreilles de votre ancien rat.

— Il n’y a pas besoin de commettre un crime de lèse-masque, reprit Bixiou, la Torpille et Lucien vont revenir jusqu’à nous en remontant le foyer, je m’engage alors à vous prouver que c’est elle.

— Il est donc revenu sur l’eau, notre ami Lucien, dit Nathan qui se joignit au groupe, je le croyais retourné dans l’Angoumois pour le reste de ses jours. A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais ?

— Il a fait ce que tu ne feras pas de sitôt, répondit Rastignac, il a tout payé.

Le gros masque hocha la tête en signe d’assentiment.

— En se rangeant à son âge, un homme se dérange bien, il n’a plus d’audace, il devient rentier, reprit Nathan.

— Oh ! Celui-là sera toujours grand seigneur, et il aura toujours en lui une hauteur d’idées qui le mettra au-dessus de bien des hommes soi-disant supérieurs, répondit Rastignac.

En ce moment, journalistes, dandies, oisifs, tous examinaient, comme des maquignons examinent un cheval à vendre, le délicieux objet de leur pari. Ces juges vieillis dans la connaissance des dépravations parisiennes, tous d’un esprit supérieur et chacun à des titres différents, également corrompus, également corrupteurs, tous voués à des ambitions effrénées, habitués à tout supposer, à tout deviner, avaient les yeux ardemment fixés sur une femme masquée, une femme qui ne pouvait être déchiffrée que par eux. Eux et quelques habitués du bal de l’Opéra savaient seuls reconnaître, sous le long linceul du domino noir, sous le capuchon, sous le collet tombant qui rendent les femmes méconnaissables, la rondeur des formes, les particularités du maintien et de la démarche, le mouvement de la taille, le port de la tête, les choses les moins saisissables aux yeux vulgaires et les plus faciles à voir pour eux. Malgré cette enveloppe informe, ils purent donc reconnaître le plus émouvant des spectacles, celui que présente à l’œil une femme animée par un véritable amour. Que ce fût la Torpille, la duchesse de Maufrigneuse ou madame de Sérisy, le dernier ou le premier échelon de l’échelle sociale, cette créature était une admirable création, l’éclair des rêves heureux. Ces vieux jeunes gens, aussi bien que ces jeunes vieillards, éprouvèrent une sensation si vive qu’ils envièrent à Lucien le privilège sublime de cette métamorphose de la femme en déesse. Le masque était là comme s’il eût été seul avec Lucien, il n’y avait plus pour cette femme dix mille personnes, une atmosphère lourde et pleine de poussière ; non ; elle était sous la voûte céleste des Amours, comme les madones de Raphaël sont sous leur ovale filet d’or. Elle ne sentait point les coudoiements, la flamme de son regard partait par les deux trous du masque et se ralliait aux yeux de Lucien, enfin le frémissement de son corps semblait avoir pour principe le mouvement même de son ami. D’où vient cette flamme qui rayonne autour d’une femme amoureuse et qui la signale entre toutes ? D’où vient cette légèreté de sylphide qui semble changer les lois de la pesanteur ? Est-ce l’âme qui s’échappe ? Le bonheur a-t-il des vertus physiques ? L’ingénuité d’une vierge, les grâces de l’enfance se trahissaient sous le domino. Quoique séparés et marchant, ces deux êtres ressemblaient à ces groupes de Flore et Zéphire savamment enlacés par les plus habiles statuaires ; mais c’était plus que de la sculpture, le plus grand des arts, Lucien et son joli domino rappelaient ces anges occupés de fleurs ou d’oiseaux, et que le pinceau de Gian-Bellini a mis sous les images de la Virginité-mère ; Lucien et cette femme appartenaient à la Fantaisie, qui est au-dessus de l’Art comme la cause est au-dessus de l’effet.

Quand cette femme, qui oubliait tout, fut à un pas du groupe, Bixiou cria : « Esther ? » L’infortunée tourna vivement la tête comme une personne qui s’entend appeler, reconnut le malicieux personnage, et baissa la tête comme un agonisant qui a rendu le dernier soupir. Un rire strident partit, et le groupe fondit au milieu de la foule comme une troupe de mulots effrayés, qui du bord d’un chemin rentrent dans leurs trous. Rastignac seul ne s’en alla pas plus loin qu’il ne le devait pour ne pas avoir l’air de fuir les regards étincelants de Lucien, il put admirer deux douleurs également profondes quoique voilées : d’abord la pauvre Torpille abattue comme par un coup de foudre, puis le masque incompréhensible, le seul du groupe qui fût resté. Esther dit un mot à l’oreille de Lucien au moment où ses genoux fléchirent, et Lucien disparut avec elle en la soutenant. Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abîmé dans ses réflexions.

