PROLOGUE

Le 20 septembre 1786, une tempête terrible bouleversait la Manche. D’énormes vagues battaient les murs de Saint-Malo, patrie des rudes marins et des grands corsaires.

Les navires de cabotage et les barques de pêche avaient pu rallier à temps le port, où leurs coques se pressaient les unes contre les autres, comme un troupeau de moutons noirs à l’approche de l’orage ; et leurs mâts, dépouillés de toute voilure, se courbaient en gémissant sous la rafale.

Sur les remparts, cuirasse plusieurs fois séculaire de la vieille cité bretonne, des hommes, ruisselants sous les paquets de mer, des femmes, dont la pluie détrempait les ailes de leurs coiffes blanches, entouraient, anxieux, un vieux capitaine au long cours, au visage hâlé, creusé de rides et encadré d’un épais collier de barbe blanche. Celui-ci, à travers une longue-vue, regardait un frêle canot qui, à un mille de la côte, secoué par les lames gigantesques, semblait, à chaque instant, sur le point de s’abîmer dans les flots.

Tout à coup, l’observateur s’écria :

— Mille tonnerres de Brest ! Mais c’est un enfant qui est dans cette barque !

— Un enfant ! répéta aussitôt une voix vibrante.

Et un homme d’une trentaine d’années, à la carrure puissante, à l’œil brillant, à la figure énergique, et portant l’uniforme d’officier corsaire, s’approcha vivement du capitaine.

La foule s’écarta avec respect. Elle venait de reconnaître le commandant Marcof, dont les exploits retentissants et quasi légendaires inspiraient une aussi vive terreur aux Anglais qu’une admiration enthousiaste à ses compatriotes.

Brusquement, Marcof s’empara de la longue-vue et sonda l’horizon.

Bientôt, il scanda, d’une voix rude :

— Vous avez raison, père Lequellec, c’est un moussaillon qui est dans cette coquille de noix... Il se défend bien, le petit bougre ! N’empêche qu’il est perdu si nous n’allons pas vite à son secours.

Et s’adressant à plusieurs marins de son équipage qui l’avaient rejoint :

— Venez, les amis ! lança-t-il... Il ne sera pas dit que nous aurons laissé périr sous nos yeux un p’tit gars de chez nous !

Suivi par ses compagnons, Marcof dégringola quatre à quatre un escalier qui conduisait à la grève... Une chaloupe gisait sur le sable, couchée sur le flanc. Sa coque, qui disparaissait à moitié sous les flocons d’écume, frissonnait sous les attaques du vent.

Marcof contempla un instant, d’un regard assuré, la mer déchaînée qui semblait défier son courage. Puis, d’un ton bref, impérieux, il ordonna à ses hommes :

— Mettez cette embarcation à l’eau !

Silencieusement, les matelots poussèrent la chaloupe au milieu du rejaillissement des vagues et s’y précipitèrent avec leur chef. Ils empoignèrent les avirons, et, arc-boutés sur leurs bancs, ils se mirent à ramer vigoureusement au milieu de la tourmente, tandis que Marcof, s’emparant de la barre, lançait ce cri, qui domina le tumulte de l’ouragan :

Hardi ! Mes Bretons ! Hardi ! Mes Malouins ! Et que Dieu nous garde !

L’enfant continuait à lutter avec une vaillance qui révélait une volonté et une adresse que lui eussent enviées bien des professionnels... C’était un garçonnet de treize à quatorze ans, courageux, ardent, râblé, intrépide. Les mains crispées sur les avirons, il s’évertuait, avec une opiniâtreté et une vigueur bien au-dessus de son âge, à regagner le port.

Mais ses forces commençaient à s’épuiser... L’eau envahit la barque... Une rame se cassa en deux. Soulevé par une énorme montagne liquide, le canot fut se jeter sur un rocher contre lequel il se brisa, et l’enfant disparut dans un remous. Marcof allait-il arriver trop tard ?

Mais voilà qu’une tête émerge au milieu du ressac qui ceinture le rocher d’une mousse bouillonnante...