— D’où lui vient ce nom de Torpille ? lui dit une voix sombre qui l’atteignit aux entrailles, car elle n’était plus déguisée.

— C’est bien lui qui s’est encore échappé…, dit Rastignac à part.

— Tais-toi ou je t’égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. Je suis content de toi, tu as tenu ta parole, aussi as-tu plus d’un bras à ton service. Sois désormais muet comme la tombe ; et avant de te taire, réponds à ma demande.

— Eh ! bien, cette fille est si attrayante qu’elle aurait engourdi l’empereur Napoléon, et qu’elle engourdirait quelqu’un de plus difficile à séduire : toi ! répondit Rastignac en s’éloignant.

— Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m’avoir jamais vu nulle part.

L’homme se démasqua, Rastignac hésita pendant un moment ne trouvant rien du hideux personnage qu’il avait jadis connu dans la Maison-Vauquer.

— Le diable vous a permis de tout changer en vous, moins vos yeux qu’on ne saurait oublier, lui dit-il.

La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel.

À trois heures du matin, des Lupeaulx et Finot trouvèrent l’élégant Rastignac à la même place, appuyé sur la colonne où l’avait laissé le terrible masque. Rastignac s’était confessé à lui-même : il avait été le prêtre et le pénitent, le juge et l’accusé. Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne.

La rue de Langlade, de même que les rues adjacentes, sépare le Palais-Royal et la rue de Rivoli. Cette partie d’un des plus brillants quartiers de Paris conservera long-temps la souillure qu’y ont laissée les monticules produits par les immondices du vieux Paris, et sur lesquels il y eut autrefois des moulins. Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s’exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de contrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, où se presse une foule incessante, où reluisent les chefs-d’œuvre de l’Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d’une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cercle cette lueur reflétée jusque sur le ciel. Une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. De loin en loin, un pâle réverbère jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n’éclaire plus certaines impasses noires. Les passants vont vite et sont rares. Les boutiques sont fermées, celles qui sont ouvertes ont un mauvais caractère : c’est un cabaret malpropre et sans lumière, une boutique de lingère qui vend de l’eau de Cologne. Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. Il passe peu de voitures. Il y a des coins sinistres, parmi lesquels se distingue la rue de Langlade, le débouché du passage Saint-Guillaume et quelques tournants de rues. Le Conseil municipal n’a pu rien faire encore pour laver cette grande léproserie, car la prostitution a depuis long-temps établi là son quartier-général. Peut-être est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser à ces ruelles leur aspect ordurier. En y passant pendant la journée, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent à la nuit ; elles sont sillonnées par des êtres bizarres qui ne sont d’aucun monde ; des formes à demi nues et blanches meublent les murs, l’ombre est animée. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats. Il tombe dans l’oreille de ces paroles que Rabelais prétend s’être gelées et qui fondent. Des ritournelles sortent d’entre les pavés. Le bruit n’est pas vague, il signifie quelque chose : quand il est rauque, c’est une voix ; mais s’il ressemble à un chant, il n’a plus rien d’humain, il approche du sifflement. Il part souvent des coups de sifflet. Enfin les talons de botte ont je ne sais quoi de provoquant et de moqueur. Cet ensemble de choses donne le vertige. Les conditions atmosphériques y sont changées : on y a chaud en hiver et froid en été. Mais, quelque temps qu’il fasse, cette nature étrange offre toujours le même spectacle : le monde fantastique d’Hoffmann le Berlinois est là. Le caissier le plus mathématique n’y trouve rien de réel après avoir repassé les détroits qui mènent aux rues honnêtes où il y a des passants, des boutiques et des quinquets. Plus dédaigneuse ou plus honteuse que les reines et que les rois du temps passé, qui n’ont pas craint de s’occuper des courtisanes, l’administration ou la politique moderne n’ose plus envisager en face cette plaie des capitales. Certes, les mesures doivent changer avec les temps, et celles qui tiennent aux individus et à leur liberté sont délicates ; mais peut-être devrait-on se montrer large et hardi sur les combinaisons purement matérielles, comme l’air, la lumière, les locaux. Le moraliste, l’artiste et le sage administrateur regretteront les anciennes Galeries de Bois du Palais-Royal où se parquaient ces brebis qui viendront toujours où vont les promeneurs ; et ne vaut-il pas mieux que les promeneurs aillent où elles sont ? Qu’est-il arrivé ? Aujourd’hui les parties les plus brillantes des boulevards, cette promenade enchantée, sont interdites le soir à la famille. La Police n’a pas su profiter des ressources offertes, sous ce rapport, par quelques Passages, pour sauver la voie publique.