Toutes ses forces galvanisées en un effort suprême, le pauvre petit veut lutter encore... Il nage éperdument vers le bloc de granit cause de son naufrage, devenu maintenant son unique espoir... Mais il est épuisé... à bout... Il va couler de nouveau... et cette fois pour toujours... lorsqu’une lame énorme l’enveloppe, le soulève et le projette avec violence jusqu’au sommet de la roche qui forme une étroite plateforme sur laquelle il demeure étendu, évanoui, le front ensanglanté, au milieu de l’infernal concert où les hurlements du vent en furie se mêlent au tonnerre assourdissant des coups de mer heurtant, déchiquetant et menaçant de submerger le minuscule îlot battu par la tempête.

–––––––––

— Que me racontez-vous là, monsieur le supérieur ? Comment ! Robert s’est échappé ?

— Hélas ! Oui, monsieur Surcouf, et j’arrive tout exprès de Dinan, par ce temps épouvantable, pour vous mander cette fâcheuse nouvelle.

Et le révérend père Monnier, régent du collège des jésuites à Dinan, vieil ecclésiastique froid et ascétique, ajouta d’un ton lugubre :

— Vous m’en voyez outré et peiné plus que je ne saurais vous le dire !

M. Surcouf — un homme de quarante-cinq ans environ, aux allures de grand bourgeois frotté d’aristocratie, très digne, très sévère, et quelque peu solennel — se tourna vers sa vieille mère, au visage si doux sous ses bandeaux de cheveux blancs et dont les yeux tout de claire bonté s’étaient embués de larmes.

Puis il exprima d’une voix tremblante de colère :

— Vous entendez, grand-maman... Je vous l’avais toujours dit que Robert serait la honte et le désespoir de notre famille !

Et il poursuivit, de plus en plus furieux et véhément, tout en arpentant à grands pas son vaste salon, dont les doubles fenêtres, secouées par de violentes rafales, donnaient sur une terrasse qui communiquait directement avec les remparts de la ville :

— Déjà, quand Robert était ici, nous ne pouvions pas en venir à bout... Il passait son temps à faire l’école buissonnière, à courir sur la grève avec la marmaille des pêcheurs, grimpant sur les rochers, se disputant, se battant, ne rentrant qu’au soir, les vêtements en loques et recommençant le lendemain, malgré les corrections que je lui infligeais !

« Et moi qui avais la naïveté de croire que sous la férule du père Monnier il finirait par s’amender ! Ah ! bien oui ! Voilà, maintenant, qu’il se sauve comme un malfaiteur !... Mais je ne me laisserai pas attendrir... Et c’est dans un pénitencier que je vais faire enfermer, cette fois, ce fils dénaturé, ce misérable !

— Calme-toi ! implorait l’aïeule bouleversée... Et vous, mon révérend père, dites à mon fils de ne pas se montrer aussi dur envers cet enfant.

— Madame, répliquait le Supérieur sur un ton de juge qui rend un verdict implacable, j’ai le regret de vous dire que votre petit-fils est indigne de toute pitié... Depuis trois mois qu’il est mon pensionnaire, il s’est montré l’élève le plus indiscipliné de tout le collège, entraînant ses camarades aux pires incartades, aux plus coupables extravagances.

« Ce matin, à l’heure de la récréation, ce véritable démon n’avait-il pas improvisé, dans la cour, un bateau avec des bancs et une vieille caisse ? Et tout en brandissant un drapeau fait avec un vieux chiffon flottant au bout d’un manche à balai, il s’écriait :

« — Moi, je suis Marcof, le corsaire !

« Puis, avisant le petit Jacques Morel, élève docile et studieux entre tous, il lui ordonnait :

« — Toi, tu es l’amiral anglais !

« Mais Jacques Morel, pas plus que ses camarades, ne voulait représenter l’ennemi... Alors, Robert se jeta sur lui et le frappa brutalement.

« Je me précipitai, je séparai les combattants... Je m’emparai de votre fils et je voulus lui administrer le fouet devant tous ses camarades... Mais, au moment où, tout en le tenant d’une main, je brandissais mon martinet, il se retourna, se cramponna à mes jambes, et me planta ses dents au gras du mollet...

— C’est un cannibale !... ponctuait M. Surcouf, au comble de l’indignation.