La fille brisée par un mot au bal de l’Opéra demeurait, depuis un mois ou deux, rue de Langlade, dans une maison d’ignoble apparence. Accolée au mur d’une immense maison, cette construction, mal plâtrée, sans profondeur et d’une hauteur prodigieuse, tire son jour de la rue et ressemble assez à un bâton de perroquet. Un appartement de deux pièces s’y trouve à chaque étage. Cette maison est desservie par un escalier mince, plaqué contre la muraille et singulièrement éclairé par des châssis qui dessinent extérieurement la rampe, et où chaque palier est indiqué par un plomb, l’une des plus horribles particularités de Paris. La boutique et l’entresol appartenaient alors à un ferblantier, le propriétaire demeure au premier, les quatre autres étages étaient occupés par des grisettes très-décentes qui obtenaient du propriétaire et de la portière une considération et des complaisances nécessitées par la difficulté de louer une maison si singulièrement bâtie et située. La destination de ce quartier s’explique par l’existence d’une assez grande quantité de maisons semblables à celle-ci, dont ne veut pas le Commerce, et qui ne peuvent être exploitées que par des industries désavouées, précaires ou sans dignité.

À trois heures après-midi, la portière, qui avait vu mademoiselle Esther ramenée mourante par un jeune homme à deux heures du matin, venait de tenir conseil avec la grisette logée à l’étage supérieur, laquelle, avant de monter en voiture pour se rendre à quelque partie de plaisir, lui avait témoigné son inquiétude sur Esther : elle ne l’avait pas entendue remuer. Esther dormait sans doute encore, mais ce sommeil semblait suspect. Seule dans sa loge, la portière regrettait de ne pouvoir aller s’enquérir de ce qui se passait au quatrième étage, où se trouvait le logement de mademoiselle Esther. Au moment où elle se décidait à confier au fils du ferblantier la garde de sa loge, espèce de niche pratiquée dans un enfoncement de mur, à l’entresol, un fiacre s’arrêta. Un homme enveloppé dans un manteau de la tête aux pieds, avec une évidente intention de cacher son costume ou sa qualité, en sortit et demanda mademoiselle Esther. La portière fut alors entièrement rassurée, le silence et la tranquillité de la recluse lui semblèrent parfaitement expliqués. Lorsque le visiteur monta les degrés au-dessus de la loge, la portière remarqua les boucles d’argent qui décoraient ses souliers, elle crut avoir aperçu la frange noire d’une ceinture de soutane ; elle descendit et questionna le cocher, qui répondit sans parler, et la portière comprit encore. Le prêtre frappa, ne reçut aucune réponse, entendit de légers soupirs, et força la porte d’un coup d’épaule, avec une vigueur que lui donnait sans doute la charité, mais qui chez tout autre aurait paru être de l’habitude. Il se précipita dans la seconde pièce, et vit, devant une sainte Vierge en plâtre colorié, la pauvre Esther agenouillée, ou mieux, tombée sur elle-même, les mains jointes. La grisette expirait. Un réchaud de charbon consumé disait l’histoire de cette terrible matinée. Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient à terre. Le lit n’était pas défait. La pauvre créature, atteinte au cœur d’une blessure mortelle, avait tout disposé sans doute à son retour de l’Opéra. Une mèche de chandelle, figée dans la mare que contenait la bobèche du chandelier, apprenait combien Esther avait été absorbée par ses dernières réflexions. Un mouchoir trempé de larmes prouvait la sincérité de ce désespoir de Madeleine, dont la pose classique était celle de la courtisane irréligieuse. Ce repentir absolu fit sourire le prêtre. Inhabile à mourir, Esther avait laissé sa porte ouverte sans calculer que l’air des deux pièces voulait une plus grande quantité de charbon pour devenir irrespirable ; la vapeur l’avait seulement étourdie ; l’air frais venu de l’escalier la rendit par degrés au sentiment de ses maux. Le prêtre demeura debout, perdu dans une sombre méditation, sans être