— Surpris par la douleur, continuait le père Monnier, je lâchai ce jeune misérable... qui en profita pour s’enfuir... escalader un mur... et disparaître dans la campagne... J’ordonnai aussitôt que l’on s’élançât sur les traces du fugitif... Mais il fut impossible de le rejoindre.

« Un marin du port de Dinan prétend l’avoir vu sauter dans un canot et s’éloigner sur la Rance, vers Saint-Malo... C’est, hélas ! Tout ce que je puis vous dire.

— Mon Dieu ! soupirait la vieille Mme Surcouf, pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur !

Et elle se laissa tomber, en pleurant, sur une chaise.

Une adorable fillette de six ans accourait vers elle, l’entourait de ses bras, et lui murmurait avec un accent d’exquise tendresse :

— Ne pleurez pas, ma bonne marraine, Robert va sûrement revenir.

C’était Marie-Catherine, une nièce, une orpheline, que Mme Surcouf avait recueillie et qu’elle aimait autant que si elle eût été vraiment sa petite-fille.

Mais M. Surcouf paraissait de moins en moins disposé à la clémence.

— Je pars à la recherche de ce garnement, décidait-il.

Et, tout en s’emparant de sa canne, il martela :

— Pour commencer, je vais lui flanquer une de ces volées dont il se souviendra toute sa vie.

— Charles, mon ami... suppliait Mme Surcouf en se précipitant vers son fils et en cherchant à lui arracher son bâton.

Parrain !... parrain !... suppliait Marie-Catherine.

Mais M. Surcouf scandait, en frappant du pied :

— La paix, vous autres ! Je porte un nom trop honorable pour le laisser salir, un jour, par le chenapan qui menace d’être mon fils.

— Pitié pour lui ! implorait l’aïeule.

— Voyons, ma mère, vous oubliez donc que les Surcouf de Boigris sont des gentilshommes... que du sang de Duguay-Trouin coule dans leurs veines ?... Que votre arrière-grand-père, Porçon de la Barbinais, le plus illustre corsaire du XVIIe siècle, mourut comme un héros pour la gloire de la France, et que nul d’entre nous n’a jamais forfait à l’honneur !... Encore un coup, je ne tolérerai pas que notre nom soit traîné dans la boue !...

Mais, soudain, la porte s’ouvrait avec fracas, laissant apparaître une jeune servante qui annonçait, la mine effarée :

— Voilà monsieur Robert !

Tandis que M. Surcouf proférait un grognement de colère, et que le père Monnier se figeait en une attitude renfrognée, la grand-mère et Marie-Catherine s’élançaient au-devant du fugitif.

Mais toutes deux laissèrent échapper un cri de détresse... Sur le seuil, le commandant Marcof venait d’apparaître, tenant dans ses bras un enfant évanoui.

— Robert, mon enfant, blessé !... mort, peut-être ! s’écriait la grand-mère.

— Rassurez-vous... rien de grave... se hâtait de déclarer Marcof, en déposant l’enfant sur un canapé.

Mme Surcouf se pencha vers son petit-fils, dont les vêtements ruisselaient et dont les cheveux s’entremêlaient de brins d’algues et de varechs humides.

— Mon petit... mon petit ! répétait-elle en le serrant dans ses bras.

Marie-Catherine, doucement, s’était emparée d’une des mains de Robert et la tenait dans les siennes comme pour le réchauffer.

— Ah çà ! D’où vient-il donc ? interrogeait M. Surcouf.

— D’un voyage au long cours qui a failli mal finir, répliquait le corsaire avec un large sourire... Ah ! Il peut se vanter de l’avoir échappé belle !

L’enfant, sous les caresses de sa grand-mère, s’était ranimé... Ses paupières relevées laissaient apercevoir une paire d’yeux d’un gris d’acier qui, instantanément, avaient repris tout leur éclat... éclairant son visage encore un peu pâle d’une étrange lueur de farouche audace et d’indomptable volonté.

— Remercie notre ami Marcof, invitait Mme Surcouf, car c’est lui qui t’a sauvé !