touché de la divine beauté de cette fille, examinant ses premiers mouvements comme si c’eût été quelque animal. Ses yeux allaient de ce corps affaissé à des objets indifférents avec une apparente indifférence. Il regarda le mobilier de cette chambre, dont le carreau rouge, frotté, froid, était mal caché par un méchant tapis qui montrait la corde. Une couchette en bois peint, d’un vieux modèle, enveloppée de rideaux en calicot jaune à rosaces rouges ; un seul fauteuil et deux chaises également en bois peint, et couvertes du même calicot qui avait aussi fourni les draperies de la fenêtre ; un papier à fond gris moucheté de fleurs, mais noirci par le temps et gras ; une table à ouvrage en acajou ; la cheminée encombrée d’ustensiles de cuisine de la plus vile espèce, deux falourdes entamées, un chambranle en pierre sur lequel étaient çà et là quelques verroteries mêlées à des bijoux, à des ciseaux ; une pelote salie, des gants blancs et parfumés, un délicieux chapeau jeté sur le pot à l’eau, un châle de Ternaux qui bouchait la fenêtre, une robe élégante pendue à un clou, un petit canapé, sec, sans coussins ; d’ignobles socques cassés et des souliers mignons, des brodequins à faire envie à une reine, des assiettes de porcelaine commune ébréchées où se voyaient les restes du dernier repas, et encombrées de couverts en maillechort, l’argenterie du pauvre à Paris ; un corbillon plein de pommes de terre et du linge à blanchir, puis par-dessus un frais bonnet de gaze ; une mauvaise armoire à glace ouverte et déserte, sur les tablettes de laquelle se voyaient des reconnaissances du Mont-de-Piété : tel était l’ensemble de choses lugubres et joyeuses, misérables et riches, qui frappait le regard. Ces vestiges de luxe dans ces tessons, ce ménage si bien approprié à la vie bohémienne de cette fille abattue dans ses linges défaits comme un cheval mort dans son harnais, sous son brancard cassé, empêtré dans ses guides, ce spectacle étrange faisait-il penser le prêtre ? Se disait-il qu’au moins cette créature égarée devait être désintéressée pour accoupler une telle pauvreté avec l’amour d’un jeune homme riche ? Attribuait-il le désordre du mobilier au désordre de la vie ? Éprouvait-il de la pitié, de l’effroi ? Sa charité s’émouvait-elle ? Qui l’eût vu, les bras croisés, le front soucieux, les lèvres crispées, l’œil âpre, l’aurait cru préoccupé de sentiments sombres, haineux, de réflexions qui se contrariaient, de projets sinistres. Il était, certes, insensible aux jolies rondeurs d’un sein presque écrasé sous le poids du buste fléchi et aux formes délicieuses de la Vénus accroupie qui paraissaient sous le noir de la jupe, tant la mourante était rigoureusement ramassée sous elle-même ; l’abandon de cette tête, qui vue par derrière, offrait au regard la nuque blanche, molle et flexible, les belles épaules d’une nature hardiment développée, ne l’émouvait point ; il ne relevait pas Esther, il ne semblait pas entendre les aspirations déchirantes par lesquelles se trahissait le retour à la vie : il fallut un sanglot terrible et le regard effrayant que lui lança cette fille pour qu’il daignât la relever et la porter sur le lit avec une facilité qui révélait une force prodigieuse.

— Lucien ! dit-elle en murmurant.

— L’amour revient, la femme n’est pas loin, dit le prêtre avec une sorte d’amertume.

La victime des dépravations parisiennes aperçut alors le Costume de son libérateur, et dit, avec le sourire de l’enfant quand il met la main sur une chose enviée : « Je ne mourrai donc pas sans m’être réconciliée avec le ciel ! »

— Vous pourrez expier vos fautes, dit le prêtre en lui mouillant le front avec de l’eau et lui faisant respirer une burette de vinaigre qu’il trouva dans un coin.

— Je sens que la vie, au lieu de m’abandonner, afflue en moi, dit-elle après avoir reçu les soins du prêtre et en lui exprimant sa gratitude par des gestes pleins de naturel.

FIN DE L’EXTRAIT

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