Robert eut un cri de reconnaissance et de joie ; et se levant sans effort, déjà d’aplomb sur ses jambes nerveuses, la poitrine palpitante sous sa chemise en loques et toute trempée, il s’avança en souriant vers le corsaire... Mais son père lui barra la route... et, lui désignant le père Monnier toujours silencieux et impitoyable, il imposa d’un ton autoritaire :

— Demande d’abord pardon à ton maître !

Robert dirigea vers le régent un regard chargé d’hostilité et de colère. Puis, négativement, il secoua la tête.

— Obéis ou gare à toi ! menaçait M. Surcouf.

Mais le petit, les poings crispés, répliquait :

— Le père Monnier a voulu me battre... je me suis défendu ! Je n’ai pas à lui demander pardon !

— A genoux, vaurien ! Imposait le père, en secouant son fils par le bras.

Mais, échappant à son étreinte, Robert courait se réfugier dans les bras de Marcof en criant :

— Emmenez-moi, commandant ! Emmenez-moi ! Moi aussi, je veux être marin ! Moi aussi, je veux être corsaire !

— Ça, jamais ! se révoltait M. Surcouf.

— Vous avez tort, intervenait nettement Marcof... Vous devriez, au contraire, me confier cet enfant... Il est brave, solide, intelligent... aventureux... Il aime la mer... Il ferait un admirable marin.

— Voyons, Marcof ! Vous n’y songez pas ?

— C’est sa vocation... soyez-en sûr !

— Oh ! Oui, papa !

Et, transfiguré, Robert lança avec force :

— Si vous ne me laissez pas aller sur la mer, eh bien, je me jetterai dedans !

— Polisson ! vitupérait M. Surcouf, qui, quelque peu démonté par cette apostrophe, dirigea son regard vers le père Monnier comme pour lui demander conseil.

Alors le religieux, s’évadant de son impassibilité, fit, en désignant de son index squelettique Robert, qui, haletant d’émotion, attendait la décision paternelle :

— Laissez-le partir, car vous n’en ferez jamais rien de bon.

Radieux, l’enfant exultait.

— Oh ! Oui, papa, donnez-moi au commandant Marcof... et je deviendrai, moi aussi, un corsaire !

M. Surcouf se taisait, perplexe. On eût dit qu’en proférant cette phrase, jaillie du fond de son cœur ardent et enthousiaste, son fils venait de se révéler à lui de telle sorte qu’il lui devenait impossible de contrecarrer sa destinée.

— Eh bien ! Soit, articula-t-il... Qu’on me débarrasse de ce chenapan !

A ces mots, Mme Surcouf eut un sanglot douloureux... Elle adorait cet enfant dont elle avait remplacé la maman, prématurément disparue... et la pensée qu’il allait courir, si jeune, de si grands dangers, la bouleversait d’angoisse...

Mais Robert se précipitait vers elle.

— Grand-mère, s’écria-t-il, n’aie pas de chagrin... Je te rapporterai bientôt un beau cachemire des Indes...

— Mon pauvre petit, se désolait la brave femme, tu peux périr dans un naufrage, tu peux être tué au cours d’une bataille !

— Bah ! Vous me mettrez au cou une médaille de sainte Anne d’Auray et je passerai au travers de la tempête et de la mitraille.

Et, s’adressant à Marie-Catherine qui, elle aussi, pleurait de toute sa pauvre âme affectueuse et tendre, il ajouta :

— Console-toi, petite cousine, je te ferai cadeau d’un collier de corail que tu mettras les jours de fête... et à toi, papa, j’offrirai une belle pipe que tu fumeras, le soir, sur la terrasse !

Puis, retournant vers Marcof, qui le contemplait avec une orgueilleuse allégresse, il fit, en rejetant en arrière ses cheveux qui découvrirent un front superbe, un de ces fronts qui semblent faits pour abriter les idées généreuses, les volontés inébranlables, les ardeurs sublimes :

— Commandant... quand partons-nous ?

— Demain ! P’tit gars... répondit Marcof.

— Quel bonheur !

Et tout en posant sa main, en un geste de protection fraternelle sur la tête de Robert, Marcof ajouta :

— Rappelez-vous ce que je vous dis, monsieur Surcouf, votre fils sera un jour un grand corsaire !